Eco Conjoncture

France : concilier enjeux de court et de moyen terme

26/07/2022
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Au cours des cinq prochaines années, la politique économique française devra continuer de traiter des sujets structurels, tels que le plein emploi, le retard en termes de robotisation et la compétitivité des entreprises, ou encore la place de l’industrie dans l’économie. Elle continuera aussi très probablement de s’attacher, au moins à court terme, à soutenir le pouvoir d’achat des ménages, comme elle le fait depuis 2019. Autant de chantiers à mener de front qu’il s’agira de concilier avec le coût de la transition écologique et énergétique, alors que la dette publique a déjà fortement augmenté dans un contexte de remontée, encore contrôlée, des taux d’intérêt.

Certes, la hausse des prix de l’énergie a largement contribué à creuser le déficit commercial depuis mi-2021, mais sur moyenne période, le principal changement réside dans l’ampleur inégalée du déficit sur les biens manufacturés (près de EUR 50 mds en cumul sur 12 mois en 2021, contre EUR 20 mds en 2016 ou EUR 24 mds en 2011). Ce déficit est le reflet du recul de l’industrie, plus marqué que dans les autres pays de la zone euro. Ce double problème - déficit commercial et désindustrialisation - est un point noir important au tableau de l’économie française que l’on peut brosser aujourd’hui, auquel s’ajoutent les déséquilibres budgétaires.

À l’orée d’une nouvelle législature de cinq ans, il convient de faire un point sur la situation du pays, ainsi que sur les défis qui devront être relevés au cours du quinquennat. Comme souvent, mais plus encore qu’à l’accoutumée, il s’agira de conjuguer et de résoudre les contradictions entre temps long et temps court, afin de traiter les enjeux structurels qui vont jalonner la prochaine décennie (transition énergétique, réforme des retraites notamment), tout en répondant aux conséquences de nombreux chocs par nature difficilement prévisibles (Covid-19, guerre en Ukraine).

Nous verrons dans une première partie que la croissance des cinq dernières années résulte principalement d’un processus d’accumulation de facteurs (travail, capital). Dans les deux parties suivantes, nous verrons la nécessité de concilier une priorité à court terme, liée au pouvoir d’achat, et la préparation de l’avenir, que ce soit en termes de transition climatique ou énergétique ou de position de la France (compétitivité, enjeux budgétaires notamment).

Plus d’emplois, plus d’investissement, mais pas davantage de productivité

La démographie économique française est en progrès. Davantage d’emplois, davantage d’entreprises et moins de défaillances : ce sont autant de dynamiques remarquables observées entre 2017 et 2022. Tout irait bien dans le meilleur des mondes si les gains de productivité n’étaient pas aux abonnés absents et si la hausse de l’investissement des entreprises n’était pas le reflet d’une dépréciation plus rapide du capital (avec un gain en termes de stock de capital relativement modéré).

Une accumulation de facteurs de production, comme rarement dans l’histoire récente?

La première des évolutions favorables, dont la France a bénéficié ces cinq dernières années, est le dynamisme de son marché du travail1. Le taux d’emploi a atteint son plus haut niveau depuis les années soixante-dix et le taux de chômage est au plus bas depuis 2008 (graphique 2).

Les créations d’emplois ont été élevées depuis 2017. La période de Covid-19 a, certes, interrompu la dynamique, mais le rebond observé par la suite a été conséquent. Il a été généré pour moitié par les secteurs les plus pénalisés par la crise de la Covid-19 (intérim, hébergement-restauration et métiers du spectacle). En excluant ces trois secteurs de l’analyse (graphique 3), le rebond n’en est que plus visible. Il permet ainsi d’effacer l’impact de la crise de 2008 sur le taux de chômage.

FRANCE : TAUX D’EMPLOI ET TAUX DE CHÔMAGE (EN % DE LA POPULATION ACTIVE)
ÉVOLUTION DE L’EMPLOI DANS LE SECTEUR PRIVÉ

En parallèle, la hausse du taux d’emploi (graphique 4) s’explique par la correction, encore partielle, de deux problèmes structurels : le taux d’emploi des plus jeunes (15-24 ans) et celui des plus âgés (55-64 ans) trop faibles. Alors qu’il était resté stable ces dernières années, le premier a bénéficié du recours croissant aux contrats d’apprentissage (718 000 en 2021, soit deux fois plus qu’en 2019).

