Edito

De l’inflation à la croissance : l’incertitude se déplace

04/09/2023
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Depuis peu, la Réserve fédérale comme la Banque centrale européenne emploient fréquemment le terme « incertitude », une donnée dont elles doivent tenir compte dans leurs décisions de politique monétaire. De même, les ménages, les entreprises et les investisseurs sont confrontés à différents types d’incertitude : l’incertitude entourant l’état exact de l’économie, celle sur la politique économique à venir et la politique monétaire en particulier, celle sur la transmission des chocs passés – i.e. les relèvements de taux d’intérêt – et les risques engendrés par des événements (géopolitiques, climatiques, etc.) susceptibles d’impacter l’économie. La Commission européenne demande chaque mois aux chefs d’entreprise et aux ménages s’il leur semble facile ou non de prévoir la situation future de leur entreprise ou leur situation financière. Le solde d’opinions représente leur incertitude économique. L’inflation semble avoir été jusqu’à récemment la principale source d’incertitude mais, à terme, la croissance économique devrait prendre le relais, l’attention se déplaçant désormais vers l’impact différé des hausses de taux directeurs passées.

Le terme « incertitude » est omniprésent dans la communication récente des banques centrales. Lors du symposium organisé par la Réserve fédérale à Jackson Hole à la fin du mois d’août, le président de la Fed Jerome Powell a déclaré qu’« il existe toujours une incertitude entourant le degré exact de restriction de la politique monétaire », ajoutant que la difficulté d’évaluer l’orientation de la politique monétaire qui devra être retenue est « accrue par l’incertitude sur les délais de transmission du resserrement monétaire à l’activité économique et, en particulier, à l’inflation ». De plus, certains chocs d’offre et de demande, uniques au cours de ce cycle, ont introduit une incertitude concernant la persistance des dynamiques qui en découlent[1]. Christine Lagarde, présidente de la BCE, a prononcé cinq fois le mot incertitude dans son discours de Jackson Hole, soulignant que « la politique monétaire ne doit pas devenir elle-même une source d’incertitude » et que les banques centrales devront « parler de l’avenir de manière à mieux faire comprendre l’incertitude à laquelle [elles sont] confrontées » pour préserver leur crédibilité[2].

UNE TAXONOMIE DE L’INCERTITUDE

En résumé, les ménages, les entreprises et les investisseurs font face à quatre types d’incertitude (Schéma 1). Le premier d’entre eux réside dans le fait de ne pas connaître l’état exact de l’économie : les ménages craignent de perdre leur emploi, les entreprises s’interrogent sur la vigueur de la demande, etc. C’est ce que l’on peut appeler « l’incertitude entourant les prévisions en temps réel » (nowcast uncertainty), c’est-à-dire la difficulté à produire une évaluation fiable de l’état actuel de l’environnement économique et du climat des affaires.

Le deuxième type d’incertitude concerne la politique économique, en particulier la politique monétaire dans la situation actuelle : les taux d’intérêt directeurs vont-ils continuer d’augmenter et, une fois que le taux terminal aura été atteint, combien de temps se maintiendront-ils à ce niveau ? Cette question est étroitement liée au délai avec lequel l’économie réagit aux chocs antérieurs, monétaires et autres. Les chocs dus à la pandémie, à la guerre en Ukraine, à l’envolée de l’inflation n’ont peut-être pas fini de se faire sentir. De plus, les délais de transmission de la politique monétaire sont longs, variables et ne peuvent pas être estimés avec précision ; cela sous-tend une incertitude sur les perspectives[3]. Enfin, le quatrième type d’incertitude est lié aux risques découlant des chocs (géopolitiques, climatiques, etc.) susceptibles d’avoir des répercussions économiques.

Dans le cadre de ses enquêtes réalisées auprès des chefs d’entreprise et des consommateurs, la Commission européenne a développé un indicateur d’incertitude économique (voir graphiques). Les participants sont interrogés sur la facilité ou la difficulté à prévoir la situation future de leur entreprise ou leur situation financière[4]. Les graphiques montrent l’évolution des indicateurs d’incertitude au cours des dernières années dans différents secteurs d’activité pour les entreprises ainsi que pour les ménages. Sans surprise, les dynamiques de l’industrie, des services, du commerce de détail et du bâtiment sont très proches. L’incertitude a bondi en 2020 avec la pandémie de Covid-19 avant de se replier. L’année dernière, la guerre en Ukraine a provoqué une autre envolée de l’incertitude, là encore suivie d’une baisse. L’incertitude des consommateurs a aussi augmenté en réaction à ces événements, mais la plus forte hausse a été enregistrée à la fin de 2022.

