Eco Conjoncture

La Fed, prêteur en dernier ressort global

04/05/2020
PDF

« Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème. » Jamais, probablement, la célèbre formule du secrétaire au Trésor John Connally, prononcée après la décision unilatérale de l’administration de Richard Nixon de sortir le dollar américain du système de Bretton-Woods en 1971, n’aura semblé aussi désuète.

Les tensions financières extrêmes provoquées par la pandémie de Covid-19 ont entraîné, courant mars, une course au billet vert et perturbé les marchés de financement en dollar. La hausse du coût des échanges de devises contre dollar[1] dans les économies avancées (Japon, zone euro, Suisse, Royaume-Uni) comme dans les pays émergents (Corée, Chine, Malaisie, Pérou) a témoigné de la raréfaction du billet vert. Une étude récente de la Banque des règlements internationaux (BRI)[2] expose les raisons sous-jacentes à la flambée du coût d’accès au dollar. Elle oppose notamment les besoins accrus de refinancement en dollar des investisseurs institutionnels[3] (compagnies d’assurance, fonds de pension, gestionnaires d’actifs), en particulier asiatiques, et le tarissement de l’offre de dollar des banques[4] comme des intermédiaires de marché. Au cours des dernières semaines, l’appréciation du dollar[5] et le tirage des lignes de crédit de hors-bilan ont réduit la capacité des banques à offrir des services de couverture contre le risque de change tandis que les fonds monétaires américains prime, pourvoyeurs traditionnels de financements en dollar sur les marchés des billets de trésorerie, subissaient des retraits massifs.

En temps normal, lorsqu’une banque établie hors des États-Unis et n’ayant pas accès aux lignes de refinancement de la Fed[6] a besoin de se procurer des dollars, pour le compte d’un client (prêt, couverture d’un risque de change) ou pour son propre compte (acquisition d’un actif libellé en dollar, couverture d’un risque de change), elle se tourne vers le marché. Elle peut émettre de la dette (sécurisée ou non) en dollar ou procéder à un swap de change (devises contre dollars) sur les marchés FX swap[7]. En période de tensions sur les marchés de financement en dollar, elle peut se tourner vers la banque centrale du pays où elle est établie. Pour lui fournir des liquidités en dollar, cette dernière peut soit puiser dans ses réserves de change conservées sous forme de cash (libellé en dollar ou dans une autre devise et, dans ce cas, procéder à un swap de change), soit monétiser les actifs libellés en dollar qu’elle détient (par le biais d’une cession ou d’une mise en pension), soit, lorsqu’elle dispose d’un accord réciproque avec la Fed, tirer sur une ligne de swap en dollar.

Endossant le rôle de prêteur en dernier ressort global[8] que lui confère son statut d’émetteur de la monnaie d’échange et de réserve internationale (le dollar US), la Réserve fédérale américaine (Fed) a réactivé les accords de swap, permanents ou temporaires, conclus en 2008 avec 14 autres banques centrales. La Banque du Japon (BoJ) et la Banque centrale européenne (BCE) sont pour l’heure celles ayant le plus largement emprunté de dollars auprès de la Fed. En pratique, ces tirages contribuent très largement au refinancement des banques résidentes aux États-Unis. En complément de ces swaps de liquidités entre banques centrales (de nature à réduire la demande de dollar sur les marchés FX swap), l’assouplissement des contraintes de levier des banques américaines pourrait également contribuer à apaiser les tensions sur les marchés de financement en dollar (en augmentant l’offre de dollar émanant des banques comme des hedge funds ou gestionnaires d’actifs, lesquels bénéficieraient d’un accès plus aisé à la liquidité des broker-dealers). Afin de répondre à plus longue portée au besoin de liquidités en dollar, la Fed a également pris des dispositions inédites. Celles-ci ouvrent la possibilité aux banques centrales d’autres pays de mettre en pension auprès d’elle leurs portefeuilles de Treasuries. La Fed se tient ainsi prête à jouer, pour la première fois, un rôle qui l’apparente à un teneur de marché en dernier ressort à l’échelle mondiale. La tarification élevée du dispositif freine toutefois son usage et prive les marchés d’un outil d’apaisement potentiellement important.