Concernant les plus âgés, il semble que la France soit engagée sur la même trajectoire qui a été choisie par l’Allemagne au milieu des années 2000 et qui a conduit à un taux d’emploi bien supérieur. En effet, la réforme des retraites à venir et l’allongement de la durée de cotisation qu’elle suppose devraient jouer, comme les précédentes réformes allant dans ce sens, à la hausse du taux d’emploi des 55-64 ans. Toutefois, ce taux reste en France inférieur de près de 8 points au taux d’emploi allemand, et montre ce qui sépare encore la France du plein emploi.

En parallèle, les entreprises ont beaucoup investi, après une longue période (2008-2016) durant laquelle cet investissement est resté nettement plus modéré (graphique 5). Cette croissance s’est accélérée avec la mise en place d’incitations fiscales (mesure de suramortissement permettant d’augmenter de 40% l’amortissement d’un investissement déduit du résultat, mis en place par l’administration Hollande), ainsi qu’avec l’augmentation du taux d’utilisation des capacités de production à la faveur d’une croissance du PIB vigoureuse à partir du 2e semestre 2016. La pandémie de Covid-19 a temporairement interrompu la dynamique, mais elle ne l’a pas cassée?: les deux leviers, que sont l’investissement en digital et la nécessité de développer les capacités de production pour répondre à la demande, ne se sont pas estompés.

FRANCE : TAUX D’EMPLOI PAR ÂGE
FRANCE : CONTRIBUTIONS À LA CROISSANCE DE L’INVESTISSEMENT DES ENTREPRISES

Cette évolution a eu lieu dans un contexte économique favorable qui a vu les créations d’entreprises croître et les défaillances d’entreprises reculer2. Ainsi, le cumul sur 12 mois des créations de sociétés a augmenté de 42% en 5 ans, à fin 2021. Les défaillances d’entreprises ont, elles, reflué de 15% entre fin 2016 et fin 2019, et plus encore avec la mise en œuvre du « quoi qu’il en coûte » : entre fin 2019 et fin 2021, elles ont encore diminué de près de moitié.

Stock de capital et productivité du travail : deux chaînons manquants qui pénalisent la croissance

Toutefois, malgré le dynamisme évident de l’emploi et de l’investissement, la croissance française n’a pas augmenté autant qu’elle aurait pu.

La première raison est l’investissement des entreprises, qui ne s’est pas transformé en stock de capital avec la même intensité que par le passé. Une explication tient dans la différence croissante entre l’investissement brut des entreprises, qui a effectivement atteint un niveau record, et leur investissement net, pour lequel c’est loin d’être le cas (graphique 6). Cet écart correspond à la dépréciation plus rapide des actifs, qui traduit leur obsolescence plus précoce et donc une productivité qui a tendance à décliner plus tôt. La part plus conséquente de l’investissement dans les services, et singulièrement dans le poste Information et communication, n’est pas étrangère à cette dépréciation plus rapide.

L’augmentation du poids des services dans l’économie peut également expliquer la faible croissance de la productivité en France3. Non seulement, la France fait face à un poids plus réduit de l’industrie dans son PIB que ses voisins de la zone euro, mais cet écart s’est par ailleurs creusé. La part des services dans le PIB a donc continué d’augmenter. En définitive, la productivité du travail (PIB par heure travaillée) en France est passée légèrement derrière celle de l’Allemagne en 2021, ce qui n’était pas arrivé depuis 1981 (graphique 7). Cela est survenu dans un contexte d’enrichissement du contenu en emplois de la croissance en France.

Un élément pour expliquer l’atonie récente de la productivité du travail en France tient également au poids des secteurs encore en sous-production aujourd’hui au regard de leur activité d’avant-Covid (essentiellement l’automobile et l’aéronautique). Cela rejaillit sur la productivité du travail et pèse, étant donné le poids de ces secteurs, sur la moyenne générale.

FRANCE : TAUX D’INVESTISSEMENT DES ENTREPRISES (BRUT VS. NET)
PIB PAR HEURE TRAVAILLÉE (USD) : FRANCE VS. ALLEMAGNE

Concilier fin du mois et «?monde fini?»

S’il est deux thèmes qui structurent la politique économique depuis cinq ans (et devraient continuer de le faire), c’est bien le pouvoir d’achat des ménages et l’adaptation au changement climatique. Or, il peut être difficile d’articuler ces deux problématiques : la hausse des prix de l’énergie est la meilleure des incitations en faveur d’une frugalité énergétique, mais cette hausse s’avère dans le même temps préjudiciable au pouvoir d’achat.