Les enquêtes de la Commission européenne permettent de déterminer si l’évolution de l’incertitude est liée aux changements de l’environnement économique et des perspectives. À cette fin, les graphiques de gauche comparent l’indicateur d’incertitude à l’évolution de la confiance des chefs d’entreprises/des ménages. A priori, on s’attendrait à une corrélation négative, ce qui est effectivement le cas pour les ménages. S’agissant des entreprises, la corrélation a aussi été négative lorsque la pandémie est apparue et au début de la guerre en Ukraine mais, depuis le deuxième semestre 2022, on observe un repli conjoint de l’incertitude et de la confiance des chefs d’entreprise.

D’autres facteurs sont donc manifestement à l’œuvre. L’évolution de l’inflation pourrait être l’un d’entre eux. Lorsqu’elle augmente rapidement et dépasse les anticipations, l’inflation nourrit l’incertitude : les chefs d’entreprise s’inquiètent de l’évolution de leurs coûts et de la possibilité de relever leurs prix, et les ménages de la perspective de perdre du pouvoir d’achat. Les uns comme les autres peuvent aussi craindre une hausse des coûts d’emprunt après le resserrement de la politique monétaire. Afin d’explorer ces possibilités, les graphiques de droite montrent l’évolution de l’incertitude et des anticipations relatives aux prix de vente[5]. Pour les différents secteurs d’activité comme pour les ménages, les anticipations relatives aux prix et l’incertitude diminuent depuis la fin de l’année dernière.

Le recul de l’inflation totale semble avoir entraîné une réduction de l’incertitude des agents économiques dans la zone euro. Le sentiment de plus en plus fort que la BCE s’approche du taux terminal devrait accroître le soulagement. En effet, avec le risque de nouvelles hausses des taux disparaît aussi celui de freins supplémentaires pour la croissance. Cependant, cela aura aussi pour effet de déplacer l’attention vers les vents contraires déjà en place et qui pourraient gagner en intensité. L’incertitude passera alors de l’évolution de la politique monétaire à la transmission des hausses de taux passées. Autrement dit, si l’inflation a été, jusqu’à une date récente, la principale source d’incertitude, à terme la croissance économique prendra le relais.

ZONE EURO : CONFIANCE, PERSPECTIVES D’INFLATION ET INCERTITUDE

William De Vijlder

[1] Source : Inflation: Progress and the Path Ahead, discours d’ouverture de Jerome H. Powell, président du Conseil des gouverneurs du Système de la Réserve fédérale lors du symposium de politique économique « Structural Shifts in the Global Economy », organisé par la Réserve fédérale de Kansas City, Jackson Hole, Wyoming, 25 août 2023.

[2] Source : « La politique monétaire en période de mutations et de ruptures », discours de Christine Lagarde, présidente de la BCE, lors du symposium annuel de politique économique « Structural Shifts in the Global Economy », organisé par la Réserve fédérale de Kansas City à Jackson Hole, Jackson Hole, 25 août 2023.

[3] D’après le dernier compte rendu de la réunion de politique monétaire du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne, les membres du Conseil ont « jugé important de chercher d’autres éléments permettant de déterminer si la dernière détérioration des perspectives de croissance reflétait l’impact des mesures de politique monétaire ou si elle pouvait également être due à des effets résiduels des répercussions des chocs antérieurs ou à des problèmes structurels plus durables pesant sur l’offre». Source : BCE, Compte rendu de la réunion de politique monétaire du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne, qui s’est tenue à Francfort-sur-le-Main le mercredi 26 et le jeudi 27 juillet 2023.

[4] L’indicateur présente les soldes d’opinion. Pour plus de détails, voir Commission européenne, programme conjoint harmonisé de l’UE pour les enquêtes auprès des chefs d’entreprise et des consommateurs, guide d’utilisation, janvier 2023.

[5] L’utilisation des anticipations relatives aux prix de vente s’explique par leur disponibilité par secteur économique. De plus, l’hypothèse est que, l’incertitude étant prospective, il est préférable de recourir à une mesure prospective des prix plutôt qu’à l’inflation observée, qui est rétrospective.

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