Modus operandi des accords de swap entre banques centrales

Un swap de change entre deux banques centrales s’accompagne, comme entre deux contreparties privées, d’un engagement de rachat à terme à un prix convenu. Ce type de dispositif permet à une banque centrale d’obtenir des dollars, sans puiser dans ses réserves de change. Les liquidités ainsi obtenues sont ensuite prêtées par l’institut d’émission emprunteur aux banques commerciales locales. Ce faisant, la Fed revêt les habits du prêteur en dernier ressort à l’échelle internationale tandis que les banques centrales étrangères endossent, en quelque sorte, le rôle de teneurs de marché (dealers) en dernier ressort au niveau local.

La création de monnaie centrale consécutive au tirage des lignes de swap

L’encadré 1 retrace, à l’aide de comptes en T simplifiés, les principaux effets comptables du tirage d’une ligne de swap et de la fourniture de liquidités en dollar par une banque centrale étrangère aux banques commerciales de son ressort. Avant son débouclage, un swap de change en dollar a pour effet de gonfler le bilan de la Fed et d’accroître la base monétaire.

Dans un premier temps, la Fed octroie à la banque centrale étrangère une quantité de dollars en échange d’un montant équivalent de monnaie étrangère, selon le taux de change qui prévaut au moment de la transaction. La Fed s’engage à conserver les devises ainsi obtenues (à ne pas les prêter ou les investir), jusqu’à l’échéance du swap. Elle inscrit à son actif une créance sur la banque centrale étrangère (volume de dollars prêtés) et crédite le compte de cette dernière à son passif (dépôt de devises, libellé en dollar). La banque centrale étrangère inscrit symétriquement à son passif une dette à l’égard de la Fed (volume de dollars empruntés) et à son actif une créance sur la Fed (volume de devises déposés).

Dans un second temps, la banque centrale étrangère octroie un prêt en dollar à une banque commerciale de son ressort. Le risque de crédit est entièrement assumé par la banque centrale étrangère qui détermine seule la liste des institutions financières éligibles, le type de financement accordé, la liste des actifs mobilisables sous forme de collatéraux et les haircuts appliqués. Ce prêt s’accompagne d’un transfert de cash du compte de dépôt de la banque centrale étrangère (auprès de la Fed) vers celui de la banque correspondante (chargée de la compensation des transactions en dollar) de l’établissement bancaire étranger emprunteur (voir étape 3 de l’encadré 1). Le tirage de la ligne de swap donne ainsi lieu à un gonflement des réserves en banque centrale des institutions de dépôts résidentes aux États-Unis[9] (constitutives de la base monétaire[10]).

À l’échéance du swap, la Fed et la banque centrale étrangère procède à nouveau à un échange de monnaies, en sens opposé, au taux de change qui prévalait au moment de la transaction initiale[11] ; celui-ci détruit les réserves en banque centrale initialement créées. La banque centrale étrangère reverse à la Fed les intérêts perçus dans le cadre de ses appels d’offre auprès des banques commerciales locales.

Des conditions de prêts corrélées aux conditions de marché

Les modalités de prêt des liquidités en dollar ainsi obtenues sont variables d’une banque centrale à une autre. Dans la zone euro, les fonds sont alloués par la voie d’appels d’offres, à un taux d’intérêt fixe prédéfini ; la totalité des soumissions est servie. Les liquidités sont prêtées par le biais de prises en pension de titres ; des décotes sont appliquées à la valeur de marché des collatéraux mobilisés.

Certaines banques centrales procèdent par ailleurs à des appels de marge réguliers pour couvrir le risque de perte de valeur de l’actif apporté en sûreté ou pour couvrir le risque de change (appréciation du dollar avant le terme du swap). Au sein de la zone euro, par exemple, les collatéraux sont réévalués sur une base quotidienne ; des appels de marge pour la couverture du risque de change sont effectués sur une base hebdomadaire. Ces dispositions permettent de réduire les risques auxquels s’exposent les banques centrales et imposent une forme de discipline de marché. Ils sont toutefois de nature à exacerber la sensibilité des banques commerciales emprunteuses à la dégradation des conditions de marché.

Un outil monétaire et financier

À l’origine, les accords de swap entre banques centrales revêtaient un caractère purement monétaire. Ils étaient exclusivement utilisés aux fins d’interventions de change. Les accords de swap mis en place en 2008 se sont toutefois largement distingués tant du point de vue de leur ampleur (sans précédent) que de leur nature (essentiellement financière).

Encadré 1 : La création de monnaie centrale consécutive au tirage d’une ligne de swap entre banques centrales

Ils constituent depuis lors un outil destiné à préserver la stabilité financière, en facilitant l’accès au billet vert et en écartant, de ce fait, le risque de ventes en urgence d’actifs libellés en dollar. En pratique, ils contribuent, en réalité, très largement au refinancement des banques résidentes aux États-Unis (cf. infra).

Réactivation des lignes de swap

Déjà, en 2008-2009, l’activation des lignes de swap, en complément des prêts d’urgence et programmes d’achats de titres de dette[12], avait contribué à écarter le risque de cessions à vil prix par les banques commerciales étrangères de leurs portefeuilles de titrisations adossées aux prêts hypothécaires américains et à préserver le financement de l’économie américaine. La ruée sur les passifs des fonds monétaires américains à valeur liquidative constante avait asséché le marché des papiers commerciaux que les fonds alimentaient en liquidités, fermant ainsi le canal traditionnel d’accès au dollar des banques européennes et suisses, notamment.

Swap en dollar et financement du système bancaire américain

L’encours des lignes de swap en dollar avait atteint un point haut à USD 580 milliards en décembre 2008 et représenté près du quart du bilan de la Fed entre octobre 2008 et janvier 2009 (graphique 1).

La BCE, la BoE et la SNB avaient, à elles seules, bénéficié de près de 95% des liquidités en dollar prêtées par la Fed (80% pour la seule BCE). Ces liquidités prêtées par la Fed aux banques centrales étrangères, puis distribuées aux banques résidentes locales, avaient in fine été reprêtées aux banques résidentes aux États-Unis. Entre les 17 septembre et 31 décembre 2008, notamment, l’encours global de swap de devises contre dollar avait augmenté de USD 490 milliards. Sur la même période, les banques résidentes aux États-Unis (banques de droit américain et succursales américaines de banques étrangères) avaient contracté pour plus de USD 500 milliards de dette nette supplémentaire à l’égard d’entités affiliées implantées à l’étranger (maisons mères, filiales ou succursales,[13] cf. graphique 2).

Swap de liquidités pour les unes, repo pour les autres

Comme en 2008, la Fed privilégie la conclusion d’accords de swap avec les banques centrales étrangères émettant les principales devises utiles au financement des institutions financières américaines, des grands centres financiers et/ou de ses principaux partenaires commerciaux. Depuis la fin du mois de mars, les tirages ont permis d’apaiser les tensions sur certains FX swaps (dollar contre euro, yen, sterling ou franc suisse)[14]. L’assouplissement des contraintes de levier pourrait également jouer. La création de la facilité FIMA repo (en faveur des banques centrales étrangères ne disposant pas d’accords de swap avec la Fed) ne produira en revanche des effets bénéfiques qu’à la condition d’un allègement de sa tarification.

La Fed réactive son offre de billets verts …

Le 15 mars, la Fed et cinq banques centrales - zone euro (BCE), Angleterre (BoE), Japon (BoJ), Suisse (SNB) et Canada (BoC) - ont convenu d’abaisser le coût de leurs accords de swap réciproques (à OIS+25 points de base) et ouvert la possibilité, sur une base hebdomadaire, de prêts en dollar à 84 jours (en complément des opérations habituelles à sept jours, lesquelles sont assurées quotidiennement depuis le 23 mars dernier)[15]. Le 19 mars, la Fed annonçait, par ailleurs, la mise en place d’accords de swap temporaires (pour six mois au moins) avec une liste élargie de banques centrales. La liste est identique à celle de 2008 mais les volumes potentiels des opérations sont doublés. Les banques centrales d’Australie (RBA), du Brésil (BCB), de Corée (BoK), du Mexique (BdM), de Singapour (MAS) et de Suède (Riskbank) pourront tirer sur ces lignes jusqu’à USD 60 milliards chacune. Les banques centrales du Danemark (DanNB), de Norvège (Norges B.) et de Nouvelle-Zélande (RBNZ) pourront, quant à elles, en bénéficier à hauteur de USD 30 milliards maximum chacune.

La BoJ, principale contrepartie des accords de swap de la Fed

La BoJ, premier emprunteur de dollar auprès de la Fed
La BoJ, principal déposant auprès de la Fed ?