La problématique du pouvoir d’achat sur fond de choc inflationniste

Depuis 2018, la France a vu s’enchaîner un premier choc inflationniste ponctuel (le prix du pétrole a atteint 80 USD en 2018 et l’inflation a culminé à 2,3% en août 2018), la crise des gilets jaunes, la pandémie de Covid-19 et désormais un choc inflationniste d’une ampleur inédite depuis près de 40 ans. La politique économique a été contrainte de réagir dans l’urgence afin de soutenir les revenus des ménages affectés par cette succession de difficultés, que ce soit par le biais de subventions directes ou de limites à la hausse des prix de l’énergie.

Le choc inflationniste n’est pas terminé. La politique économique devrait donc continuer de traiter ses conséquences. Le retour de l’inflation, avec une telle ampleur, a largement été non anticipé. L’inflation - principalement énergétique - devrait atteindre 5,3% en moyenne en 2022, un niveau qui n’a plus été observé depuis 1985. Nous avons simulé l’impact des hausses du cours du baril de pétrole sur l’inflation domestique, au travers d’un modèle de markup, qui permet de décrire la dynamique de la transmission4.

Cette estimation suggère que la hausse du prix du pétrole permet d’expliquer 3,2 points d’inflation moyenne en 2022. L’’inflation aurait donc atteint 2,1% sans cette hausse, un chiffre qui aurait permis de maintenir une croissance positive du pouvoir d’achat des ménages en 2022.

L’accélération de l’inflation intervient dans un contexte de modération salariale observée depuis près d'une décennie. En comparaison, les années 70 avaient été marquées par un gain de pouvoir d’achat, malgré une inflation souvent à deux chiffres, en raison de l’indexation des salaires sur celle-ci (ils progressaient même fréquemment plus rapidement). En 2022, le SMIC (qui reste indexé à l’inflation) aura connu trois revalorisations en 2022 (+0,9% en janvier, +2,65% en mai et +2,1% en août). Les salaires de branches devraient de plus en plus combler une partie de leur retard sur l’inflation. Ainsi, la Banque de France a estimé en mai dernier que les négociations de branche, qui seront menées en 2022, devraient conduire à une augmentation de 3% des minimas, contre 1% pour les négociations menées en 20215. Toutefois, cette évolution devrait intervenir a posteriori, alors que la hausse des prix de l’énergie (première cause d’inflation) est essentiellement intervenue entre l’été 2021 et mars 2022. De plus, la transmission des hausses de minimas à l’ensemble des salaires devrait rester partielle. Il en résultera une perte de pouvoir d’achat en 2022, que nous estimons à 0,8% (graphique 8)6.

Le bouclier tarifaire sur les prix du gaz et de l’électricité, la ristourne sur le prix du carburant, les subventions (chèques énergie et inflation) et les différentes mesures de revalorisation des revenus (retraites, fonctionnaires, prestations sociales), décidés pour contrecarrer ce choc, devraient in fine nettement limiter la perte de pouvoir d’achat, plus que dans tout autre pays européen7. En effet, sans ces mesures, nous estimons que les ménages français auraient subi un recul de 3,1% de leur pouvoir d’achat en 2022.

Il convient de noter également que la période de Covid-19 continue de jouer sur l’évolution du pouvoir d’achat des ménages. Les prestations sociales supplémentaires versées en 2020, dans le cadre du mécanisme de chômage partiel, ont apporté près de 4,4 points de pouvoir d’achat. Elles ont ainsi évité une perte pour les ménages quand l’arrêt progressif de ces mesures a, à l’inverse, pesé statistiquement sur ce même pouvoir d’achat des ménages en 2021 et 2022 (à hauteur de 2,2 points en 2021 et de 1,2 point en 2022 selon nos estimations) au travers d’une baisse des prestations sociales. Concernant 2022, l’effet net entre mesures anti-inflation et arrêt du « quoi qu’il en coûte » reste positif, à près de 1,1 point (graphique 9).

FRANCE : ÉVOLUTION DU POUVOIR D’ACHAT DU REVENU DISPONIBLE BRUT DES MÉNAGES
FRANCE : ÉVOLUTION ANNUELLE DU POUVOIR D’ACHAT HORS ET AVEC REDISTRIBUTION

En 2019, la mise en œuvre de mesures en réponse à la crise des gilets jaunes (dont la hausse de la prime d’activité) avait déjà soutenu nettement le pouvoir d’achat des ménages. Au moment de la rédaction de cet article, le gouvernement n’avait pas encore annoncé sa stratégie pour 2023. Il est probable que certaines mesures seront prorogées au moins partiellement, comme par exemple la hausse plafonnée du tarif de l’électricité, tandis que la mise en œuvre d’un chèque alimentation coûterait près de EUR 5,8 mds.

Cette situation de baisse du pouvoir d’achat est très différente de celle de 2012-13. À l’époque, l’augmentation de la fiscalité visant à réduire le déficit public (dans un contexte de crise de la zone euro) avait pesé sur le pouvoir d’achat des ménages. Toutefois, le contexte actuel de resserrement des conditions monétaires aux États-Unis et en zone euro implique une hausse des taux d’intérêt à long terme. La prolongation de ce mouvement pourrait être de nature à limiter de nouveau à terme la marge de manœuvre budgétaire du gouvernement.

Une croissance en partie bridée

Le thème de la croissance est relativement absent du débat public. Il n’en reste pas moins qu’il est plus compliqué de répondre aux attentes de la population en l’absence de croissance, qu’il s’agisse de créations d’emplois, de hausse des salaires, d’aspirations en matière de niveau de vie ou de pouvoir d’achat, ou encore de financement de la transition énergétique. Alors que les objectifs liés à cette dernière devraient se traduire par une croissance plus raisonnée, il peut être intéressant de remarquer les freins à la croissance d’ores et déjà à l’œuvre.

Ces freins sont liés à une demande qui reste en partie latente car l’offre ne parvient pas à y répondre. Cela s’accompagne d’une activité inférieure à ce que la demande aurait pu générer. La construction résidentielle est un domaine dans lequel ces barrières sont conséquentes, qu’il s’agisse de la rareté du foncier disponible ou du coût et du temps associés à un permis de construire. De plus, avec la mise en œuvre progressive des plans locaux d’urbanisme après 2000, la quantité de logements individuels mis en chantier a eu tendance à baisser, mais sans que la tendance haussière sur les logements collectifs ne vienne totalement la compenser.

Bien que ces problématiques sur le logement neuf soient structurelles, il semble qu’elles se soient renforcées ces dernières années. Les ménages ont ainsi rarement été aussi nombreux à vouloir acheter un bien immobilier, si l’on en juge par l’enquête de l’Insee (graphique 10).

Les transactions dans l’ancien ont, en parallèle, dépassé le niveau record de 1,2 million de transactions en cumul sur 12 mois en septembre 2021, et la proportion de ménages souhaitant réaménager leur logement a atteint le niveau record de 28% ce même mois. En revanche, la formation brute de capital fixe des ménages dans la construction n’a que peu augmenté en parallèle, contrairement aux précédents booms de l’immobilier (notamment celui des années 2000), ce qui traduit une activité moins orientée vers le neuf (graphique 11).

FRANCE : PROPORTION DES MÉNAGES AYANT L’INTENTION D’ACHETER UN LOGEMENT
FRANCE : INVESTISSEMENT DES MÉNAGES DANS LA CONSTRUCTION

L’automobile est un autre domaine dans lequel les enquêtes font état d’une volonté de dépenser des ménages qui reste relativement conséquente, même si elle s’est érodée. Toutefois, les nouvelles immatriculations restent près d’un tiers en deçà de leur niveau d’avant-Covid. Cette problématique n’est pas spécifiquement française. En effet, elle a trait à des contraintes d’approvisionnement des constructeurs renforcées par la conversion au véhicule électrique. Là encore, les ménages se sont tournés vers le marché de l’occasion pour pallier le manque de véhicules disponibles et les délais de livraison des véhicules neufs.

Néanmoins, cela n’explique pas tout puisque les occasions récentes ont aussi tendance à se raréfier.

Dans ces deux domaines, la construction et l’automobile, les contraintes d’offre limitent donc la production. En comparant l’investissement des ménages dans la construction et la production automobile (en valeur, au sens du PIB) à des contrefactuels8 associés dans le passé au niveau actuel de la demande, la perte d’activité, qui s’est creusée au fil du temps, se chiffre à près de 1,5 point de PIB au 1er trimestre 2022 (graphique 12).

FRANCE : PERTES DE PIB CUMULÉES SUR LA CONSTRUCTION ET L’AUTOMOBILE DUES AUX CONTRAINTES D’OFFRE

Enjeux à court et long terme autour de la transition énergétique

L’un des enjeux du changement climatique est la sobriété énergétique, que ce soit dans la fabrication ou dans l’utilisation ultérieure des biens. À cette aune, le rapport de 1 à 3 entre les mises en chantier et les transactions dans l’immobilier ancien montre que l’enjeu de la rénovation thermique des bâtiments est primordial. Or, un certain retard existe pour le moment. En effet, si en 2021 644 000 projets de rénovation thermique ont été financés par l’outil MaPrimeRénov’ seulement 2?500 logements sont sortis d’un classement de performance énergétique en E, F ou G selon un rapport de la Cour des Comptes (contre un objectif de 80?000). Un facteur pénalisant tient dans la hausse du coût des matériaux de construction qui entraîne celle des travaux d’entretien et d’amélioration des bâtiments (+8,4% en glissement annuel au 1er trimestre 2022). Plus globalement, le mix énergétique est un élément fondamental de la transition écologique. La production d’électricité doit répondre à un objectif à la fois quantitatif et qualitatif. Le qualitatif est évident dans la mesure où la réduction des émissions de CO2 est indispensable pour limiter le réchauffement climatique.

Concernant le nucléaire, on observe une baisse de la production, avec un pic observé en 2005. L’investissement dans de nouvelles capacités a été restreint et s’est concentré sur les énergies renouvelables. De fait, le potentiel de production nucléaire a vieilli, avec des centrales construites pour l’essentiel il y a 30 à 50 ans. Par conséquent, la montée en charge des énergies renouvelables ne permet pas de compenser la baisse récente de la production d’électricité d’origine nucléaire. Le vieillissement du potentiel de production nucléaire a d’ores et déjà un coût : il a nécessité le recours accru au thermique plus polluant (centrales à charbon, à gaz) pendant l’hiver 2022 et a poussé à la hausse le coût du KwH, un effet qui pourrait se répéter à l’avenir et limiter l’avantage compétitif dont la France disposait, grâce au nucléaire, au regard du coût de production de son électricité.

La France va donc avoir besoin de procéder à des investissements conséquents. Ainsi, la construction projetée de six nouveaux réacteurs nucléaires EPR devrait coûter près de EUR 50 mds.

En parallèle, la hausse actuelle des coûts de construction peut compliquer à court terme les efforts d’investissement dans les énergies renouvelables, avec par exemple +33% a/a en avril 2022 pour les ouvrages de génie civil maritimes et +15,5% pour les charpentes et ouvrages d’art métalliques terrestres selon l’Insee, compliquant la mise en œuvre de ces projets.

Maintenir la position de la France dans le concert des nations

Le sentiment d’un déclin de la France a souvent accompagné son histoire au fil des 20 dernières années. De fait, cette période a été marquée par un net recul de l’industrie dans le PIB. Or, celle-ci est perçue comme moteur dans le succès des nations dominantes à l’exportation (Japon, Allemagne, Corée du Sud notamment), qui ont toutes conservé une industrie de taille. Parmi les éléments pouvant justifier un désavantage relatif de la France, le coût du travail et la fiscalité des entreprises ont pu, par le passé, être cités. Des progrès ont été effectués mais ils restent partiels. Il pourrait s’avérer nécessaire de réduire encore davantage le poids de la fiscalité sur les entreprises françaises pour se rapprocher de celui de leurs concurrentes européennes, et notamment allemandes. Or, pour ne pas détériorer le déficit public, cela nécessitera de dégager des économies budgétaires, ce que permettront des réformes à même de réduire le poids des dépenses publiques dans l’économie. C’était l’objectif initial du précédent mandat en 2017, que le « quoi qu’il en coûte » a contraint à mettre entre parenthèses.

Renouveau industriel : un défi de taille

L’investissement des entreprises est le poste de demande qui a montré le rebond le plus précoce après la Covid-19. Cela peut s’expliquer par la difficulté des entreprises à répondre à la demande et par la nécessité de développer leurs capacités de production. En effet, elles sont en prise avec des problématiques d’offre persistantes. Les difficultés d’approvisionnement sont une manifestation de ces contraintes pesant sur l’offre; les difficultés de recrutement en sont une autre. Mesurée au travers des carnets de commande, la demande est aujourd’hui similaire à celle de 2018, malgré une légère diminution qui faisait suite à la baisse de la consommation des ménages depuis le début de 2022. Les capacités de production industrielles sont, en revanche, encore assez nettement inférieures à celles de 2018 (graphique 14)9. La crise de la Covid-19 a en effet sapé les premiers résultats obtenus entre 2016 et 2018 en matière de réindustrialisation. Le choc initial généré par la Covid-19 sur les capacités de production apparaît d’ampleur voisine de la crise de 2008-09 (un écart entre le niveau pré-crise et le creux de la courbe qui suit). Son effet net in fine s’appréhende comme l’écart entre le niveau des capacités de production pré-crise et leur niveau en sortie de crise. Or, cet écart est inférieur depuis la Covid-19, comparé à ce qui avait prévalu en 2009. C’est le signe de l’efficacité du «quoi qu’il en coûte» : ainsi les reports de charges, les aides à la trésorerie et les mesures de chômage partiel ont permis de sauvegarder des entreprises, et donc de réduire le risque que la mise en sommeil d’activités liée aux confinements ne débouche sur la destruction définitive de capacités de production.

