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Les tensions sur la liquidité centrale, hors des radars

08/04/2019
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Depuis le 20 mars dernier, les banques américaines se prêtent au jour le jour la monnaie centrale à un taux qui excède celui auquel la Réserve fédérale américaine (Fed) rémunère leurs comptes courants.

Dans un contexte de réserves en banque centrale abondantes (au regard des standards d’avant-crise), cette hiérarchie (inédite) des taux monétaires peut surprendre.

Elle traduit les tensions qui s’exercent, depuis l’an dernier, sur la liquidité centrale : du côté de la demande (en hausse en raison des exigences réglementaires de liquidité) comme du côté de l’offre (en baisse en raison d’un attrait renforcé des marchés de mise en pension).

En l’absence d’une intensification des échanges sur le marché interbancaire, la décision de poursuivre le dégonflement du bilan de la Fed jusqu’à la fin septembre ne devrait pas être infléchie.

Les tensions sur la liquidité centrale sont pourtant bien perceptibles mais, contrairement aux attentes des autorités monétaires, en dehors du marché monétaire.

La Fed pourrait finalement être amenée à réinjecter de la monnaie centrale, par le biais de prises en pension de titres du Trésor notamment. Une alternative, pour agir plus vite et sans modifier la taille de son bilan, consisterait à réduire ses opérations de mise en pension auprès des banques centrales étrangères.

Le 20 mars dernier, le taux d’intérêt auquel les banques se prêtent leurs avoirs auprès de la Réserve fédérale (le taux effectif des fonds fédéraux, EFFR) s’établissait à 2,41%. Pour la première fois (depuis 2008), la monnaie centrale se prêtait à un taux excédant celui auquel la Fed rémunère les comptes courants des banques. Le taux de rémunération des réserves, requises IORR ou excédentaires IOER, est en effet fixé à 2,4% depuis le 20 décembre 2018. Le 27 mars, le taux EFFR creusait l’écart avec le taux IOER en grimpant à 2,43% (graphique 1).

L’IOER n’a jamais joué son rôle de plancher

Une hiérarchie des taux inédite

Onze ans plus tôt, cette hiérarchie des taux n’aurait pas surpris. Au moment de son introduction, en décembre 2008, le taux servi par la Fed (IOER) devait servir de plancher au taux effectif des fonds fédéraux (EFFR) puisqu’aucune banque n’avait intérêt à prêter de la monnaie centrale à une autre banque à un taux inférieur au taux IOER. Toutefois, parallèlement à l’introduction de l’IOER, la Réserve fédérale a engagé un vaste programme d’assouplissement quantitatif (QE), lequel a mécaniquement gonflé les réserves des banques auprès d’elle[1]. Dans ce contexte de réserves abondantes, la demande de fonds fédéraux s’est naturellement tarie, exerçant une pression à la baisse sur les taux monétaires. Les Federal Home Loan Banks (FHLB)[2], dont les comptes auprès de la Fed ne sont pas rémunérés, ont, en outre, continué de prêter des liquidités centrales à un taux inférieur à l’IOER et ainsi contribué à tirer vers le bas les taux courts. Les volumes échangés sur le marché des fonds fédéraux sont restés modérés, maintenant le taux EFFR en deçà du taux IOER … du moins jusqu’au 20 mars dernier.

Monnaie centrale, sous contraintes

Entre temps, la réglementation bancaire dite « de Bâle 3 » a renforcé les contraintes sur la liquidité centrale[3].

Depuis l’instauration de la norme de liquidité à court terme (Liquidity Coverage Ratio, LCR), en 2015, les banques doivent en effet détenir des réserves (ou plus généralement des actifs liquides de haute qualité, HQLA) pour couvrir les sorties nettes de trésorerie à 30 jours qu’occasionnerait une grave crise de liquidité (selon des taux de fuite ou de
non-renouvellement théoriques, fixés par le régulateur). Les liquidités centrales d’une banque peuvent ainsi excéder le montant requis dans le cadre de la politique monétaire (au titre du coefficient de réserves obligatoires) mais se révéler insuffisantes au regard de l’exigence prudentielle d’actifs liquides. Au-delà de la norme LCR elle-même, sa transposition dans le corpus de règles spécifiques aux plans de résolution des très grandes banques est perçue comme particulièrement contraignante[4] (cf. infra).

