Eco Emerging

Brésil : dissonance

21/04/2022
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Le Brésil a terminé l’année 2021 sur des bases plus solides qu’attendu mais le tableau économique reste fragile. L’activité progresse par à-coups, marquée par des freins internes (vague Omicron, aléas climatiques, élections) et un contexte extérieur plus dégradé (guerre en Ukraine, ralentissement des partenaires commerciaux, etc.). Dans le même temps, les pressions inflationnistes se renforcent et laissent craindre un prolongement du resserrement monétaire. Depuis le début de l’année, l’amélioration des termes de l’échange et le différentiel de taux avec les pays développés alimentent le rebond de la Bourse et la forte appréciation du real. Une nouvelle dissonance entre économie réelle et appréciations des marchés financiers.

PRÉVISIONS ÉCONOMIQUES DU BRÉSIL
CHANGE ET DIFFÉRENTIEL DE TAUX D’INTÉRÊT (BRÉSIL / ÉTATS-UNIS)

Une progression de l'activité en dents-de-scie

Une tendance claire peine à se dégager du cycle d’activité brésilien. Au T4 2021, l’économie s’est redressée après deux trimestres de baisse. La croissance du PIB en volume (+0,5% t/t), a été tirée par le rebond du secteur agricole (affecté précédemment par des problèmes climatiques) et la progression dans les services. Mais c’est pour l’essentiel le rebond du S2 2020 prolongé au T1 2021 qui a permis à l’économie d’afficher une croissance de 4,6% l’année dernière. En dépit d’une forte sous-évaluation de la monnaie, la contribution nette du commerce extérieur à la croissance annuelle a été étonnamment négative à hauteur de 0,8 point de pourcentage (pp). L’acquis de croissance pour 2022 est faible (+0,3%).

Depuis le début de 2022, l’économie est confrontée à plusieurs chocs. Ceux-ci se sont traduits, entre autres, par un fort ralentissement de l’activité en janvier et une érosion de la confiance. La production minière et les récoltes ont souffert de pluies importantes dans le sud du pays tandis que la forte résurgence de cas de Covid-19, liée au variant Omicron, a freiné l’activité dans les services (bars, restaurants, etc.) et provoqué une chute de la production automobile (hausse de l’absentéisme). Les effets de la guerre en Ukraine commencent à se faire ressentir. Dans l’industrie, les surcoûts induits par la hausse du prix des matières premières et du transport viennent s’ajouter aux problèmes persistants de disponibilité des intrants – conséquence durable de la crise de Covid-19.

Ce nouveau choc d’offre, bien qu’atténué cette fois-ci par l’appréciation du real, affecte particulièrement l’activité (et la confiance) dans le secteur manufacturier. Le fort ralentissement du crédit aux entreprises, lié à la fin des programmes d’urgence, le durcissement monétaire, le besoin limité des entreprises de reconstituer les stocks (contrairement à la fin 2020), l’accélération de l’inflation ainsi que la dégradation du scénario extérieur (décélération économique en Europe, reconfinements et ralentissement en Chine, accélération généralisée de l’inflation, hausse des tensions géopolitiques) sont autant de freins qui pèsent sur les perspectives de croissance à court terme.

