Eco Emerging

Parée pour l’atterrissage ?

13/04/2020
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Deuxième choc en deux ans

La Turquie est l’un des derniers pays européens à subir une paralysie partielle de son économie en raison du Covid-19. Avant cela, la croissance était en accélération, y compris au premier trimestre 2020 (la production industrielle a progressé de 7,3% en g.a. en moyenne sur les 3 derniers mois à fin janvier), suite à la crise du 2e semestre 2018 et aux efforts de relance mis en place à cette occasion.

Prévisions

Malgré cette surperformance antérieure, la Turquie ne sera pas épargnée par le choc, comme en témoigne une première dégradation des indicateurs de conjoncture en mars. Ainsi, l’indice de production anticipée par les entreprises retombe au niveau des points bas connus lors de la crise de 2018. En parallèle, les enquêtes sur les ménages ne montraient pas de dégradation en mars, reflétant pour le moment leur perception positive d’une désinflation en cours.

Inflation et taux directeur de la Banque centrale

Le choc du 2e trimestre 2020 sera sévère, pour deux raisons :

La Turquie n’échappera pas au choc majeur qu’a provoqué le Covid-19 sur le commerce international. Il est très probable que la baisse des exportations soit majeure (-20% au 2e trimestre) avec en première ligne les exportations de marchandises, notamment automobiles (15% des exportations de marchandises). La Turquie subira probablement également une baisse des flux touristiques lors de l’été 2020 (le tourisme représente 20% des exportations de biens et services).

Sujette elle-même au Covid-19, la Turquie subira une forte baisse de la demande domestique, avec une contraction de la consommation des ménages. L’investissement reprendra sa baisse pour terminer l’année 2020 25% en deçà de son niveau de la mi-2018.

In fine, la croissance turque devrait être négative en 2020, ce qui montre l’étendue du choc. L’acquis de croissance à la fin du 1er trimestre 2020 étant proche de 4%, cela implique une récession en cours d’année, qui fera davantage qu’annihiler cette performance. En 2021, nous anticipons un rebond relativement conséquent de la croissance. Comme le montre la crise de 2018, la dépréciation de la livre lors des périodes difficiles joue un rôle d’amortisseur. En effet, celle-ci renchérit et décourage en partie les importations, soutenant la production locale. Le fort rééquilibrage de la balance commerciale (déficit de 2,2% du PIB en 2019, contre 6,9% en 2017) en témoigne. Le soutien de la politique monétaire au crédit est un autre élément fondamental attendu de ce rebond, avec là encore, un parallèle avec l’après crise de 2018 : les prêts bancaires ont progressé de 11% en 2019.

En parallèle, l’inflation devrait diminuer avec la forte baisse du prix du pétrole. Elle devrait être de l’ordre de 10% en moyenne sur l’année, ralentissant de 12,2% au premier trimestre pour atteindre 8% en fin d’année, avant de rebondir en partie. Toutefois, le retour d’une croissance plus forte à l’horizon 2021 devrait intervenir trop tard pour empêcher une nouvelle hausse des créances douteuses. Ces dernières ont déjà quasiment doublé entre la mi-2018 et la fin 2019 pour atteindre 5,4% du volume total des prêts bancaires.

Le policy-mix toutes voiles dehors

L’hypothèse d’une relative résistance de la croissance turque s’appuie sur une réponse de politique économique rapide, avec la mise en œuvre dès le 17 mars d’un arsenal de mesures par la banque centrale, complété par des annonces budgétaires pour TR 100 mds (2,3% du PIB).

La banque centrale a été la première à réagir, afin de maintenir la liquidité du système bancaire et prévenir une contraction du crédit, ainsi que des défauts de paiement des entreprises. Sa réponse est d’abord passée par une baisse de son taux directeur de 100 points de base, à 9,75%. Elle poursuit ainsi un assouplissement entamé en juillet 2019 (1 425 points de base de baisse cumulée depuis juillet 2019) et qui devrait encore se poursuivre.

Elle a réduit de 500 points de base son coefficient de réserves obligatoires (RO) sur les dépôts en devises des banques qui respectent les contraintes de croissance du crédit, libérant USD 5,1 mds de liquidité en devises pour les banques. Surtout, celles-ci pourront s’appuyer sur le Reserve Option Mechanism, qui joue comme un stabilisateur automatique contracyclique pour les besoins de liquidité en devises. Ce mécanisme permet aux banques de libeller en devises ou en or une partie des RO constituées sur des dépôts en livre. En cas de besoin, elles peuvent récupérer ces devises. Pendant la crise de 2018, elles avaient ainsi bénéficié de USD 30 mds (sur les USD 49 mds de RO détenues en devises). Fin mars 2020, ces réserves constituent USD 23 mds et ont déjà commencé à être utilisées par les banques.

Par ailleurs, la banque centrale a mis en place des lignes de swap en dollar, euro et or notamment (à un taux inférieur de 125 points de base au taux de la politique monétaire). Elle a annoncé des lignes de crédit à hauteur de TRY 60 mds (USD 9 mds) pour les exportateurs et la prolongation des maturités de 90 jours sur les réescomptes arrivant à maturité d’ici au 30 juin (soit un volume de USD 7,6 mds de crédits). Elle a également déclaré qu’elle achèterait de la dette publique afin de financer le creusement du déficit de l’assurance chômage et accepterait des asset-backed securities et des mortgage-backed securities en tant que collatéraux dans ses opérations en TRY ou en devises.

En sus, le gouvernement a étendu le prolongement de maturité de 90 jours à l’ensemble des dettes bancaires des entreprises affectées par le Covid-19. Le paiement de la TVA et des cotisations sociales a été repoussé de 6 mois pour les secteurs touchés (tourisme, commerce, métallurgie, automobile, textile), tandis que les ressources du fonds de garantie des prêts ont été doublées (TRY 25 à 50 mds).

Une dette publique relativement contenue est un atout

Les finances publiques ne soulèvent pas d’inquiétudes majeures, malgré une politique budgétaire expansionniste depuis 2018. La croissance nominale du PIB est restée élevée (14% en 2019), annihilant l’impact du creusement du déficit budgétaire sur le ratio dette publique sur PIB.

Décomposition des réserves de change et en or turques

Il est probable que la politique budgétaire doive être utilisée encore davantage, notamment pour traiter l’impact social du Covid-19, (chômage, dépenses de santé), sachant que le chômage reste élevé (13,7% de la population active au dernier trimestre 2019). Compte tenu des annonces budgétaires et des stabilisateurs automatiques, le déficit devrait atteindre 7% du PIB, conduisant la dette publique vers 35% du PIB fin 2020, une hausse notable mais qui demeure à un niveau encore limité. Il reste envisageable que le gouvernement doive élargir ses mesures de soutien à un nombre plus conséquent de secteurs, à mesure que la baisse d’activité se diffusera à l’ensemble de l’économie, impliquant alors un nouveau creusement du déficit budgétaire.

Le policy-mix turc s’organise autour du maintien d’une croissance du crédit significative qui soutient la croissance nominale et facilite le remboursement des dettes. Dès lors, il est très probable que la banque centrale continue d’abaisser son taux directeur et maintienne un taux d’intérêt réel négatif. La livre turque devrait rester sur sa tendance à la dépréciation avec la forte probabilité qu’elle franchisse à nouveau le seuil de 7 TRY contre dollar avant la fin de l’année 2020. Ceci réduira en partie la désinflation importée provenant de la baisse du prix du pétrole (que nous anticipons à USD 38 par baril en moyenne en 2020).

Cette baisse du prix du pétrole devrait renforcer l’excédent courant en 2020 pour atteindre un niveau assez inédit de 3% du PIB. Cependant, une contraction des flux de capitaux est probable. Si le taux de roll-over sur la dette extérieure des entreprises et des banques est d’au moins 70%, les pressions baissières sur les réserves de change devraient être contenues. C’est un élément important dans la mesure où elles ne sont que de USD 41 mds en mars 2020 hors réserves obligatoires en devises des banques.

Selon l’Institute of International Finance avec seulement USD 2 mds d’amortissement de dette obligataire en dollars, ce n’est pas le secteur public qui pèsera le plus sur la liquidité en devises. Ce seront plutôt les banques turques et les entreprises non financières, avec respectivement USD 10,5 et USD 12 mds. Une difficulté à refinancer les échéances à venir accroîtrait encore le risque de crédit.

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