Or, si au moment de l’introduction des exigences de liquidité, l’offre de réserves était particulièrement abondante (effet naturel du QE), elle a diminué depuis. Au terme du QE, en octobre 2014, les réserves culminaient à plus de 2 820 milliards de dollars. Depuis, les mesures de politique monétaire (opérations de mises en pension de titres, programme de réduction du bilan de la Fed), couplées à l’augmentation tendancielle du volume de monnaie en circulation et aux émissions de titres courts du Trésor, ont réduit ce stock (graphique 2)[5]. Le 27 mars, il s’établissait à 1 630 milliards de dollars.

Le banquier central a réduit l’offre de réserves alors que le régulateur augmentait les besoins. Cela a pu accroître, au moins marginalement (cf. infra), la demande de fonds fédéraux.

Les outils de drainage de la liquidité centrale

Parallèlement, le surcroît d’émissions de bons du Trésor a pu détourner les prêteurs traditionnels de fonds fédéraux (les Federal Home Loan Banks) vers les marchés de mise en pension (repo), mieux rémunérés. En 2018, ce même facteur avait contribué à hisser le taux EFFR au niveau de l’IOER.

De la difficulté d’évaluer les besoins

Les autorités monétaires américaines cherchent, depuis plusieurs années déjà, à évaluer dans quelle mesure les normes de liquidité affectent la demande agrégée de réserves. En 2017[6], le Comité de politique monétaire (FOMC) déclarait que le dégonflement du bilan de la banque centrale se poursuivrait jusqu’à ce que l’offre de réserves soit ramenée à un niveau « sensiblement inférieur » à celui observé au cours des dernières années mais supérieur à celui qui prévalait avant-crise. Il escomptait en « apprendre davantage sur les besoins en réserves des banques pendant la phase de normalisation du bilan » de la Fed. Près de deux ans plus tard, le 20 mars dernier[7], le président de la Fed, Jerome Powell, déclarait que malgré les efforts déployés pour estimer les besoins en réserves des banques, le FOMC n’était pas parvenu à se faire une idée précise et définitive sur le sujet : « La vérité est que nous ne savons pas. Ils peuvent évoluer dans le temps. Donc nous verrons ». Le FOMC annonçait toutefois que le rythme de dégonflement du bilan de la Fed serait ralenti à partir du mois de mai puis interrompu à compter de la fin septembre[8]. Le FOMC estimait qu’à cet horizon, le stock agrégé des réserves serait ramené à « un niveau légèrement supérieur au stock de réserves nécessaire », afin de garder le contrôle sur les taux courts (i.e. éviter que le taux EFFR n’excède la limite supérieure de la fourchette du taux cible des fonds fédéraux). Compte tenu de ce nouveau plan de réduction du bilan de la Fed, les réserves pourraient être ramenées à 1 300 milliards de dollars à fin septembre[9].

En février dernier, à l’appui des publications LCR du deuxième trimestre 2018, Bush, Kirk, Martin, Weed et Zobel (2019)[10] ont estimé que les huit plus grandes banques américaines[11] (celles identifiées comme systémiques au niveau global, les G-SIB) auraient collectivement besoin de disposer de 784 milliards de dollars de réserves en banque centrale pour couvrir les sorties nettes de trésorerie susceptibles de se produire sur une seule journée sous un scénario de stress dit « central », voire plus de 930 milliards sous un scénario plus défavorable. Avec près de 1 800 milliards de réserves excédentaires en banque centrale (au sens de la politique monétaire) au niveau agrégé, les auteurs concluaient que l’offre de réserves était, à la fin juin 2018, plus que suffisante pour satisfaire les besoins des banques.

Notre analyse conduit à une conclusion différente. Premièrement, au deuxième trimestre 2018, les réserves en banque centrale constitutives des HQLA des huit G-SIB américaines s’élevaient à 956 milliards de dollars, ce qui correspond au haut de la fourchette des fuites de trésorerie estimées. Or, si les huit G-SIB concentrent à elles seules plus de la moitié des réserves dites excédentaires, elles ne sont pas les seules banques soumises à la norme LCR. Deuxièmement, le calcul ne porte que sur une seule journée. Or, sur un horizon de 30 jours (celui du régulateur), les G-SIB estimaient les sorties nettes théoriques à plus de 1 870 milliards de dollars, un montant comparable aux réserves excédentaires de l’ensemble du système bancaire américain à la fin juin 2018.

Certes, les réserves ne constituent pas les seuls actifs liquides de haute qualité. Toutefois, comme les auteurs le soulignent, le service de liquidité fourni par les réserves est unique. C’est le seul actif liquide qui ne nécessite pas d’être monétisé (puisqu’il s’agit de la monnaie par excellence), le seul dont la valeur est constante (en comparaison un stress de marché caractérisé par une remontée abrupte des taux longs déprimerait la valorisation des portefeuilles de Treasuries des banques). A titre d’illustration, au dernier trimestre 2018, les réserves constitutives des actifs liquides de haute qualité des G-SIB couvraient entre 30% et 77% de leurs sorties nettes de trésorerie théoriques à 30 jours (graphique 3).

Les réserves couvrent 37% des sorties théoriques

Les tensions ne sont plus là où l’on les attend

Les volumes échangés sur le marché des fonds fédéraux ne se sont que modérément élargis depuis le début de l’année. Or, selon les autorités monétaires, le manque de liquidité centrale, au niveau agrégé, ne sera matérialisé que lorsque les prêts interbancaires en blanc s’intensifieront et s’effectueront à un taux excédant l’IOER.

Nous considérons, au contraire, que les signes de tensions sont manifestes mais qu’ils se situent en dehors du marché monétaire.

L’emprunt de fonds fédéraux au jour le jour n’est, en effet, pas la modalité la plus adaptée pour répondre aux exigences spécifiques de liquidité des très grandes banques. Le régulateur leur impose, dans le cadre des plans de résolution, de couvrir leurs sorties nettes de trésorerie théoriques sur une base, non pas quotidienne, mais intra-journalière. Or, sur le marché des fonds fédéraux, les emprunts sont généralement remboursés le matin et reconduits à midi. La liquidité échappe ainsi pour quelques heures aux banques.

Considérés comme des ressources relativement stables par le régulateur, les dépôts effectués par les FHLB auprès des banques permettent, en revanche, d’améliorer la position en liquidité intra-journalière des très grandes banques (faible probabilité de fuite). Aussi, la rapidité avec laquelle ces dépôts rémunérés ont gonflé depuis le troisième trimestre 2017 et la rémunération élevée offerte en contrepartie (2,71% au quatrième trimestre 2018[12], graphique 4) constituent-elles les principaux symptômes des tensions qui s’exercent sur la liquidité centrale.

Un outil de gonflement des réserves à portée de main

Afin d’atténuer la pression sur les taux courts, la Réserve fédérale américaine pourrait être amenée à mettre en place des opérations de prise en pension de titres (repo)[13]. Par le biais de cette facilité, la Fed accorderait des prêts garantis (cash contre Treasuries) aux banques. Toutes choses égales par ailleurs, au terme de ces opérations, les réserves en banque centrale des banques seraient accrues.

Au regard des tensions actuelles, leur mise en œuvre risque néanmoins d’être trop tardive. Pour agir plus vite, la Fed pourrait actionner un autre levier[14] : il s’agirait de plafonner le volume des opérations de reverse repo nouées avec les banques centrales étrangères[15] (leur encours s’établit en moyenne à 240 milliards de dollars depuis 2016) et/ou leur rémunération (1,97% au troisième trimestre selon nos estimations[16]).

L’introduction d’un tel plafond permettrait à la Fed de libérer de l’espace en faveur des réserves des banques dans son bilan (sans pour autant l’élargir de nouveau). Elle contribuerait d’autant plus à améliorer la position en liquidité des banques s’il s’avérait qu’elle conduise à un gonflement des dépôts des banques centrales auprès des banques commerciales. Elle pourrait, alternativement, permettre d’atténuer les tensions sur les rendements des titres courts du Trésor en incitant les banques centrales étrangères à reconstituer leurs portefeuilles d’investissement (elles détenaient plus de 570 milliards de dollars de T-bills en juin 2009 contre 330 milliards en juin 2018)[17].