Le rôle joué par les crises dans la désindustrialisation et la difficulté à recréer les activités disparues justifient les politiques mises en œuvre. Toutefois, ces capacités de production se sont révélées insuffisantes lorsque la demande a rebondi. Par exemple, la métallurgie, le papier-carton ou les plastiques-caoutchoucs font état d’un manque de capacités de production post-Covid dans un contexte de demande élevée. Ce décalage s’est traduit par un faible niveau des stocks, qui persiste dans le secteur des plastiques (graphique 15).

FRANCE : CAPACITÉS DE PRODUCTION DANS L’INDUSTRIE
FRANCE : NIVEAU DE STOCKS DANS L’INDUSTRIE

Entreprises et compétitivité : au milieu du gué

La notion de compétitivité est protéiforme. Certains aspects sont liés aux coûts de production, d’autres non. Ces derniers sont liés au niveau de gamme, notamment aux brevets, au taux d’équipement dans les technologies de pointe (robots par exemple), et plus généralement aux compétences qui permettent de limiter la concurrence sur une partie importante des biens exportés (biens à forte valeur ajoutée), comme au Japon, en Allemagne et Corée du Sud. Leurs exportations concernent des biens relativement complexes, donc peu concurrencés. C’est moins le cas de la France, qui a reculé ces dix dernières années dans les classements internationaux en la matière (comme celui du Harvard Growth Lab), passant derrière l’Italie. Ce recul se traduit par des exportations de biens davantage concurrencés, ce qui explique que les parts de marché à l’exportation de la France aient été davantage fragilisées par un désavantage en termes de compétitivité-coût.

Le coût du travail en France a longtemps été un frein, notamment vis-à-vis de l’Allemagne (graphique 16). L’écart a particulièrement augmenté en 2005-06, soit peu avant la récession mondiale de 2008-09. Cet avantage relatif de l’Allemagne, qui a existé pendant près de 15 ans, a vu l’excédent commercial allemand fortement croître pendant que le déficit commercial français se creusait. Les coûts du travail des deux côtés du Rhin sont aujourd’hui relativement proches, mais la désindustrialisation comporte un effet d’hystérèse?: difficile désormais de reconstruire en France des filières qui ont été largement relocalisées.

Un autre domaine important de la compétitivité-coût concerne la fiscalité. Celle qui s’applique aux entreprises en France (cotisations sociales patronales, impôts sur les sociétés et impôts de production nets des subventions d’exploitation) a été réduite au cours des cinq dernières années, avec la mise en œuvre du Crédit d’Impôt Compétitivité Emploi (CICE) et de la baisse de l’impôts sur les sociétés votés sous l’administration Hollande, puis celle des impôts de production. Cette dernière a contribué, avec la hausse des subventions d’exploitation liées au « quoi qu’il en coûte », à baisser la fiscalité nette pesant sur les entreprises en 2021, atteignant 56% de l’excédent brut d’exploitation (EBE). Toutefois, cette fiscalité devrait faire le chemin inverse en 2022 et remonter à 67% de l’EBE (graphique 17). Ce niveau reste supérieur à ce qui prévaut par ailleurs en Europe et traduit principalement le poids de la masse salariale, et celui des charges qui pèse sur cette dernière. Les fortes créations d’emploi en sortie de période Covid impliquent une nette hausse de la masse salariale (et donc des cotisations qui pèsent sur les salaires) qui entraîne ce rebond de la fiscalité sur les entreprises.

COÛT SALARIAL UNITAIRE : FRANCE VS. ALLEMAGNE
FRANCE : FISCALITÉ DES ENTREPRISES EN PROPORTION DE L’EBE

En parallèle d’un effort d’investissement coûteux en cours, qu’il faudra poursuivre (en raison des retards en termes d’équipement et de capacité), réduire la fiscalité des entreprises pourrait s’avérer judicieux afin qu’elles puissent répondre aux problématiques suivantes :

Une hausse du salaire net apparaît comme la meilleure réponse aux problématiques de pouvoir d’achat. Cette hausse devrait toutefois se faire à salaire brut relativement inchangé, afin de ne pas détériorer la compétitivité-coût, et supposerait donc une baisse des charges (salariales ou patronales).

Une nouvelle baisse des impôts de production permettrait de réduire le supplément de fiscalité qui persiste dans ce domaine par rapport aux autres pays européens.

Une condition préalable à une nouvelle baisse de la fiscalité supposera toutefois de faire apparaitre des marges de manœuvre dans les finances publiques, point sur lequel nous reviendrons dans la section suivante. Enfin, les entreprises pourraient avoir besoin de marges de manœuvre pour faire face à la hausse du prix des matières premières, qui commence à peser sur les trésoreries et les marges. Dans ce contexte, les entreprises françaises pourraient être plus vulnérables et le nombre de défaillances pourrait augmenter.

FRANCE : CRÉDIT AUX SOCIÉTÉS NON-FINANCIÈRES HORS ET AVEC PRÊTS INTRA-GROUPES

Ces dernières ont atteint 27 000 unités en 2021, soit près de moitié moins qu’en 2019 avant la crise Covid, principalement en raison de l’effet positif du « quoi qu’il en coûte »10. Deux éléments pourraient pénaliser les entreprises à l’avenir :

La dette des entreprises non financières : elle est, en France, structurellement supérieure à celle des pays voisins de la zone euro et l’adjonction des prêts garantis par l’État a encore accru l’écart. A cela s’ajoutent les prêts intra-groupes, que les statistiques de la Banque de France n’incorporent pas, mais qui le sont à celles de la BRI (graphique 18).

Le crédit inter-entreprises, au travers des délais de paiement qui sont accordés, et plus largement le besoin de fonds de roulement (différence entre crédits clients et crédits fournisseurs à laquelle s’ajoute le besoin financier associé à la variation des stocks). Ce besoin en fonds de roulement devrait s’accroître et peser sur la trésorerie de façon croissante à mesure que les entreprises reconstituent leurs stocks. Or, en avril 2022, selon nos estimations, les stocks dans l’industrie manufacturière sont revenus à un niveau normal (graphique 15) alors qu’ils atteignaient encore seulement les trois-quarts de ce niveau en janvier. Les stocks représentent désormais 60 jours de chiffre d’affaires contre 45 en début d’année, ce qui équivaut à un surcroît de EUR 45 mds de besoin en fonds de roulement selon nos calculs. Cela permet d’expliquer pourquoi, en complément de la hausse du coût de l’énergie, la trésorerie des entreprises est passée d’un niveau élevé en début d’année 2022 à un niveau légèrement en deçà de la normale depuis le mois d’avril, que ce soit selon l’enquête AFTE-Rexecode ou celles de l’Insee.

Finances publiques : se donner les moyens d’une nouvelle baisse de la fiscalité

Le budget de l’État est soumis à des contraintes fortes mais simples : tout déficit tire l’endettement à la hausse ; toute baisse d’impôt qui n’est pas équilibrée par l’augmentation d’un autre impôt ou une baisse de dépense équivalente conduit à une hausse du déficit.

Une conjoncture favorable a permis de réduire le déficit public entre 2017 et 2019, tout en autorisant une réduction globale des impôts au cours de la précédente mandature, d’une ampleur similaire pour les ménages et les entreprises (tableau 1).

L’ampleur du « quoi qu’il en coûte » entre 2020 et l’été 2021 a fait croitre la dette publique. Alors que les conséquences de l’épidémie de Covid-19 sur l’économie sont désormais moindres, la consolidation budgétaire revient sur le devant de la scène. Il s’agira de mener à bien les réformes qui permettront de réduire le déficit structurel et le ratio de la dette publique, tout en allégeant le poids de la fiscalité qui handicape l’économie française.

La baisse du service de la dette est un trait marquant de ces dernières années. Elle a libéré des marges de manœuvre budgétaires, qui ont permis notamment de soutenir le pouvoir d’achat des ménages.

RÉSUMÉ DES MESURES BUDGÉTAIRES 2018-2022

Toutefois, si le service de la dette a peu subi l’accroissement du niveau de dette publique c’est parce que les taux d’intérêt ont considérablement diminué. Alors qu’ils remontent aujourd’hui, le service de la dette devrait repartir à la hausse, la question portant sur l’ampleur de cette remontée.

Si la remontée actuelle des taux d’intérêt est remarquable, c’est parce qu’elle intervient après une très longue période de tendance baissière, en parallèle de celle de l’inflation, et même davantage que cette dernière. La baisse des rendements réels qui en résulte reflète la baisse tendancielle de la croissance réelle observée également sur longue période (graphique 19).

INFLATION ET RENDEMENT DE L’OAT À 10 ANS

Aujourd’hui, la hausse de l’inflation est telle que les anticipations de politique monétaire sont au resserrement, ce que les taux d’intérêt nominaux reflètent (avec un taux à 10 ans à 1,65% au 15 juillet 2022). À court terme, l’impact de cette hausse des taux nominaux sur le service de la dette sera fortement lissé par le fait que la maturité moyenne de la dette négociable est de 8 ans et demi selon l’AFT. De plus, cette dernière a émis ses obligations assimilables du Trésor (OAT) pour un taux moyen de 0,88% sur les six premiers mois de 2022. Cela reste inférieur au taux apparent de 1,3% observé en moyenne sur la dette négociable française à fin 2021. Enfin, d’après nos scénarios de taux et d’inflation, les courbes ne devraient se croiser (et le taux d’intérêt réel redevenir positif) qu’à l’horizon du 3e trimestre 2023.

Toutefois, il convient de remarquer qu’une hausse permanente des taux d’intérêt ne peut s’imaginer toutes choses égales par ailleurs. Elle suppose une hausse en parallèle de la croissance nominale?: des taux qui augmenteraient avec une croissance nominale inchangée impliqueraient le besoin d’assouplir la politique monétaire ultérieurement, ce qui ferait rebaisser les taux à un moment donné.

Sous l’hypothèse d’une hausse permanente de 100 points de base des taux d’intérêt sur les cinq prochaines années, le service de la dette passerait de 1,5% à 1,8% du PIB11, une hausse mesurée, cohérente avec celle du taux d’intérêt apparent, qui ne serait que graduellement affecté, atteignant près de 1,7% en 2027. Il se rapprocherait alors du taux d’inflation tel que nous l’anticipons (au sens du déflateur du PIB, indicateur plus pertinent pour la dynamique de la dette publique que les prix à la consommation), ce qui implique un taux d’intérêt réel apparent qui passe d’un niveau négatif à une valeur proche de zéro. Selon nos calculs, il resterait donc nettement inférieur à la croissance réelle attendue du PIB, ce qui permet que la dynamique automatique de la dette publique reste favorable (graphique 20).

FRANCE : CROISSANCE NOMINALE DU PIB, TAUX D’INTÉRÊT APPARENT ET ÉVOLUTION DU DÉFLATEUR DU PIB

En parallèle, il apparaît nécessaire de générer des nouvelles marges de manœuvre budgétaires afin de poursuivre la réduction de la fiscalité, sans détériorer les grands équilibres budgétaires, ce que le programme du candidat Macron prévoyait, une tâche qui s’annonce difficile. Les dépenses sociales représentent en France un poids dans le PIB supérieur à la moyenne européenne, 31% en France contre 26,9% en moyenne dans l’UE selon Eurostat en 2019 (dernière année où les données ne sont pas perturbées par la Covid-19). Les retraites constituent le poste le plus important (13,5% du PIB selon la Drees), là encore parmi les niveaux les plus élevés d’Europe, en cohérence avec un âge légal de départ à la retraite parmi les plus précoces, mais sans que cela ne résulte d’une espérance de vie en moyenne plus faible. Cet âge légal est fixé à 62 ans en France, contre 65 en Allemagne (et devant passer à 67 ans) ou 67 ans en Italie, tandis que l’espérance de vie est respectivement de 82,3, 81,1 et 82,9 ans.

Le vieillissement de la population devrait fragiliser le système par répartition. En effet, la France comptera 1,8 actif pour 1 retraité en 2021 à 1,5 pour 1 en 2035 selon le COR (et à près de 1,2 pour 1 en 2070 selon les projections de population de l’Insee). Toutefois, cet équilibre devrait moins se dégrader que dans d’autres pays, par exemple en Allemagne où la perspective d’avoir 1 actif pour 1 retraité en 2035 existait avant la dernière réforme.

Un nouvel allongement de la durée de cotisation en France permettrait d’augmenter le taux d’emploi des 55-64 ans, et dégager des marges de manœuvre budgétaires. Cela pourrait permettre une baisse de la fiscalité qui reste, notamment sur les entreprises, élevée en France. Les cotisations sociales représentent, en effet, 70% de leurs contributions fiscales et, étant prélevées sur le travail, elles pénalisent ce dernier en termes de coût (même si le financement de la dépendance a jusqu’ici été cité par le gouvernement comme devant bénéficier des économies faites au travers de la réforme des retraites).

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La période qui s’ouvre revêt de grandes incertitudes, en particulier concernant la durabilité de l’inflation en cours et, par conséquent, sur l’ampleur du resserrement monétaire à venir et du niveau que les taux longs atteindront in fine. Un impact plus important compliquerait la résolution de l’équation entre soutien à court terme (au pouvoir d’achat, à l’activité) et respect des objectifs à long terme, notamment en matière de politique budgétaire ou de transition écologique.

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE