Eco Flash

Tensions monétaires en vue

18/12/2019
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Marchés monétaires sous perfusion

Les 16 et 17 septembre derniers, les marchés monétaires américains se sont grippés : l’excès de demande de cash a fait flamber les taux d’emprunt au jour le jour. La cause principale de ces tensions est de nature réglementaire : les exigences de liquidité, dans un contexte d’insuffisance des réserves en banque centrale, ont limité la capacité des grandes banques à absorber ce choc de demande[1]. Soucieuse d’atténuer les tensions, la Réserve fédérale injecte, depuis le 17 septembre, de la monnaie centrale par le biais d’opérations de prise en pension de titres (repo)[2] à 1 jour et à terme avec les primary dealers. En cumul, et compte tenu des limites fixées par la Fed, l’encours des liquidités prêtées atteignait USD 237 mds le 18 décembre (la demande de cash exprimée lors des neuf opérations en cours à cette date s’élevait à USD 300 mds, cf. graphique 1). En complément de ce dispositif, la Fed procède depuis la mi-octobre, à des achats fermes de T-bills (à raison de USD 60 mds par mois).

Des injections colossales de monnaie centrale

En l’espace de trois mois, du mercredi 11 septembre au mercredi 11 décembre, les mesures prises par la Fed ont permis d’injecter USD 328 mds de liquidité centrale supplémentaires (USD 213 mds via ses opérations repo et USD 115 mds via ses achats de titres). Un montant qui a probablement atteint USD 367 mds le 18 décembre.

Certes, la Fed a réussi, jusqu’à présent, à atténuer les tensions sur les marchés monétaires. Les besoins spécifiques des participants, à l’approche des arrêtés comptables, risquent toutefois de les raviver (cf. infra). Aussi, la Fed a-t-elle annoncé, jeudi 12 décembre, un renforcement de son soutien. Au total, en supposant un tirage complet des ressources offertes, USD 283 mds de liquidité centrale supplémentaires pourraient être injectés d’ici la fin d’année, portant à USD 650 mds le soutien total apporté depuis septembre[3]. Pour colossal qu’il puisse paraître, celui-ci risque néanmoins de se révéler inadapté.

Un tiers des liquidités injectées aura financé le gonflement du compte du Trésor auprès de la Fed

D’une part, même en supposant un tirage complet des ressources offertes, les réserves des banques auprès de la Fed n’augmenteront pas, d’ici la fin d’année, de USD 650 mds car une partie des injections de liquidité continueront de financer la reconstitution du compte du Trésor (Treasury General Account, TGA) (graphique 2).

Déjà, entre le 11 septembre et le 11 décembre, les comptes courants des banques auprès de la Fed ne se sont élargis que de USD 213 mds[4] en raison de la conversion d’une partie des dépôts bancaires en pièces et billets (de USD 28 mds) et, surtout, en raison du gonflement des avoirs du Trésor (de USD 121 mds)[5]. De la même manière, d’ici la fin d’année, compte tenu de l’augmentation tendancielle des pièces et billets (+USD 7 mds) et de la reconstitution prévisible du compte du Trésor (+USD 106 mds[6]), les réserves des banques ne devraient s’accroître que de USD 209 mds[7], pour s’établir à près de USD 1880 mds, leur niveau d’octobre 2018.

Finalement, sur l’ensemble de la période considérée (du 11 septembre 2019 au 1er janvier 2020), les avoirs des banques auprès de la Fed ne devraient s’élargir que de USD 420 mds. Un tiers des injections de liquidités aura ainsi, indirectement, servi à financer le gonflement du TGA.

L’incidence de la réglementation sur les marchés monétaires sous-estimée

Près de USD 230 mds de réserves détruits par le gonflement du compte du Trésor

D’autre part, au-delà des contraintes de liquidité, les contraintes de fonds propres pourraient, également, contribuer à perturber le bon fonctionnement des marchés monétaires à l’approche de la clôture des comptes annuels.

Les contraintes de levier

Indigestion de collatéral

Le manque d’appétence des investisseurs pour les émissions de titres du Trésor a conduit à un élargissement inédit des inventaires de Treasuries des primary dealers (graphique 3). Depuis la mi-septembre, les mises en pension de titres réalisées auprès de la Fed leur ont, certes, permis de refinancer leurs positions nettes. Les opérations sont néanmoins conduites sur la plateforme de repo tri-partite (sur laquelle Bank of New York Mellon joue le rôle de clearing bank). Or, le recours au marché des pensions tri-partites ne permet pas un netting des positions, contrairement aux opérations réalisées via la Fixed Income Clearing Corporation (FICC). A l’approche des arrêtés comptables, les liquidités offertes par la Fed par le biais de ses repo risquent ainsi d’être inaccessibles aux dealers les plus contraints par leurs exigences de levier[8]. Par ailleurs, les achats de T-Bills de la Fed ne permettent pas aux dealers de se délester de leurs larges stocks d’obligations souveraines (lesquels représentent 85% de leurs portefeuilles de titres du Trésor)[9].

L’idée selon laquelle la source des tensions observées sur les marchés monétaires américains résiderait dans la concentration excessive des réserves dites « excédentaires » est très répandue parmi les banquiers centraux. Certes, les huit banques américaines d’importance systémique[10] concentrent à elles seules près de la moitié des réserves auprès de la Fed. Et pour cause, ce sont, de fait, de très grands établissements (ils concentrent 53% des actifs) et soumis, à ce titre, à des exigences de liquidité bien plus contraignantes, lesquelles exacerbent leurs besoins en monnaie centrale (sur une base, non pas quotidienne, mais intra-journalière)[11]. Ils comptent, de surcroît, parmi eux, les deux seuls établissements (au moins jusqu’à la fin 2017 dans le cas de JP Morgan) jouant le rôle de clearing bank sur le marché des pensions tri-partites.

Nous pensons, au contraire, que les tensions sur la liquidité proviennent de la raréfaction des réserves et, probablement aussi, de leur moindre concentration. Au dernier trimestre 2018, les mêmes pressions sur les taux monétaires avaient été écartées, la plus grande banque commerciale (JP Morgan National Association) ayant largement répondu aux demandes de refinancement au jour le jour (ses prises en pension nettes s’étaient élargies de USD 110 mds tandis que ses réserves s’étaient contractées de USD 130 mds, cf. graphique 4). Désormais, les réserves de certaines grandes banques ne sont plus excédentaires au regard de leurs contraintes de liquidité. Or, seules ces grandes banques (en particulier JP Morgan) sont (ou étaient) en mesure d’absorber les chocs susceptibles d’intervenir, notamment, à l’occasion des clôtures de bilans lorsque, par exemple, les banques étrangères cessent de faire circuler le cash emprunté auprès des fonds monétaires vers d’autres acteurs n’y ayant pas accès, ou encore lorsque les dealers sollicitent plus largement les marchés repo autorisant un netting des positions. Ces marchés ont besoin d’un prêteur en dernier ressort. Compte tenu de leurs modalités (contreparties, type de repo), les dispositifs de la Fed risquent de ne pas être à même d’absorber l’effet des arbitrages de fin d’année.

La surcharge G-SIB

Pénurie de réserves ?

L’effet de ces arbitrages sur les marchés repo ou de swap de devises pourrait, en outre, être exacerbé par le retrait de certaines grandes banques américaines, soucieuses de minimiser leurs surcharges G-SIB[12].

Pour mémoire, les régulateurs imposent aux banques dont la faillite serait susceptible de poser un risque systémique mondial (G-SIB pour Global Systemically Important Banks) une surcouche de capital. Aux Etats-Unis, les régulateurs utilisent deux méthodes pour évaluer cette surcharge. La plus sévère des deux est retenue. La première, celle du FSB, repose sur les cinq critères utilisés dans le cadre de l’identification des banques G-SIB : la taille des banques, leur interdépendance, l’absence de substituts directs ou d’infrastructure financière pour les services qu’elles fournissent, leur activité transfrontière à l’échelle mondiale et leur complexité. Sur la base d’un système de tranches, chaque établissement se voit imposé une surcharge de fonds propres en fonction du score relatif obtenu. La seconde méthode remplace le critère d’absence de substituts par une mesure de dépendance aux financements courts de marché et privilégie une mesure absolue de l’importance systémique de chaque établissement. La seconde méthode est systématiquement plus sévère que la première[13].

Sur la base de la seconde méthode et des bilans du troisième trimestre 2019, les surcharges G-SIB de JP Morgan (JPM), de Bank of America (BoA) et de Goldman Sachs (GS) pourraient être revues à la hausse de 50 points de base en fin d’année (de 3,5% à 4% pour JPM, de 2,5% à 3% pour BoA et GS, graphique 5)[14]. L’expérience passée montre que les banques, dont le score global de systémicité est proche d’un seuil délimitant deux tranches, ont tendance à réduire leurs scores de complexité, d’interdépendance et d’activité transfrontière au cours du dernier trimestre de l’année afin de minimiser leur surcharge[15]. Or, le non-renouvellement, en fin d’année, des prêts et emprunts au jour le jour sur les marchés repo et des lignes de swap de devises est un moyen efficace de réduire ces indicateurs.

[1] C. Choulet (2019), Le nouveau rôle de la Fed sous Bâle 3, BNP Paribas, EcoFlash, octobre 2019

[2] Une opération de pension livrée - forme de cession temporaire de titres - peut être assimilée, du point de vue économique, à un prêt collatéralisé (cash contre titres) ; envisagée du point de vue de celui qui prête les liquidités, c’est une prise en pension (reverse repo) ; de celui qui les emprunte, une mise en pension (repo). La mise en pension d’un titre est assortie d’un engagement de rachat à terme à un prix convenu. Le taux d’intérêt, ou taux de pension, correspond à la différence entre le prix de vente et le prix de rachat. La Fed définit l’opération en fonction de son effet sur sa contrepartie. Ainsi, du point de vue de la Fed, un repo est similaire à un prêt collatéralisé et comptabilisé à son actif tandis qu’un reverse repo est un emprunt collatéralisé (enregistré à son passif).

[3] Au total, les injections de liquidité centrale s’élèveraient à USD 650 mds dont USD 490 mds via les opérations repo (USD 150 mds de repo au jour le jour + 4 opérations à 14 ou 15 jours de USD 35 mds chacune + 3 opérations à 28 ou 42 jours de USD 25 mds chacune + 1 opération à 2 jours de USD 75 mds + 1 opération à 32 jours de USD 50 mds) et USD 160 mds via les achats fermes de titres.

[4] Pour USD 328 mds de liquidité injectés

[5] Ces deux évolutions ont été, marginalement, compensées par une réduction des opérations de mise en pension de la Fed de l’ordre de USD 32 mds.

[6] Le Trésor a annoncé en juillet dernier le gonflement de son compte auprès de la Fed à hauteur de USD 410 mds d’ici la fin d’année. Il prévoit à présent d’émettre USD 389 mds de titres de dette négociables au cours du premier trimestre 2020 et de stabiliser ses avoirs à hauteur de USD 400 mds à la fin mars 2020.

[7] Pour USD 322 mds de liquidité injectés et en supposant l’encours des opérations de reverse repo avec les banques centrales étrangères inchangé

[8] Leurs actifs ne doivent pas excéder 15 fois leurs fonds propres. https://www.sec.gov/about/offices/oia/oia_market/key_rules.pdf

[9] Ce qui pourrait amener la Fed à revoir les modalités de ses achats. Cf. Z. Pozsar (2019), Countdown to QE4 ?, Global Money Notes #26, Credit Suisse Economics, décembre 2019

[10] JP Morgan, Bank of America, Wells Fargo, Citigroup, Goldman Sachs, Morgan Stanley, Bank of New York Mellon et State Street

[11] Voir note 1. Rappelons, en outre, que le nombre de banques soumises à la contrainte bâloise de liquidité à court terme (LCR) est très faible aux Etats-Unis (37 actuellement). Cf. C Choulet (2019), Une progressivité accrue de la réglementation bancaire américaine, BNP Paribas, EcoFlash, novembre 2019

[12] Les surcharges G-SIB calculées sur la base des bilans à fin 2019 ne seront communiquées qu’en novembre 2020 pour une entrée en vigueur au 1er janvier 2022. Pour l’heure, l’exigence de levier et les exigences « stressées » de fonds propres pondérés (lesquelles n’intègrent pas la surcharge G-SIB) sont plus contraignantes que les exigences « non stressées » de fonds propres pondérés. Avec la mise en place du Stress Capital Buffer, qui fusionnera les exigences « stressées » et « non stressées », la surcharge G-SIB deviendra plus toutefois contraignante.

[13] Sur la base des données de bilan à fin 2018, la seconde méthode se traduit par des surcharges plus élevées de 50 à 100 points de base selon les établissements (à l’exception de State Street pour la laquelle les deux méthodes sont équivalentes).

[14] En outre, le franchissement du seuil de 630 élèverait la surcharge de Citigroup à 3,5%. Les gains de valorisation sur les portefeuilles de titres expliquent en partie l’augmentation des scores G-SIB.

[15] F. Covas (2019), The GSIB surcharge and repo markets, Bank Policy Institute, novembre 2019

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE