Eco Emerging

Croissance bridée

19/01/2022
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L’économie ukrainienne a subi une accumulation de chocs externes et domestiques : la pandémie (avec une population encore peu vaccinée), le risque géopolitique et les tensions politiques locales. À ces éléments s’ajoute l’accélération de l’inflation depuis un an. La crise de l’épidémie de Covid-19 a toutefois été nettement mieux absorbée que les crises de 2008 ou 2014. Le solde courant s’est temporairement redressé et les réserves de change se sont accrues grâce, notamment, à la hausse du cours des matières premières (céréales, métaux). Le versement de l’aide internationale (FMI, Union européenne principalement) a apporté le complément nécessaire pour financer, notamment, le soutien budgétaire à l’économie. Toutefois, le pays reste exposé à des arrêts brutaux des entrées de capitaux. Ce risque rend l’Ukraine encore et toujours dépendante des financements des institutions financières internationales.

FREINS À LA REPRISE

La croissance ukrainienne aura déçu tout au long de l’année 2021, avec une récession inattendue au 1er semestre et un rebond ultérieur relativement modéré (graphique 1). Pourtant, le pays est parvenu à faire face à la période de Covid-19 sans crise financière, au contraire de 2008 et 2014. Une différence notable tient dans la hausse du prix des matières premières exportées (contre une baisse en 2008 ou 2014) qui a largement contribué à l’amélioration de la balance courante, malgré une baisse de la production agricole constatée en 2020 et au 1er semestre 2021. Conjointement au soutien des bailleurs internationaux (FMI, UE principalement), cela a permis de soutenir les réserves de change et de stabiliser le taux de change et in fine assurer la solvabilité du pays.

Prévisions

Pour autant, les flux de capitaux privés se sont taris. Leur caractère inconstant altère, de fait, le financement de la croissance dont le potentiel reste limité. Le contexte économique local a été difficile. La production industrielle n’a jamais retrouvé son niveau d’avant-Covid ; elle lui reste inférieure de près de 6% en novembre 2021. L’accélération de l’inflation dès la fin 2020 (avec une hausse du prix de l’énergie, notamment en raison d’une hausse de la fiscalité) a pesé sur la consommation des ménages. Heureusement, la production et les exportations de produits agricoles devraient avoir rebondi au 2e semestre 2021 grâce à de bonnes récoltes de céréales.

Le risque sanitaire reste élevé. La dernière vague de contaminations à l’automne 2021 a été la plus marquée, tant en nombre de cas (25 000 quotidiens au pic) qu’en termes de décès (700 quotidiens au pic). La population reste encore peu vaccinée (un tiers seulement), ce qui a conduit au maintien de restrictions sévères.

Enfin, le risque politique au sens large reste important. Il prend deux formes : une difficulté à mettre en œuvre les réformes, notamment judiciaires (auxquelles l’aide extérieure est conditionnée), et le différend avec la Russie (tensions en mars 2021 et à nouveau en fin d’année). Le maintien de ces risques a généré un gel des investissements, malgré une loi adoptée début 2021 destinée à inciter l’investissement étranger.

PIB en volume corrigé des variations saisonnières
Réserves de change en % d'un métrique

POLITIQUE ÉCONOMIQUE SOUS CONTRAINTE

Dans un premier temps, le policy mix a soutenu l’économie ukrainienne. L’aide internationale l’a facilité en finançant directement le budget au lieu d’un décaissement versé à la banque centrale dans un programme d’aide classique. La stabilité du change et l’inflation faible au moment du déclenchement de la pandémie ont permis à la banque centrale de réduire son taux directeur. Le choc de la pandémie a pu être atténué et la récession a été relativement modeste en 2020.

Toutefois, le soutien budgétaire est resté plus modéré que dans d’autres pays émergents, avec un déficit public primaire (hors charge d’intérêts) qui est ressorti à 3,1% du PIB en 2020 et à 1,2% du PIB en 2021 en Ukraine (contre 7,5% et 4,7% respectivement dans la moyenne des pays émergents). Cette différence s’explique par des marges de manœuvre plus étroites. Le pays a en effet connu un défaut de paiement en 2014 et la charge d’intérêts a augmenté jusqu’à atteindre 3,3% du PIB en 2021.