[1] C. Choulet (2015), QE et bilans bancaires: l’expérience américaine, BNP Paribas, Conjoncture, Juillet-Août 2015

[2] Coopératives de crédit chargées de soutenir le financement du marché hypothécaire résidentiel par le biais de prêts collatéralisés (advances) à leurs membres (banques commerciales, caisses d’épargne, compagnies d’assurance)

[3] Avant Bâle 3, les réserves détenues en excès des réserves obligatoires étaient, à juste titre, qualifiées de « réserves excédentaires ». Les banques ne disposant pas de réserves suffisantes au regard de l’exigence minimale en empruntaient à la banque centrale ou à d’autres établissements sur le marché des fonds fédéraux.

[4] La Fed et la FDIC ont publié leurs recommandations relatives aux plans de résolution 2017 en avril 2016. Des recommandations spécifiques aux huit G-SIB ont été communiquées en avril 2018:

https://www.fdic.gov/news/news/press/2018/pr18040.pdf. Certaines grandes banques américaines ont par la suite témoigné du caractère plus contraignant de ces recommandations, comparativement au LCR, dans la gestion de leur liquidité : https://bpi.com/rethinking-living-will-liquidity-requirements/

[5] C. Choulet (2018), Les réserves en banque centrale, bientôt insuffisantes ?, BNP Paribas, Conjoncture, Décembre 2018

[6] Addendum au programme de normalisation de la politique monétaire: https://www.federalreserve.gov/newsevents/pressreleases/monetary20170614c.htm

[7] Transcript de la conférence de presse:

https://www.federalreserve.gov/mediacenter/files/FOMCpresconf20190320.pdf

[8] Programme de normalisation de la politique monétaire: https://www.federalreserve.gov/newsevents/pressreleases/monetary20190320c.htm

[9] Cette estimation est fortement dépendante des hypothèses d’évolution des passifs, hors réserves, de la Fed.

[10] R. Bush, A. Kirk, A. Martin, P. Weed et P. Zobel (2019), Stressed outflows and the supply of central bank reserves, Federal Reserve Bank of New York’s Liberty Street Economics blog, Février 2019

[11] JP Morgan, Bank of America, Citigroup, Wells Fargo, Goldman Sachs, Morgan Stanley, Bank of New York Mellon et State Street

[12] Chaque année, les FHLB communiquent les taux de rémunération moyens de leurs dépôts auprès des banques pour les trois premiers trimestres, à l’occasion de la publication de leurs états financiers trimestriels, et un taux moyen annuel lors de la publication de leur rapport annuel.

[13] La Réserve fédérale de Saint Louis, notamment, plaide en faveur d’un tel dispositif:

https://www.stlouisfed.org/on-the-economy/2019/march/why-fed-create-standing-repo-facility

[14] Z. Pozsar (2019), It’s time to use the exorbitant privilege, Global Money Notes #21, Credit Suisse Economics, Mars 2019

[15] Comme les banques centrales étrangères n’ont pas de comptes auprès de la Fed, ces opérations sont réalisées par le biais des bilans bancaires. En contrepartie de la mise en pension de titres auprès d’une banque centrale étrangère, la Fed réduit le stock de réserves de la banque commerciale qui joue le rôle d’intermédiaire, laquelle débite à son tour le compte courant en dollars de sa cliente (la banque centrale étrangère). Ces opérations participent de manière non négligeable au drainage des réserves depuis plusieurs années.

[16] La Fed ne publie pas le taux de rémunération de ces opérations de manière continue. Elle ne fournit que les taux moyens pour les trois premiers mois, les six premiers mois et les neuf premiers mois de chaque année à l’occasion de la publication de ses états financiers trimestriels (non audités). Nous en avons extrapolé des hypothèses sur les taux de rémunération trimestriels.

[17] Si ces opérations ont contribué par le passé à calmer les tensions sur les rendements des Treasuries (en détournant les banques centrales étrangères du marché des titres du Trésor au moment où les fonds monétaires étaient contraints d’accroître leur exposition à la dette publique), elles paraissent, dans le contexte actuel (fortes émissions nettes de titres courts), contre-productives.

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE