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Inde : nouvelles turbulences

21/04/2022
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L’environnement économique et financier international n’est pas favorable à l’économie indienne. Même si le pays produit et exporte du blé, il sera pénalisé par l’envolée des prix des matières premières. Dans un contexte de ralentissement de la croissance, la consolidation budgétaire annoncée devrait être fragilisée. Le gouvernement sera contraint d’augmenter sensiblement ses subventions sur les engrais s’il veut contenir la hausse des prix alimentaires, lesquels constituent près de 46% du panier de consommation des ménages. Par ailleurs, l’Inde n’échappera pas à une dégradation significative de son déficit courant, induite par la hausse des prix du pétrole et les pressions à la baisse sur la roupie, surtout si les récentes sorties d’investissement de portefeuille se poursuivent. Les résultats des dernières élections régionales devraient assurer une certaine stabilité politique au moins jusqu’aux élections générales de 2024.

Décélération de la croissance avant le conflit en Ukraine

Au troisième trimestre de l’année budgétaire 2021/2022 (septembre-décembre 2021), la croissance de l’économie indienne s’est essoufflée. Le PIB réel a augmenté de seulement 5,4% en glissement annuel (g.a.) contre 8,5% le trimestre précédent. Sur l’année calendaire 2021, même si la croissance a rebondi de 8,1% par rapport à 2020, la hausse reste modeste par rapport à l’année 2019 (+1%).

PRÉVISIONS ÉCONOMIQUES DE l'INDE
INDE : INDICE DES PRIX À LA CONSOMMATION

Les prévisions de croissance pour l’ensemble de l’année budgétaire (achevée au 31/03/2022) restent favorables, mais elle ont été révisées à la baisse compte tenu du contexte géopolitique international et des tensions sur les prix des matières premières. En outre, les indicateurs d’activité pour le début de l’année 2022 restent mitigés. L’activité aurait commencé à ralentir bien avant le début du conflit en Ukraine.

INDE : PRODUCTION INDUSTRIELLE

La consommation des ménages reste particulièrement fragile. Les ventes automobiles ont affiché depuis le mois de novembre 2021 des performances inférieures à celles qui prévalaient avant l’épidémie de COVID-19. Le marché du travail peine à retrouver le dynamisme d’avant crise. Mi-avril, le taux de chômage était de 7,8% contre 7,3% en 2019 et le taux d’emploi n’était que de 37,6% en janvier contre près de 40% en 2019. En outre, en dépit du ralentissement de la demande intérieure, les pressions inflationnistes sont restées importantes.

En février, la hausse des prix était de 6,1% sur un an alors même que l’augmentation des cours du pétrole n’avait pas encore été répercutée sur les prix de l’essence. La décélération de la demande intérieure est confirmée par une légère baisse des recettes de TVA en janvier et février par rapport aux mois précédents, bien qu’elles soient encore supérieures au niveau d’avant-crise.

Le même mois la production industrielle a sensiblement décéléré par rapport au mois de janvier, tout comme le rythme de distribution des crédits bancaires, même si ce dernier reste supérieur à son niveau d’avant-crise. Les indices de confiance des entreprises restent favorables (les indices PMI indiquent toujours une accélération de la demande), bien qu’en légère baisse depuis un point haut atteint en novembre 2021.

Le conflit en Ukraine aura un impact direct limité…

Le conflit en Ukraine aura un impact direct limité sur l’économie indienne dans la mesure où le commerce de l’Inde avec la Russie et l’Ukraine est extrêmement modeste. Les exportations à destination de la Russie et de l’Ukraine ne représentent que 1% des exportations totales, les importations en provenance des deux pays 1,7%.

… Mais des risques indirects multiples

En revanche, les risques indirects sur l’économie ne sont pas négligeables. L’Inde doit faire face à deux chocs extérieurs : d’une part, la hausse des taux d’intérêt américains et, d’autre part, l’augmentation des prix des matières premières. Fort heureusement, ses comptes extérieurs sont solides et le pays devrait être en mesure de faire face à la dégradation de sa balance des paiements. Ses réserves de change sont aujourd’hui beaucoup plus confortables qu’en 2013. Elles atteignent l’équivalent de 20,1% du PIB (un peu plus de deux fois les besoins de financement à court terme) contre 16,2% du PIB fin 2012 (une fois les besoins de financement).

La hausse des taux d’intérêt américains pourrait générer d’importantes sorties de capitaux et entraîner une dépréciation de la roupie, en particulier si la banque centrale indienne (RBI) continue de maintenir une politique monétaire accommodante. Entre décembre et février, les sorties nettes d’investissement de portefeuille de la part des investisseurs étrangers ont atteint l’équivalent de 1,5% du PIB annualisé alors que les achats se sont élevés à 1,2% du PIB sur l’ensemble de l’année 2021. Néanmoins, la roupie est restée relativement stable (-1,6% sur la période décembre-février) grâce aux interventions de la banque centrale sur les marchés des changes. La forte hausse des prix des matières premières induite par le conflit et les sanctions prises à l’encontre de la Russie est un risque plus important.

Sur le plan alimentaire, l’Inde importe l’essentiel de ses céréales et huiles en provenance d’Ukraine (34,3% des céréales et 15,8% des huiles) et ses engrais en provenance de Russie (61%). La forte hausse des prix des céréales devrait toutefois avoir un impact modeste dans la mesure où l’Inde importe peu de céréales (hormis du maïs). Elle produit et exporte du blé et du riz. En revanche, le pays est un gros consommateur et importateur d’huiles animales et végétales. Sur le seul mois de mars 2022, les prix domestiques des huiles ont ainsi augmenté de près de 30% participant ainsi à hauteur de 12 points de base (pb) à la hausse des prix de détail. Enfin et surtout, l’Inde importe des engrais dont la hausse des prix (fortement corrélés à ceux du gaz) pourrait se répercuter sur les prix des produits alimentaires au cours des prochains mois à moins que le gouvernement n’augmente sensiblement ses subventions.

L’Inde est aussi un gros importateur de métaux (notamment de métaux précieux) et surtout de combustibles, qui constituaient en 2019 respectivement 12,3% et 31,9% de ses importations. La hausse des prix de l’énergie (+54,9% sur les trois premiers mois de 2022) et des métaux précieux (+9,3%) devrait entraîner un creusement du déficit courant et une hausse des pressions inflationnistes.

Au cours des trois derniers mois (décembre-février), le déficit commercial de produits pétroliers a enregistré une hausse de près de 30% par rapport à la moyenne annuelle de 2019. Selon les estimations de la RBI, une hausse des prix du pétrole de 10% aurait un impact de -0,2 point de pourcentage (pp) sur la croissance, de +0,3 pp sur l’inflation et de +0,4 pp sur le déficit courant (en % du PIB) si cette hausse se répercutait intégralement sur l’économie.

Pour contenir l’impact de la hausse des prix du pétrole sur le pouvoir d’achat des ménages, le gouvernement pourrait cependant décider de réduire les taxes ou d’accroître les subventions. Les taxes constituent près de 50% du prix de l’essence payé par le consommateur indien. Fin mars, le gouvernement n’avait annoncé aucune mesure de soutien à son économie. En revanche, anticipant la hausse de la facture pétrolière, il a fortement augmenté ses achats de brut à la Russie en février et mars à un prix très avantageux (30 USD en dessous du cours du brent, hors transport et assurance). Mais ces achats (13 millions de barils sur deux mois vs 16 millions sur l’ensemble de l’année 2021) restent marginaux par rapport aux besoins du pays, dont les importations totales de pétrole ont atteint 4,9 millions de barils par jour en 2021.

En conséquence, en supposant que les prix internationaux des matières premières restent à des niveaux élevés, le supplément d’inflation total, pour l’année 2022/2023, pourrait atteindre 1,5 pp et la hausse du déficit courant pourrait être de 2 points de PIB.

Budget à risque pour l'année 2022/2023

Le budget présenté en février pour l’exercice budgétaire 2022/2023 qui s’achèvera au 31/03/2023 est expansionniste. Le gouvernement privilégie un soutien à sa croissance plutôt qu’une consolidation de ses finances publiques. Il prévoit notamment d’augmenter ses investissements (+24,5%).

Le gouvernement anticipe ainsi une réduction modeste de son déficit (hors déficit des Etats) de 6,9% du PIB (budget révisé pour l’année fiscale 2021/2022) à 6,5% du PIB. Mais ce budget semble optimiste dans les conditions actuelles. Etabli avant le conflit en Ukraine, il prévoyait une forte réduction des subventions (-27%, i.e. l’équivalent de 0,7 point de PIB) par rapport au budget révisé 2021/2022. Ces baisses devaient porter sur le fioul, les engrais et l’alimentaire. Les montants des subventions prévus pour le budget 2022/2023 restaient toutefois légèrement supérieurs aux niveaux d’avant crise.

Les montants des subventions prévus pour le budget 2022/2023 resteraient légèrement supérieurs aux niveaux d’avant-crise. Mais les tensions sur les prix des matières premières et les risques baissiers sur la croissance devraient contraindre le gouvernement à réviser à la hausse ses dépenses de subventions, fragilisant ainsi la consolidation budgétaire annoncée.

Victoire du BJP aux élections électorales

Le parti de Narendra Modi, le BJP, est parvenu à garder le contrôle de quatre des cinq États qui tenaient des élections régionales en février-mars. Sa victoire dans l’Uttar Pradesh (UP) est un signal positif pour le premier ministre dans la mesure où cet État le plus peuplé est un bon indicateur des résultats des élections générales, lesquelles auront lieu en 2024. La position du BJP dans l’UP est néanmoins moins confortable qu’elle ne l’était en 2017, le parti ayant remporté 251 sièges contre 312 cinq ans plus tôt.

Le BJP a en revanche perdu le contrôle du Punjab derrière l’Aam Admi Party (AAP) qui remporte pour la première fois un État. Dans les États du Gujarat et de l’Himachal Pradesh, actuellement contrôlés par le BJP, les élections auront lieu en fin d’année. Globalement, les résultats de ces élections devraient assurer une certaine stabilité politique jusqu’aux prochaines élections, voire au-delà.

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