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Vietnam : Craquements financiers dans un contexte de reprise soutenue

01/17/2023
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Le Vietnam a bénéficié d’un solide redressement de sa croissance économique en 2022, soutenu par le dynamisme du secteur exportateur et de la demande intérieure. Cependant, le pays s’est aussi révélé de plus en plus vulnérable à la dégradation de l’environnement international. Les exportations ont chuté au T4 2022 et ces difficultés devraient persister à court terme. L’inflation a accéléré en 2022, le dong s’est déprécié sous l’effet du durcissement monétaire américain et de sorties de capitaux, et la Banque centrale a commencé à augmenter ses taux directeurs. À ceci s’est ajouté un choc de confiance provoqué par des révélations de fraude sur le marché obligataire local. Dans ce contexte, des tensions sur la liquidité sont apparues dans le secteur financier. Elles ne semblent pas d’ampleur à générer d’instabilité systémique mais rappellent certaines fragilités de la balance des paiements et du secteur financier. À court terme, la demande intérieure devrait ralentir. À moyen terme, les perspectives de croissance restent bonnes.

Solide rebond de la croissance en 2022

Prévisions du Vietnam

En 2022, la croissance économique a rebondi vigoureusement pour atteindre 8%, après deux années marquées par un important ralentissement lié à la crise sanitaire. À partir du dernier trimestre 2021, les autorités sont passées d’une stricte politique « zéro Covid » à une stratégie du « vivre avec le Covid », un changement permis par une forte accélération de la campagne de vaccination au cours des mois précédents.

La levée des restrictions a provoqué une hausse rapide du nombre de contaminations jusqu’en mars 2022, mais sans saturer les infrastructures de santé.

Les indicateurs de mobilité se sont améliorés progressivement, passant au-dessus de leurs niveaux d’avant-Covid depuis le printemps 2022.

L’activité s’est redressée en parallèle depuis le T4 2021, tirée d’abord par la production et les exportations du secteur manufacturier, puis rapidement aussi par le secteur des services et la consommation privée. L’activité liée au tourisme a également redémarré après la réouverture des frontières en mars 2022. Enfin, la demande intérieure a été encouragée par un nouveau plan de relance budgétaire (baisse du taux de TVA de 10% à 8%, réductions fiscales pour les entreprises, programme d’investissement public dans les infrastructures) et le maintien d’une politique monétaire accommodante.

Cependant, au cours des derniers mois, le Vietnam a ressenti de manière croissante les effets de la détérioration de l’environnement international consécutive à la guerre en Ukraine et au resserrement monétaire américain. D’une part, la performance du commerce extérieur s’est dégradée brutalement au T4 2022 en raison de l’affaiblissement de la demande mondiale. Les exportations ont chuté de 6% en g.a., après une hausse de 16% au T3 et de 18% au S1. Le recul des ventes à destination des États-Unis (29% des exportations vietnamiennes en 2021) a été particulièrement prononcé.

Vietnam : inflation et taux d'intérêt

D’autre part, la hausse des cours mondiaux des matières premières a contribué à l’accélération de l’inflation. Celle-ci a également été alimentée par le rebond de la demande intérieure et du marché de l’emploi, ainsi que par la dépréciation du dong.

L’inflation des prix à la consommation est passée de 1,9% en g.a. au T4 2021 à 4,4% au T4 2022, tirée par la hausse des prix alimentaires (+5,2% au T4 2022 contre +0,2% au T4 2021) et des prix de l’énergie, et par l’inflation sous-jacente (+4,8% au T4 2022 contre +0,6% au T4 2021). Elle a dépassé la cible officielle de 4% en g.a. depuis octobre dernier.

La Banque centrale (State Bank of Vietnam, ou SBV) a entamé un cycle de resserrement monétaire en septembre 2022. Toutefois, après deux hausses consécutives des taux directeurs en septembre et octobre (le taux de refinancement est passé de 4% à 6%), la SBV a interrompu son action malgré la persistance des pressions inflationnistes. Les autorités ont en effet ajusté leurs priorités à cause d’importantes tensions sur la liquidité dans le secteur financier.

Dépréciation du dong et érosion des réserves de change

Taux de change VND/USD

L’augmentation des taux d’intérêt vietnamiens est venue s’ajouter à d’autres chocs. Tout d’abord, le durcissement monétaire américain en 2022 et le renforcement du dollar (jusqu’à sa baisse ces dernières semaines) ont entraîné des sorties de capitaux. Celles-ci ont été observées dans les opérations de dépôts et crédits du poste « autres investissements » de la balance des paiements, et surtout dans les « erreurs et omissions » dont le solde négatif a atteint USD 23,5 mds sur les trois premiers trimestres de 2022 contre USD 8,8 mds sur l’ensemble de 2021. Les fuites de capitaux proviennent en particulier des résidents, dont la confiance dans le dong (VND) a été érodée par la hausse de l’inflation et sa perte de valeur vis-à-vis du dollar, après plusieurs années de relative stabilité du taux de change. Ces dynamiques n’ont été que partiellement compensées par l’amélioration de la balance courante (qu’on estime être passée d’un déficit au S1 à un excédent au S2). Les entrées nettes d’investissements directs étrangers (IDE) ont quant à elles récemment fléchi mais restent solides (à près de USD 10 mds sur les trois premiers trimestres de 2022) et largement supérieures au léger déficit courant attendu pour l’ensemble de 2022.

SBV a accru ses interventions sur le marché des changes pour défendre le VND. En octobre dernier, elle a également élargi la bande de fluctuation du VND contre USD de ±3% à ±5% autour du cours pivot (le régime de change vietnamien repose sur un flottement administré et un système de crawling band). Au final, le dong ne s’est déprécié que de 8% contre le dollar (taux spot) sur les dix premiers mois de 2022, et s’est renforcé de 5% contre le dollar en novembre-décembre. En revanche, les réserves de change ont diminué rapidement, de USD 109 mds fin 2021 à USD 86 mds fin octobre 2022, mettant fin à six années d’amélioration de la position de liquidité extérieure. Les réserves de change couvraient de nouveau moins de 3 mois d’importations de biens et services en 2022 (contre presque 4 mois en 2021) et offrent une maigre protection contre d’éventuels nouveaux chocs externes.

Craquements dans le secteur financier

Le durcissement monétaire vietnamien et les sorties de capitaux ont conduit à un important resserrement de la liquidité (comme l’illustre la hausse des taux interbancaires jusqu’en novembre). À tout ceci s’est ajouté un choc de confiance provoqué par la campagne anti-corruption des autorités, qui a, notamment, mis au jour des pratiques frauduleuses de promoteurs immobiliers sur le marché obligataire local. Les arrestations de dirigeants d’entreprises et les directives des autorités pour stopper les financements aux promoteurs coupables de fraude ont entraîné une correction sur le marché obligataire ainsi que d’importants retraits de dépôts de banques privées liées à ces promoteurs. Le marché boursier a également subi une correction (l’indice de la bourse de Ho Chi Minh a perdu 17% au S2 2022, retrouvant son niveau de fin 2019).

Étant donné, d’une part, l’excès de dette de l’économie vietnamienne et, d‘autre part, la fragilité du secteur bancaire dans son ensemble (notamment du fait de ratios de capitalisation insuffisants) et des plus petites banques privées en particulier (qui ont des sources de financements moins stables et un portefeuille de prêts plus risqué que les grandes banques), les événements récents suscitent des inquiétudes. Les scandales de corruption vont-ils se multiplier ? La hausse des taux d’intérêt peut-elle conduire à une hausse dangereuse des risques de défaut ? Le stress sur le marché obligataire et la liquidité bancaire va-t-il durer et s’étendre à d’autres institutions ? Les banques sont-elles capables de faire face à de tels chocs ? Les réponses à ces questions sont incertaines, d’autant que le degré d’opacité dans le secteur bancaire reste élevé (par exemple, le ratio officiel de créances douteuses était seulement 2% fin 2021, mais très certainement sous-estimé).