Surtout, le soutien monétaire a été temporaire. L’accélération de l’inflation (de 2,6% en octobre 2020 à 6,1% trois mois plus tard et 10,9% un an plus tard) a conduit la banque centrale à agir dès le début de l’année 2021 (plus de 6 mois avant les autres pays émergents). Au total, le taux directeur a été relevé de 300 points de base à 9% fin 2021. Cette exposition de l’Ukraine au risque inflationniste est structurelle puisqu’elle a été supérieure à 10% un mois sur deux depuis 2014. L’imperfection des canaux de transmission de la politique monétaire réduit le degré de contrôle de la banque centrale sur ces évolutions.

De plus, le soutien international se heurte à des failles persistantes en termes de gouvernance. L’indicateur government effectiveness de la Banque mondiale est parmi les plus bas de la sphère émergente, ce qui implique qu’une réforme du gouvernement ne se traduit pas toujours dans les faits (problématiques de mise en application, de respect de la loi notamment).

La réforme judiciaire que le gouvernement a mise en œuvre est destinée notamment à réduire le risque que les fonds investis ou prêtés (par les banques ou par les bailleurs internationaux) soient mal utilisés. Le niveau élevé des créances douteuses (30,1% du total des prêts fin 2021) témoigne de l’ampleur de ce risque.

Or, les conflits politiques internes, notamment entre la présidence du pays et la Cour constitutionnelle, ont perturbé l’adoption des réformes. Ils sont le symptôme de l’existence de groupes d’intérêts qui retardent les nécessaires changements structurels.

Les nombreuses limites au soutien de la politique économique expliquent pourquoi le rebond de l’activité en 2021 a été décevant.

FILETS DE SÉCURITÉ LIMITÉS E N CAS DE CHOC SUR LA LIQUIDITÉ EXTÉRIEURE

Dans une économie largement dollarisée, telle que l’Ukraine, l’interruption des entrées de devises est un risque à surveiller de près. Une pénurie, qu’elle provienne d’un choc sur les exportations d’acier ou des flux de capitaux, affecte le fonctionnement de l’économie. Leur répétition pèse sur la croissance et le rattrapage du niveau de vie.

À court terme, le risque est également que les réserves de change ne suffisent pas à couvrir les sorties nettes de devises.

Les réserves de change ont augmenté depuis quelques années, avec le passage du solde courant d’un déficit de USD 4,2 mds en 2019 à un excédent de 6,2 mds en 2020, et à un déficit modéré de USD 1,5 md en 2021. Une partie de l’amélioration paraît structurelle avec la hausse des transferts de migrants. Une autre, liée aux exportations nettes de matières premières, est vulnérable à un retournement. L’effet volume devrait à court terme devenir plus favorable (bonnes récoltes de céréales, forte demande en métaux), mais l’effet prix s’est lui largement étiolé avec la hausse du prix des hydrocarbures importés depuis l’été 2021.

L’aide internationale a nettement contribué à la hausse des réserves de change. Toutefois, les prêts octroyés devront être remboursés. Les réserves nettes (c’est-à-dire soustraction faite des remboursements à venir) sont nettement plus réduites que les réserves brutes dans le cas ukrainien. Cela souligne l’importance du maintien du soutien des institutions internationales, tant qu’un financement pérenne (IDE notamment) ne prendra pas le relai.

Pour juger du niveau suffisant de réserves de change, il convient de quantifier les risques potentiels qu’elles doivent couvrir, présentés comme suit[1] : une baisse brutale des exportations (estimée en pourcentage potentiel de baisse), des sorties de capitaux potentielles (en pourcentage de baisse des avoirs bruts des non-résidents) et une conversion subite des dépôts de la population en USD (en pourcentage de la masse monétaire M2). Les deux premiers pourcentages potentiels de baisse sont évalués au regard du choc de 2014 et le pourcentage de conversion à 5% de M2 (convention utilisée pour une devise dont le taux de change est flottant). Leur addition donne une métrique qui correspond aux risques que les réserves de change doivent couvrir (graphique 2). Or, les réserves ukrainiennes restent inférieures à cette métrique, malgré une nette augmentation par rapport à la crise de 2014. La vulnérabilité extérieure reste donc élevée en cas de choc interne ou externe, comme ceux observés en 2008 puis en 2014. Le soutien des institutions financières internationales reste nécessaire au regard de ce risque de liquidité.

Achevé de rédiger le 14 janvier 2022

[1]Méthode proche de celle du FMI, Assessing Reserve Adequacy, Policy Paper (2011).

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE

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