Pour autant, des éléments positifs méritent d’être soulignés. Les risques liés à l’approvisionnement en électricité ont fortement diminué (des pluies abondantes ont renfloué les réservoirs). La hausse du prix des matières premières, outre ses effets positifs sur les recettes budgétaires (redevances et dividendes), est favorable aux revenus du secteur agricole et des industries extractives, et devraient impulser une hausse des dépenses d’investissement en machine et équipement lorsque les chocs d’incertitude se seront dissipés. L’embellie dans les services au mois de mars (seul secteur où la confiance a progressé) pourrait par ailleurs aider à compenser des pertes d’activité dans certains segments de l’industrie. Les services ont connu en effet un fort rebond en mars, aidé par l’amélioration notable de la situation sanitaire[1] et la levée des restrictions à la mobilité. Les données d’enquêtes montrent une forte hausse des embauches dans le secteur
et une volonté d’étendre les capacités de production à court terme. Aussi, même si la hausse des taux commence à peser sur les achats de biens de consommation durables, la progression du crédit aux ménages n’a pas encore fléchi et reste soutenue (+11,1% en termes réels en janvier contre 6,3% un an plus tôt). Enfin, les autorités ont annoncé, début mars, un plan de soutien pour atténuer les effets du choc inflationniste sur le pouvoir d’achat des ménages (plan d’environ BRL 150 mds, 1,7% du PIB). Ces mesures conjuguées à la progression depuis le début de l’année des salaires réels[2], au recul du chômage et à la hausse des dépenses des Etats fédérés pourraient offrir un biais haussier aux prévisions de croissance.

Exposition du secteur agricole à la Russie

L’exposition commerciale du Brésil à la Russie et à l’Ukraine est limitée mais n’est pour autant pas négligeable du fait de la forte concentration de certains produits dans les échanges. La part combinée de la Russie et de l’Ukraine dans les importations et exportations totales du Brésil ne représente qu’un peu moins de 3% et 1% respectivement. Les plus fortes dépendances, mesurées en part du produit importé dans le pourcentage des importations totales de ce produit, se retrouvent dans le charbon (14,9%), les métaux précieux (13,8%), l’aluminium (10,1%) et les engrais (23%, lesquels proviennent exclusivement de Russie). À noter que les engrais concentrent à eux seuls environ 60% des importations totales en provenance de la zone[1].

Inquiet d’éventuels problèmes d’approvisionnement[2] du fait des sanctions, le secteur agricole (qui dépend aussi des engrais biélorusses à hauteur de 7%) s’est rapproché du Canada et du Maroc, entres autres, afin de sécuriser des stocks plus importants au cours des prochains trimestres (les données d’importations affichent déjà une forte hausse en mars).

Un choc financier positif jusqu'à présent …

D’un point de vue financier, la dépendance du pays vis-à-vis des investissements ukrainiens et russes est quasi-nulle. De plus, le conflit, en impulsant un rééquilibrage des portefeuilles d’investissement à l’échelle mondiale et en alimentant la hausse du prix des matières premières, contribue à soutenir les actifs brésiliens. La Bourse, constituée à près de 70% de valeurs liées aux matières premières (énergie, matériaux) et aux valeurs bancaires profitent de l’amélioration des termes de l’échange et de la forte remontée des taux.

Par rapport à d’autres pays exportateurs nets de matières premières, le Brésil se distingue notamment par le fait qu’il propose aux investisseurs des taux d’intérêts réels positifs[1]. Les différentiels de taux importants entre le Brésil et les principales économies développées incitent en effet à emprunter là où le coût du crédit est bas et à réaliser des placements là où les rendements réels sont intéressants (opérations de portage). La bonne dynamique des flux d’investissement de portefeuille[2]ont permis, entre autres, à la monnaie de s’apprécier fortement au premier trimestre (+20% environ).

À court terme, des écarts de taux toujours importants avec les pays développés et l’amélioration attendue des comptes externes – projection d’un excédent commercial record de plus USD 70 mds et baisse anticipée du déficit courant en 2022 – devraient continuer de soutenir la monnaie. Le real devrait toutefois perdre en vigueur et gagner en volatilité à l’approche des élections d’octobre. Le président sortant reste à la traîne dans les sondages (derrière Lula), mais les écarts se resserrent (à noter que l’ex-président a choisi un colistier de centre-droit, Geraldo Alckmin, ancien gouverneur de Sao Paulo et ancien candidat à la présidentielle). Sergio Moro (ancien ministre de la Justice sous Bolsonaro et juge qui avait condamné Lula), jusqu’alors 3e dans les sondages, a annoncé à demi-mot vouloir se retirer de la course électorale.

… mais accompagné de risques inflationnistes

Malgré l’appréciation du real et la baisse des tensions sur le réseau électrique, l’inflation reste sous pression, exacerbée par les effets dérivés du conflit en Ukraine (tensions sur les prix des biens industriels liés aux perturbations des chaines d’approvisionnement mondiales, hausse du prix de l’énergie et de l’alimentation). L’indice des prix à la consommation (IPCA) a ainsi atteint 11,3% (g.a) en mars – un sommet depuis octobre 2003. Les augmentations de prix sont généralisées mais touchent particulièrement le prix des biens alimentaires[1] (soit 24% du panier de consommation des ménages), en raison de la hausse des coûts du fret et des engrais mais aussi des effets de facteurs climatiques (sécheresse en 2021, fortes pluies début 2022).

La hausse récente du prix de l’énergie (10% du panier de consommation) n’est pas encore entièrement visible du fait d’une répercussion plus tardive (et souvent partielle) des prix internationaux sur les prix intérieurs. Toutefois, elle ne saurait tarder. La compagnie pétrolière nationale Petrobras a annoncé courant mars une augmentation de 19% du prix de l’essence et d’environ 25% de celui du diesel – la première hausse depuis plus de deux mois. En 2021, le carburant avait contribué pour un tiers à la hausse de 10,06% de l’IPCA et, d’après les calculs de la banque centrale (BCB), une augmentation de 10% du prix du pétrole en monnaie locale devrait avoir un impact sur l’IPCA en 2022 compris entre 0,31 pp et 0,43 pp.

BRÉSIL : ÉVOLUTION DE L’INDICE DES PRIX À LA CONSOMMATION

L’inflation sous-jacente accélère aussi sous l’effet : i/ du relâchement des prix plafonnés pendant la crise de Covid-19 dans la santé (produits pharmaceutiques) et l’éducation (frais de scolarité), ii/ des effets d’inertie lié aux mécanismes d’indexation (les salaires mais aussi les loyers résidentiels), iii/ la répercussion de la hausse des coûts sur le prix des services afin de protéger les marges.

Face à la persistance de l’inflation et au léger désancrage des anticipations d’inflation par rapport à la cible à horizon 2023-2024, les hausses de taux pourraient se poursuivre cette année. La BCB avait initialement annoncé son intention d’interrompre son cycle de resserrement monétaire en mai après une dernière remontée du taux de référence, le SELIC, de 100 points de base (pb) à 12,75%. À noter qu’une hausse de 100 pb du taux SELIC augmente le coût d’emprunt moyen du souverain de 45 à 55 pb, d’après Moody’s. Pour l’agence, la charge d’intérêt sur la dette pourrait dépasser 7% du PIB en 2022, soit son plus haut niveau depuis 2015.


1 Le pays a connu un pic épidémique fin janvier mais les cas de contamination et les hospitalisations ont fortement baissé depuis (avec une légère remontée pendant le carnaval). Début avril, on recensait 86% de primo-vaccinés ; 76% de la population avait reçu deux doses et environ 36% avait effectué son rappel.

2 Les salaires réels avaient connu une forte baisse au S2-2021. Malgré la baisse du revenu disponible, la consommation avait continué de progresser, alimentée par l’épargne

3 Le Brésil est le 4e plus gros consommateur d’engrais au monde. Son approvisionnement dépend à 85% du marché externe. 1/4 des engrais est utilisé pour la production de soja (1ere exportation du pays).

4 Le Brésil pourrait manquer d’engrais d’ici octobre si des mesures compensatrices ne sont pas prises, d’après la ministre de l’Agriculture, Tereza Cristina.

5 Taux directeur retranché des anticipations d’inflation à douze mois.

6 En 2021, les flux nets de la part des non-résidents étaient positifs pour la première fois depuis 2015.

7 La farine, le pain et les huiles sont particulièrement touchés au même titre que les fruits et les légumes (+46% pour les carottes, +15% pour les tomates et +6,3% pour les fruits en mars).

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE

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