Quelques points positifs peuvent néanmoins être mentionnés. D’abord, les difficultés de financement sont pour le moment restées circonscrites à quelques petites banques privées, et les quatre grandes banques publiques n’ont pas connu de stress particulier sur leur liquidité. Ensuite, les tensions sur le marché interbancaire et sur le dong se sont atténuées ces dernières semaines : le plus gros de l’effet du durcissement monétaire américain semble passé, ce qui a donné aux autorités vietnamiennes un peu de marge de manœuvre pour améliorer les conditions de financement et tenter de restaurer la confiance. Début décembre, la SBV a rehaussé le plafond sur la croissance du crédit bancaire pour 2022 (de 14% à 16%) – quota que les banques peuvent utiliser pour financer les entreprises via le marché obligataire local. Ce marché est étroit et concentré. Les obligations d’entreprises représentaient environ 7% du PIB en 2021 (à comparer au crédit bancaire au secteur privé, équivalent à 125% du PIB), ce qui limite les effets systémiques potentiels d’une crise du marché obligataire. La prudence reste de mise, cependant, car les entreprises du secteur immobilier sont parmi les principaux émetteurs d’obligations et leurs difficultés devraient persister à court terme.

Les perspectives restent bonnes à moyen terme

Enfin, les fondamentaux macroéconomiques du Vietnam se sont améliorés au cours de la décennie précédant la pandémie, ce qui le rend plus résistant aux chocs. De solides taux de croissance du PIB, le renforcement des comptes externes et la consolidation budgétaire ont notamment été permis par l’expansion rapide du secteur manufacturier exportateur, soutenue par les IDE. Ces dynamiques ont été interrompues depuis 2020, mais la détérioration des déséquilibres budgétaires et de la balance courante a été limitée. À la fin 2022, les ratios de dette publique et de dette externe restaient modérés, estimés respectivement à 40% et 35% du PIB, soit des niveaux proches de ceux de la fin 2019. Le gouvernement a fait face à la montée des taux d’intérêt ces derniers mois, mais la couverture des besoins de financement externe ne pose pas de difficulté, d’autant que le balance de base (solde courant + IDE) reste positive.

Enfin, les perspectives économiques à moyen terme restent solides. Certes la croissance sera pénalisée à court terme par le ralentissement du secteur exportateur (légèrement compensé par le rebond du tourisme) et par celui de la demande intérieure : du fait des moindres effets de rattrapage post-Covid, de la montée de l’inflation, des conditions de crédit moins favorables et de la probable dégradation du marché de l’emploi.

Le Vietnam a bénéficié d’un solide redressement de sa croissance économique en 2022, soutenu par le dynamisme du secteur exportateur et de la demande intérieure. Cependant, le pays s’est aussi révélé de plus en plus vulnérable à la dégradation de l’environnement international. Les exportations ont chuté au T4 2022 et ces difficultés devraient persister à court terme. L’inflation a accéléré en 2022, le dong s’est déprécié sous l’effet du durcissement monétaire américain et de sorties de capitaux, et la Banque centrale a commencé à augmenter ses taux directeurs. À ceci s’est ajouté un choc de confiance provoqué par des révélations de fraude sur le marché obligataire local.

Dans ce contexte, des tensions sur la liquidité sont apparues dans le secteur financier. Elles ne semblent pas d’ampleur à générer d’instabilité systémique mais rappellent certaines fragilités de la balance des paiements et du secteur financier. À court terme, la demande intérieure devrait ralentir. À moyen terme, les perspectives de croissance restent bonnes. À moyen terme, le secteur manufacturier devrait continuer de bénéficier des ajustements dans les chaines de valeur en Asie et d’effets de substitution (notamment parce que les entreprises devraient délocaliser une partie de leur production hors de Chine). La croissance du PIB réel attendue pour les cinq prochaines années reste supérieure à 6,5% par an en moyenne.

Achevé de rédiger le 13 janvier 2023.


Christine PELTIER

THE ECONOMISTS WHO PARTICIPATED IN THIS ARTICLE

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