Eco Conjoncture

Le "juste équilibre" : un défi économique et politique

12/10/2022
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Gabriel Boric, le candidat de la très large coalition de gauche, a remporté le deuxième tour de l’élection présidentielle en décembre dernier. Il a pris ses fonctions mi-mars et fait déjà face à de nombreux défis. Son discours de politique générale, prononcé au début du mois de juin, puis la présentation de la réforme fiscale à la fin de ce même mois confirment sa volonté de mettre en œuvre une politique économique et sociale différente de celle de ses prédécesseurs. Il ambitionne d’amorcer, au cours de son mandat, une « transition verte » rapide, mais aussi de trouver un « juste équilibre » entre le besoin de réformes, en faveur de plus de justice sociale, et la nécessité de rester « fiscalement responsable ».

La croissance dynamique enregistrée au cours des trois dernières décennies s’est accompagnée d’une réduction de la pauvreté. Néanmoins, des inégalités persistent. En matière de justice sociale, les attentes sont donc très fortes. Dans le même temps, le gouvernement devra affronter un Parlement fragmenté et des coalitions fragiles, qui ne lui donnent pas l’assurance de facilement mettre en place sa politique économique et sociale.

Le projet de nouvelle constitution, décidé après les manifestations de l’automne 2019, promettait de modifier en profondeur les règles en matière de justice sociale, de répartition des pouvoirs et de transition énergétique. Paradoxalement, il a été rejeté lors du référendum du 4 septembre dernier. Le débat n’est pas clos pour autant, et les discussions relatives à la rédaction d’un nouveau projet ont été entamées.

Dans ce contexte, redresser le taux de croissance, en baisse tendancielle avant la crise liée à l’épidémie de Covid-19, et consolider les finances publiques, tout en répondant aux promesses de réformes des systèmes d’éducation, de soin et de retraite, s’annonce comme un défi majeur.

L’économie chilienne s’est rapidement redressée après le choc de la Covid-19. Le PIB a progressé de 11,7% en 2021 (après un recul de 6,1% en 2020), soutenu par une demande intérieure très dynamique et la hausse du prix du cuivre (tirée par la forte demande chinoise, dans un contexte d’offre mondiale relativement limitée). L’efficacité de la campagne de vaccination, la ré-ouverture progressive de l’économie, les mesures gouvernementales de soutien et l’autorisation donnée aux salariés de puiser dans leur épargne retraite ont largement soutenu le dynamisme de la consommation privée et de l’investissement. Ils ont progressé de plus de 20% et près de 18% respectivement (en glissement annuel). Le niveau d’activité atteint en décembre 2019 a ainsi été dépassé dès le troisième trimestre 2021.

Le taux d’emploi est remonté de manière plus progressive et se situait à 55% en avril dernier (après avoir chuté à 45% en juillet 2020) ; la moyenne de long terme se situe autour de 58%.

Vers un ralentissement de la croissance à court et moyen terme

Depuis le début de l’année 2022 néanmoins, la reprise marque le pas. La croissance a ralenti significativement au premier semestre (6,4% en glissement annuel au premier semestre, après une croissance de 14,6% au semestre précédent). Le retrait progressif des mesures de soutien liées à la pandémie, les tensions politiques, les pressions inflationnistes et une politique monétaire nettement moins accommodante freinent la demande privée.

Par ailleurs, les risques liés à l’environnement international assombrissent les perspectives de croissance. Les conséquences directes du conflit entre la Russie et l’Ukraine devraient rester relativement limitées. Les exportations chiliennes à destination de la Russie et de l’Ukraine représentaient moins de 1% du total des exportations en 2019, alors que les importations en provenance de ces deux pays représentaient 0,1% du total. Mais les effets indirects pourraient être significatifs : l’augmentation du prix des matières premières a significativement accéléré depuis la fin du mois de février, tandis que le conflit pourrait perturber le commerce mondial et les chaines de valeur, et augmenter la volatilité financière. En outre, les exportations à destination de la Chine ont régulièrement progressé au cours de la dernière décennie (elles représentaient près de 40% du total des exportations en 2021, contre 23% en 2011). Un ralentissement marqué et prolongé de l’économie chinoise pourrait peser durablement sur les perspectives de croissance et d’investissement au Chili.

Décomposition de la croissance de long terme

Enfin, les pressions inflationnistes se sont intensifiées au cours de la deuxième partie de 2021, parallèlement à la hausse des prix de l'alimentation et de l'énergie, et elles se sont nettement accélérées depuis le début de l’année 2022 (pour atteindre 14% en g.a. en août). La hausse des prix des produits de base, du prix du transport et celle des coûts de production ont plus que compensé les avantages tirés d'un peso légèrement plus fort (en partie grâce à l’intervention de la Banque centrale) et le ralentissement progressif de la demande intérieure.

La Banque centrale a rapidement réagi. Elle a augmenté son principal taux directeur de 175 points de base au cours de ses trois dernières réunions (à 10,75% en septembre), soit une hausse cumulée de 1 025 points de base depuis le mois de juillet 2021. À court terme, le taux d’inflation devrait rester élevé. Dans son dernier Rapport de politique monétaire, publié au début du mois de septembre, la Banque centrale a revu à la hausse ses prévisions, portant le taux d’inflation à 12% en g.a. à la fin de l’année (après moins de 10% dans le dernier rapport, publié en juin) et une inflation sous jacente à 10,5% (9,7% en juin). Logiquement, la Banque centrale prévoit de poursuivre une politique monétaire restrictive à court terme.

Les prévisions de croissance ont également été revues : la fourchette pour la croissance du PIB a légèrement été augmentée pour l’année 2022, entre 1,75-2,25% pour 2022 (1,5 et 2,25% dans le rapport de juin), celle pour 2023 a en revanche été abaissée de -1,5% à -0,5% (-1,0 à 0,0% dans le rapport précédent).

À moyen terme, les perspectives de croissance sont modestes (autour de 2,5% par an d’après les estimations du FMI). La croissance du PIB a fortement ralenti entre 2015 et 2019 (elle a été divisée par deux par rapport à la période 2000-2014), en raison d’un ralentissement de l’investissement privé et public (graphique 1) et d’une productivité en panne. Le ralentissement de la croissance révèle également les limites du modèle économique et social chilien (accès limité à la santé, à l’éducation, concurrence limitée sur les marchés, moindre participation de la main-d'œuvre féminine, etc.), et alimente un mécontentement et une défiance face aux institutions à l’origine des manifestations de l’automne 2019.

Crise politique et rejet du projet de constitution

Au Chili, comme dans la plupart des pays de la région (Colombie et Pérou notamment), la crise sanitaire et économique liée au Covid-19 a exacerbé les tensions économiques et sociales latentes depuis plusieurs décennies. Le climat politique et social s’est brusquement tendu en 2020. La crise sanitaire a mis au premier plan la fragilité des systèmes de santé et de protection sociale, les fortes inégalités de revenus, et un taux de pauvreté élevé malgré le rôle d’amortisseur de l’économie informelle. La montée des tensions s’est traduite par une nette montée des mouvements et manifestations populaires « antisystème » parallèlement à une augmentation des mesures populistes.

Des manifestations de l’automne 2019…

Dans le cas du Chili plus particulièrement, le climat politique et social s’est dégradé dès la fin 2019. Habituellement considéré comme un pays politiquement stable et économiquement prospère (le PIB a progressé de 4,5% en moyenne entre 1990 (date du retour à la démocratie) et 2019 contre 2,7% en moyenne pour le continent sud-américain dans son ensemble), les violentes manifestations du mois d’octobre 2019 ont surpris par leur ampleur et leur durée par rapport aux épisodes précédents, y compris les manifestations étudiantes de 2011 et 2013.

Les manifestations spontanées ont fédéré de multiples revendications. La frustration née de la montée des inégalités, l’opposition aux réformes des systèmes de santé et de retraite proposées par le gouvernement de Sebastian Piñera et, enfin, la défiance vis-à-vis des institutions étaient les principales préoccupations. Après une première réponse très répressive, le gouvernement a annoncé plusieurs trains de mesures économiques et sociales. Celles-ci comprennent l’augmentation du salaire minimum et de la pension de retraite minimale, un soutien au revenu des personnes agées et aux étudiants, étendu par la suite aux familles les plus pauvres, un accès facilité aux soins, et la hausse des dépenses de rénovation des infrastructures.

Les mesures proposées n’ont pas suffi à atténuer l’ampleur des manifestations. Sur proposition des partis d’opposition, un « accord pour la paix et la nouvelle constitution » a ainsi été signé fin novembre 2019 avec le gouvernement afin d’élaborer une nouvelle constitution. Promulgué en 1980, au moment de la dictature, le texte actuel a été amendé une douzaine de fois mais jamais révisé en profondeur en dépit de demandes répétées de plusieurs partis politiques.

Une consultation publique s’est tenue en octobre 2020 (initialement prévu en avril 2020, le vote a été repoussé en raison de la pandémie). Elle a confirmé qu’une large majorité de Chiliens souhaitaient effectivement une nouvelle constitution (près de 80% des votants, avec un taux de participation de 51%) et qu’elle soit rédigée par une assemblée constituante, entièrement composée de citoyens élus spécifiquement pour cette mission (et non de membres du Congrès).

… au nouveau gouvernement de 2022

C’est dans ce contexte que Gabriel Boric, candidat de la très large coalition des partis de gauche, a remporté le 19 décembre dernier le second tour de l’élection présidentielle, avec 56% des suffrages exprimés, et un taux de participation de 55%, un record depuis la fin du vote obligatoire en 2012. Au premier tour, fin novembre, le taux de participation avait été de 46%. Le nouveau gouvernement est entré en fonction le 11 mars dernier.

La mise en place de la politique économique et sociale du nouveau gouvernement s’est avérée délicate dès l’élection. La composition du nouveau Congrès (élu fin novembre) n’est a priori pas favorable au gouvernement de G. Boric : aucune majorité ne s’est dégagée au Sénat, et la coalition de gauche ne dispose que d’un avantage de deux sièges (sur 155) à la Chambre des députés.

Certes, une telle situation permet de prévenir un changement radical de la politique économique, comme le craignaient certains analystes (le cours de Bourse a perdu plus de 6% le jour suivant l’élection). Mais elle risque de compromettre, ou au moins de retarder, les réformes structurelles importantes puisque de nombreuses discussions, et très certainement compromis, seront nécessaires pour qu’elles soient votées et appliquées. Quoi qu’il en soit, le climat politique et social restera probablement tendu tout au long du mandat.

Dès la fin de la campagne, G. Boric a d’ailleurs modéré son ambition initiale. Il a bien confirmé son objectif d’entreprendre une vaste réforme du système de retraite, d’améliorer le filet de protection sociale et d’entamer une «transition verte». Néanmoins, il a également annoncé son souhait de respecter l’engagement pris par le gouvernement sortant de ramener le déficit public, qui représentait plus de 7% du PIB en 2021, à moins de 4% en 2022. Signe supplémentaire de son engagement, il a nommé au poste de ministre des Finances Mario Marcel, ancien gouverneur de la Banque centrale du Chili et proche du gouvernement sortant.

Parallèlement, les attentes de la population sont très fortes. La crise économique et sanitaire a exacerbé la fragilité du système de santé et de protection sociale, en grande difficulté malgré un soutien budgétaire massif au cours des deux dernières années. En outre, bien que la population soit largement vaccinée (début septembre, plus de 91% des Chiliens avaient reçu deux doses de vaccin, et 80% une troisième dose), l’économie serait fragilisée en cas de nouvelles vagues de contaminations (qui pèseraient sur la demande interne, le secteur du tourisme, les exportations).

Une première illustration du blocage politique, entre le gouvernement et un groupe de députés (pourtant issus de la coalition), a été donnée mi-avril autour d’un projet de loi autorisant une nouvelle fois les salariés à puiser dans leur épargne retraite (deux lois avaient déjà été votées dans ce sens en 2020, une troisième en 2021). Le président et le ministre de l’Economie et des Finances s’y sont fermement opposés, en raison des pressions existant sur les prix et la crainte qu’une nouvelle vague de retraits rende plus vulnérables les ménages les plus fragiles. Les pressions inflationnistes ont cependant forcé le gouvernement à faire des concessions. Le ministre des Finances a donc, à son tour, proposé un projet de loi autorisant de nouveaux retraits selon un nombre de critères stricts afin de limiter l’effet inflationniste. Les deux projets de loi ont finalement été rejetés par le Parlement.

Un projet de constitution trop radical

Plus récemment encore, une large majorité de votants (près de 62%, avec un taux de participation exceptionnel) a rejeté le projet de nouvelle constitution lors du référendum organisé le 4 septembre 2022.

Ce projet de près de 400 articles ne proposait pas de réforme profonde du modèle économique chilien. La Banque centrale devait rester indépendante, tandis que les droits de propriété et du travail n’étaient pas remis en cause. Mais il garantissait un meilleur accès de la population à un ensemble de droits sociaux (logement, éducation, accès aux soins), alors qu’actuellement l’État prend à sa charge uniquement les besoins qui ne sont pas couverts par le secteur privé. Cela supposait une augmentation substantielle et pérenne des dépenses publiques.

Les réformes les plus importantes concernaient principalement le pouvoir exécutif (réduction des prérogatives du président et du Sénat, augmentation des pouvoir de la chambre basse, réajustement des équilibres et contre-pouvoirs pour chacune des branches). Le budget, exclusivement à la main du président pour le moment, devait également devenir une prérogative des députés. La constitution proposait également de renforcer les droits des peuples indigènes, en leur réservant des sièges à la Chambre des députés, et garantirait un système de justice indépendant.

Par ailleurs, comme souhaité par Gabriel Boric lors de sa campagne, le projet de constitution entendait accélérer significativement les politiques publiques pour entamer une « transition verte agressive ». Le marché de l’eau (totalement privé depuis les années 80) et l’activité minière devaient être soumis à des règlementations strictes. Ainsi, à l’exact opposé de la règle en vigueur actuellement, les droits de propriété sur l’eau devaient être incessibles, intransmissibles et délivrés de manière temporaire. Surtout, en cas de non-respect d’engagements environnementaux, ces droits pouvaient ne pas être reconduits voire être révoqués. De même, les glaciers et les zones protégées devaient être exclus de toute activité minière, et les permis d’exploitation devaient être temporaires et révocables.

Le projet a été rejeté sous cette forme, et l’actuelle constitution reste pour le moment en vigueur. Mais le débat n’est pas clos pour autant. D’après les sondages, les propositions les plus radicales ont inquiété les électeurs, mais une très large majorité de la population et l’ensemble des partis politiques se sont prononcés en faveur d’une nouvelle constitution, et a minima de l’amendement de la constitution actuelle.

Dès avant le référendum, le Président Gabriel Boric a ouvert la voie à l’établissement d’une nouvelle assemblée constituante. Plusieurs solutions existent (nouvelle assemblée, assemblée « mixte », composée de membres nouvellement élus et de députés, ou assemblée composée uniquement de députés déjà élus).

La première assemblée constituante avait été élue en mai 2021. Elle était très divisée : aucun parti ne disposait seul du nombre de voix nécessaire pour imposer ses vues, ce qui a occasionné de nombreuses coalitions et discussions au cours du processus de rédaction. En outre, les partis indépendants de gauche et d’extrême gauche ont remporté plus de sièges qu’attendu, au détriment des partis proches du gouvernement sortant (centre-droit et droite). Cela reflétait une fois encore l’aspiration populaire à de profondes réformes sociales, et le rejet des partis « classiques » ainsi que le manque de confiance dans la classe politique établie. D’après les sondages, une assemblée « mixte » pourrait être préférée pour rédiger le nouveau projet.

Comme le montre le remaniement ministériel intervenu en cours de la semaine suivant le référendum, le rejet dépasse le cadre strictement constitutionnel. Le nouveau gouvernement compte plusieurs membres de l’ancienne équipe de Michelle Bachelet (présidente du Chili de 2006 à 2010, puis de 2014 à 2018), signe que les propositions économiques et sociales du gouvernement seront moins radicales. En outre, le nombre et l’ampleur des réformes proposées par le gouvernement pour la suite du mandat sera très probablement revus à la baisse.

La persistance d’inégalités pèse sur la cohésion sociale

Plusieurs études récentes permettent d’illustrer le « paradoxe chilien[1] » : les progrès enregistrés au cours des trois dernières décennies (croissance forte, amélioration de divers indicateurs de gouvernance, dont la crédibilité de la Banque centrale et du cadre réglementaire) se sont accompagnés d’une forte diminution de la pauvreté, mais pas, ou peu, des inégalités au sens large (de revenus ou de patrimoine, d’accès aux soins, à l’enseignement et la culture, etc.).

Indice de Gini et revenu par tête (moyenne 2015-2018) pour les pays de l’OCDE

Les indicateurs conventionnels montrent en effet une réduction significative de la pauvreté : l’indice de Gini[2], qui est une mesure très globale des inégalités, diminue continûment depuis les années 90 et le taux de pauvreté a chuté. Pourtant, la distribution de revenus entre les plus pauvres et les plus riches n’a que très peu évolué : la part des revenus détenue par les 10% les plus riches n’a que marginalement diminué et, dans le même temps, la part des revenus détenue par les 10% les plus pauvres est restée très faible. Au sein des pays de l’OCDE, à niveau de développement globalement équivalent (mesuré par le PIB/tête, graphique 2), le Chili est, avec le Costa Rica, le pays où la distribution des revenus est la plus inégalitaire.

Dans son étude économique 2021, l’OCDE indiquait par ailleurs que plus de 50% des Chiliens restaient « économiquement vulnérables », c’est-à-dire non comptabilisés comme « pauvres » mais risquant de basculer dans la pauvreté (graphique 3). D’après l’OCDE, ces individus ont pour caractéristique d’occuper des emplois peu productifs, non déclarés, avec des revenus fluctuants et n’octroyant qu’une faible protection sociale (et peu d’épargne financière leur permettant de se protéger en cas de choc).

Dette des ménages en Amérique latine

Un article publié récemment par le FMI analyse différents critères permettant de mieux appréhender la persistance d’inégalités et les attentes auxquelles sera confronté le gouvernement au cours du mandat. Les auteurs utilisent des données disponibles pour la plupart jusqu’en 2018. Cela permet de faire une « photo » de l’état des inégalités juste avant les manifestations de 2019 et la crise économique liée à la pandémie de Covid-19.

D’après les auteurs, les dépenses privées de santé ont augmenté plus sensiblement au Chili que dans les autres pays de la zone, alors que dans le même temps les délais nécessaires pour accéder aux soins dans le système public se sont allongés. Dans le même temps, le coût de la vie a augmenté rapidement pour les ménages les plus pauvres, l’accès à l’éducation reste onéreux, et les pensions de retraites sont relativement faibles. Dans ce contexte, les ménages chiliens se sont considérablement endettés, et la dette a augmenté plus vite au Chili que dans les autres pays de la région entre 2009 et 2019 (graphique 4).

Vulnérabilité des ménages

Les « inégalités d’opportunités », définies comme les inégalités qui peuvent être imputées à un ensemble de circonstances prédéterminées (telles que le sexe, le lieu de naissance, la religion, l’héritage familial, etc.) sont considérées comme étant élevées en comparaison avec l’ensemble des pays de l’OCDE. Enfin, la redistribution fiscale reste faible en comparaison des autres pays de l’OCDE même si elle s’est significativement améliorée.

La prise en compte simultanée de tous ces critères permet d’expliquer la persistance des inégalités ressenties par la population (selon les données d’enquête récoltées par la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes) au cours des trois dernières décennies. La crise de la Covid-19 n’a fait qu’accentuer cette perception des inégalités en dépit du soutien massif des autorités.

La nécessaire réforme du système de retraite, principal défi du mandat

La volonté de réformer le système de retraite chilien est au cœur des débats publics depuis plus de 15 ans et sera vraisemblablement un point central du mandat. Les principales revendications, et les points de réformes essentiels, sont une amélioration du taux de remplacement (c’est-à-dire le pourcentage du revenu d’activité perçu par un salarié lorsqu'il fait valoir ses droits à la retraite) et de la couverture (beaucoup de Chiliens sont exclus totalement ou partiellement du système actuel), mais aussi la gestion peu transparente des fonds de pension privés.

Schématiquement, le Chili a été un des premiers pays à remplacer, dans les années 80, son ancien système de retraite par répartition par un système de fonds de pension obligatoires à cotisations définies individuelles, géré par des sociétés d’administration des fonds de pension (Administradoras de Fondos de Pensiones, AFP). La réforme est d’inspiration ultralibérale : la pension touchée par chaque retraité ne représente, en annuités calculées sur la base d’une espérance de vie moyenne, que sa seule épargne personnelle (résultat de cotisations obligatoires, supportées par le salarié seul, représentant un pourcentage de son salaire brut). Peu après sa mise en place, le succès apparent du système chilien a entraîné une vague de réformes dans d’autres pays de la région.

En 2008, le système a été complété par la création d’un pilier de solidarité, financé par l’impôt et administré par l’Etat. Après de violentes manifestations en 2016, la présidente de l’époque, Michelle Bachelet, a proposé une réforme (maintenant le système des AFP mais prévoyant une augmentation du taux de cotisation), mais celle-ci n’a pas été adoptée.

Jusqu’en 2019, le système de retraite chilien était donc composé :

  • d’un pilier de solidarité (pilier 1) destiné aux travailleurs les plus modestes. Il se composait d’un apport solidaire (aporte previsional solidario, APS) permettant aux salariés qui avaient cotisé de compléter leur pension pour obtenir une pension équivalente au salaire minimum, et une pension de base solidaire (pension basica solidaria, PBS) destinée aux actifs n’ayant pas cotisé.
  • d’un pilier de capitalisation obligatoire (pilier 2) pour lequel chaque salarié cotise directement sur un compte individuel. Les fonds cumulés au cours de la période d’activité sont gérés par six institutions privées, les AFP.
  • d’un pilier de capitalisation facultative (pilier 3). La cotisation peut cette fois être individuelle ou collective, selon les accords d’entreprise. La gestion est également plus souple que pour le pilier 2, et les capitaux cumulés peuvent être gérés par les AFP ou d’autres organismes financiers autorisés par le régulateur (assurances par exemple).

Les limites de ce système sont rapidement apparues : au moment de la mise en place, et afin d’encourager la participation au nouveau régime de retraite, le taux de cotisation a été fixé à un niveau suffisamment bas pour entraîner une augmentation du salaire net (financé par le recul de l’âge minimum de départ à la retraite), soit 10% du revenu imposable. Mais le taux est finalement resté inchangé, et ces faibles cotisations ont entraîné de faibles taux de remplacement.

Taux de remplacement par sexe

D’après les estimations de l’OCDE (qui prend en compte les versements liés au pilier de solidarité), le taux de remplacement moyen pour un travailleur chilien partant à la retraite en 2020 était largement inférieur à celui des autres pays de la région, soit 38% pour un homme et 35% pour une (graphique 5). En moyenne, le taux de remplacement pour les pays de l’OCDE est de 63%.

D’autre part, le haut degré d’informalité de l’économie, le nombre important d’auto-entrepreneurs (qui ne sont pas soumis aux cotisations obligatoires) et les changements d’emplois fréquents des salariés ont limité les cotisations versées et réduit la couverture effective des salariés au moment de la retraite. D’après les calculs de l’OCDE, en 2019, en moyenne, la probabilité qu’un actif cotise pour sa retraite au cours d’un mois donné était de 60% pour un homme et de 50% pour une femme. Pour les femmes, la faible propension à cotiser, ajoutée à un âge légal du départ à la retraite plus bas que pour les hommes (60 ans contre 65 ans), explique que le montant des pensions de retraite et les taux de remplacement soient plus faibles.

Taux d’intérêts réels à long terme

En outre, la formule initiale n’a jamais été révisée, et ne prend pas en compte les évolutions démographiques : du fait de l’amélioration de l’espérance de vie, le stock d’épargne accumulé au cours de la vie active doit aujourd’hui couvrir en moyenne cinq années de plus qu’à l’époque de la mise en place de la réforme (à durée et taux de cotisation inchangés). Enfin, les taux d’intérêts réels ont baissé tendanciellement depuis que le régime a été adopté (graphique 6) et devraient rester durablement bas à moyen et long terme.

Ces deux derniers arguments expliquent la baisse du taux de remplacement pour les cohortes les plus jeunes et l’intensité des débats observée au cours des dernières années concernant un aménagement du système de retraite.

Autorisation donnée aux salariés de puiser dans leur épargne retraite

Dans le cadre des mesures de soutien à l’économie, l’autorisation a été donnée aux salariés de puiser dans leur épargne retraite, à trois reprises, en juillet, décembre 2020 puis en avril 2021. La mesure a été votée sur proposition des partis d’opposition, alors que le gouvernement de S. Pinera s’y était opposé. Cela a permis aux travailleurs de retirer jusqu’à 10% du montant total (à chaque retrait) de leur épargne retraite individuelle (pilier 2). Les premier et troisième retraits étaient exemptés de taxes, alors que le deuxième ne l’était que pour les « bas revenus ».

Actifs des fonds de retraite, en % du PIB

D’après l’administration chilienne, plus de 90% des salariés concernés ont retiré des fonds depuis juillet 2020. Les actifs ont baissé passant de USD 212 mds (82% du PIB) en janvier 2020 à USD 168 mds (60% du PIB) en janvier 2022 (graphique 7).

Ventes au détail et ventes de biens durables,
déc. 2019 = 100

D’après le FMI et la Banque centrale du Chili, à court terme les premiers retraits autorisés ont compensé la baisse de revenu des ménages. Ils ont permis un rebond marqué des ventes au détail et de la consommation de biens durables dès le deuxième semestre 2020 (graphique 8). Les deuxième et troisième retraits ont été suivis d’une accélération des ventes plus forte qu’après les premiers retraits. Cependant, ce sont les ménages les plus aisés qui en ont le plus profité. Les aides étatiques et les retraits d’épargne ont en effet plus que compensé leurs pertes de revenus liée à la crise, de sorte que cette catégorie de ménages en a profité pour épargner.

D’après les estimations du FMI, au total, environ 25% des cotisants avaient repris la totalité de leur épargne retraite après les deux premières vagues de retraits. L’ampleur des retraits a conduit à une diminution les taux de remplacement pour de nombreux salariés.

Objectif de la réforme : augmenter le taux de remplacement moyen

La prochaine proposition de réforme des retraites devra donc tenir compte des effets à long terme de ces retraits, qui dépasseront le cadre strict des pensions de retraite. D’après les estimations du FMI, toutes choses égales par ailleurs, le taux de remplacement « après retraits » déclinerait en moyenne de 3 points de pourcentage (p.p.) pour les hommes et de 1,5 p.p. pour les femmes (les femmes dépendent en général plus du pilier de solidarité, ce qui explique que leur taux de remplacement soit moins sensible). Même avec une augmentation significative du taux de cotisation, et un renforcement des conditions d’accès au pilier de solidarité, le FMI estime que le taux de remplacement diminuera à moyen et long terme.

Bien que relativement modéré (d’après les estimations du FMI), l’effet sur les finances publiques devra être pris en compte dans la prochaine réforme : la baisse du taux de remplacement et le nombre d’actifs ayant retiré la totalité de leur épargne individuelle augmenteront le nombre de retraités dépendants du pilier de solidarité, et donc de manière pérenne les dépenses publiques. Les pensions individuelles de retraites étant par ailleurs soumises à l’impôt, les revenus diminueront d’autant.

Ces nouvelles contraintes viendront s’ajouter aux défis préexistants. Dans son discours de politique générale, prononcé le 1er juin dernier, le président Boric a confirmé son intention d’intégrer les propositions de la dernière réforme en date (augmentation du taux de cotisation de 10% à 16% du salaire brut, la différence de cotisation étant assurée par l’employeur, maintien de la PGU[3]) et d’engager une réforme permettant de basculer progressivement vers un régime public plus solidaire. À terme, l’objectif du président est d’augmenter le taux de remplacement moyen à 50% (et 60% pour les populations les plus vulnérables).

Quelle est la dynamique des finances publiques ?

Le risque associé à un dérapage des finances publiques est relativement faible au Chili. Le président Boric semble déterminé à respecter son double engagement d’augmenter les dépenses publiques en faveur de plus de justice sociale, tout en demeurant « fiscalement responsable ». Les nouvelles projections de croissance et de dynamique des finances publiques, publiées le 3 mai dernier dans le rapport gouvernemental des finances publiques, vont dans ce sens. Après avoir atteint plus de 8% en 2020-2021, le déficit budgétaire devrait représenter un peu plus de 4% du PIB en 2022-2023. Mais le ministre des Finances a confirmé l’intention du gouvernement de limiter l’augmentation de la dette publique au cours du mandat, en ramenant progressivement le déficit primaire à un niveau proche de zéro au cours des quatre prochaines années. D’après les hypothèses gouvernementales, la dette devrait continuer de progresser pour se stabiliser à un niveau légèrement inférieur à 45% du PIB en 2025. Elle représentait moins de 30% du PIB en 2019.

Revenus et dépenses publiques

Le retrait progressif des mesures de soutien à l’économie liées à la pandémie devrait permettre une réduction de la dépense publique dans les deux années à venir, tandis que le prix élevé du cuivre et la dépréciation du peso soutiendront les recettes d’exportation. Mais la réduction du déficit pourrait ne pas être aussi importante qu’anticipé si le gouvernement annonçait de nouvelles mesures de soutien, destinées à compenser le ralentissement de la croissance et la hausse du taux d’inflation.

À la fin du mois de juin, le président Boric a annoncé que la stratégie fiscale s’articulerait autour de quatre projets de loi. Les deux premiers, portant principalement sur l’impôt sur le revenu, devraient être présentés au Parlement au cours du mois de juillet. Les deux autres porteront sur l’impôt et l’activité minière et seront présentés plus tard dans l’année. L’objectif est d’augmenter progressivement les recettes publiques, pour atteindre au moins 26% du PIB à la fin du mandat, en 2026 (actuellement les recettes représentent 22% du PIB, soit un montant bien inférieur à la médiane des pays de l’OCDE, proche de 35% du PIB). Les projets présentés prévoient une augmentation de l’impôt sur le revenu pour les ménages les plus aisés (3% des ménages sont concernés), la création d’un impôt sur la fortune pour les ménages disposant d’un patrimoine supérieur à USD 5 millions, ainsi qu’une nouvelle redevance minière pour les sociétés dont la production dépasse 50 000 tonnes métriques de cuivre par an. Enfin, la lutte contre l’évasion fiscale devrait être renforcée, et plusieurs exemptions devraient disparaître.

Dette publique

Compte tenu du contexte politique plutôt défavorable au gouvernement, il est très probable que certaines des mesures proposées soient difficiles (voire impossibles) à mettre en œuvre. En outre, surtout, des pressions supplémentaires (non comprises dans les hypothèses retenues par le gouvernement) pourraient significativement augmenter les dépenses, en fonction du contenu de la nouvelle constitution à venir. Il est probable que le déficit primaire reste durablement plus élevé que ce qu’anticipe le gouvernement dans ses premières prévisions.

La dynamique des finances publiques n’est pas pour autant, du moins à court moyen terme, inquiétante. Le profil de la dette est favorable. Sa maturité moyenne est de près de 12 ans : la charge d’intérêts ne représente que 4% des revenus et la dette contingente est très faible, reflet d’une réglementation prudente et efficace du système bancaire. En cas de modifications brutales des conditions de financement, le risque de liquidité pour le Chili resterait très faible.

Conclusion

Le Chili a rapidement rebondi après le choc lié à la pandémie. À court et moyen terme, les perspectives de croissance sont pourtant modérées. L’environnement international, le retrait progressif des mesures de soutien, le climat politique tendu pèsent sur la croissance à court terme. À moyen terme, le Chili dispose de tous les éléments nécessaires pour redresser sa croissance potentielle et entamer la transition verte à laquelle le gouvernement s’est engagé. Le taux de pauvreté a diminué au cours des trente dernières années, les institutions et les fondamentaux macroéconomiques sont robustes.

Mais le manque de cohésion sociale pèse sur la capacité du gouvernement à mettre en œuvre les réformes nécessaires : de nombreuses inégalités ont persisté, voire se sont creusées au cours des dernières décennies, pesant sur la productivité du pays. En matière de justice sociale, les attentes, vis-à-vis du nouveau gouvernement sont très fortes et l’absence de majorité pourrait entraver les objectifs ambitieux du président. Le rejet du projet de constitution, pourtant souhaitée par une majorité de la population, et la poursuite des débats, illustrent la difficulté que rencontrera le gouvernement tout au long du mandat. En outre, un seul mandat ne suffira pas à mettre en œuvre les politiques structurelles nécessaires à modifier en profondeur un modèle économique, politique et social contesté depuis plusieurs décennies.


[1] Chile’s insurgency and the end of neoliberalism, S. Edwards, Voxeu, nov 2019

[2] L'indice de Gini est un indicateur synthétique permettant de rendre compte du niveau d'inégalité pour une variable (le revenu par habitant par exemple) et sur une population donnée. Il est égal à 0 dans une situation d'égalité parfaite où la variable prend une valeur identique sur l’ensemble de la population. À l'autre extrême, il est égal à 1 dans la situation la plus inégalitaire possible, où la variable vaut 0 sur toute la population à l’exception d’un seul individu.

[3]En janvier 2022, peu de temps avant la prise de fonctions du nouveau président, le Congrès a cependant approuvé une modification du système de retraite, en introduisant une pension universelle garantie (PGU), ayant pour but d’améliorer et, à terme, de remplacer le pilier de solidarité existant. D’après les estimations gouvernementales, le PGU devrait concerner près de 2,5 millions de personnes (25% d’entre elles n’avaient aucune ressource avant l’entrée en vigueur du PGU, les autres disposaient d’un revenu inférieur au nouveau montant minimum). Cette réforme est finalement plus généreuse que ce que souhaitait le gouvernement Pinera, mais moins que ce que proposait le candidat Boric.

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