Le 23 avril, l’encours des tirages de liquidités en dollar réalisés auprès de la Fed atteignait USD 432,3 milliards (graphique 3). La moitié de l’encours consistait en emprunts de dollars contre yen ; le tiers, en emprunts de dollars contre euros. Deux observations peuvent être faites. D’abord, de même qu’en 2008, une large part des liquidités en dollar prêtées par la Fed aux banques centrales étrangères (+USD 378 milliards entre les 11 mars et 15 avril), puis distribuées à des banques non-résidentes, a, in fine, été reprêtée aux banques résidentes, ainsi qu’en témoigne le gonflement de leur dette nette à l’égard d’entités affiliées implantées à l’étranger (+USD 336 milliards)[16]. Les lignes de swap sont ainsi largement utilisées comme substituts à la fenêtre d’escompte. Ensuite, la position des banques centrales étrangères à l’égard de la Fed mérite d’être appréciée en termes nets. Certes, les volumineux besoins de refinancement en dollar des banques et investisseurs institutionnels japonais justifient la forte participation de la BoJ au dispositif. Pour autant, la BoJ est aussi probablement l’une des principales contreparties des opérations de mise en pension de la Fed (Foreign Reverse Repo Pool, FRRP[17]). Les données relatives aux réserves officielles du Japon, communiquées par le ministère des Finances, indiquent que le volume de dépôts de la BoJ « auprès de banques centrales étrangères et de la BRI » s’élevait à USD 127,2 milliards à fin mars. Ces statistiques ne sont pas suffisamment granulaires pour évaluer précisément le montant de cash déposé par la BoJ auprès de la Fed, en particulier dans le cadre de la FRRP. Toutefois, la trajectoire très comparable (au moins sur la période 2014-2019) des dépôts totaux de la BoJ auprès de banques centrales étrangères, dans les statistiques nationales japonaises, et celle des encours de la facilité FRRP, au bilan de la Fed, laissent imaginer que la BoJ constitue l’une des contreparties majeures de la Fed (graphique 4). Si cette interprétation des données est correcte, cela signifie que la BoJ empruntait, fin mars, près de USD 175 milliards de liquidités en dollar auprès de la Fed dans le cadre des accords de swap (USD 215 milliards le 23 avril) tout en lui prêtant l’équivalent de USD 127 milliards de cash dans le cadre de la FRRP. Théoriquement, le tirage d’une ligne de swap est neutre pour la banque centrale emprunteuse (le coût est entièrement supporté par la banque commerciale emprunteuse et le gain perçu par la Fed), à condition toutefois que la banque commerciale emprunteuse ne fasse pas défaut. Probablement la rémunération offerte par la Fed dans le cadre du dispositif FRRP[18] est-elle encore suffisamment généreuse[19] pour compenser l’exposition au risque de crédit assumée par la BoJ.

Le relâchement des contraintes de levier, de nature à soutenir l’offre de dollar

En complément de ces swaps de liquidités entre banques centrales (de nature à réduire la demande de dollar sur les marchés FX swap), certains allègements réglementaires pourraient également contribuer à apaiser les tensions sur les marchés FX swap (en augmentant l’offre de dollar). Le relâchement de l’exigence de levier des banques spécialisées dans la conservation et la gestion des titres (telles que Bank of New York Mellon, State Street et Northern Trust) pourrait notamment jouer[20]. Cette règle[21], applicable depuis le 1er avril dernier, exclut de la définition de l’exposition de ces établissements au titre du levier (dénominateur du ratio de levier bâlois) une partie des réserves excédentaires détenues en banque centrale[22]. Cette exclusion concerne non seulement les avoirs auprès de la Fed mais également ceux auprès des banques centrales des autres pays de l’OCDE. En supposant que le gain associé au prêt de dollar sur les marchés FX swap excède le différentiel de rémunération des réserves excédentaires, cet assouplissement pourrait conduire les grandes banques américaines spécialisées dans la conservation de titres à transférer leurs excès de réserves auprès de la Fed (stimulés par le programme d’assouplissement quantitatif) vers leurs comptes de dépôts ouverts auprès d’autres banques centrales, et ainsi accroître l’offre de dollar sur les marchés FX swap.

L’assouplissement de la contrainte de levier des très grandes banques, introduite par la Fed le 2 avril dernier[23], pourrait, également, œuvrer en ce sens. Cette règle exclut temporairement (jusqu’au 31 mars 2021) de l’exposition au titre du levier des Bank Holding Companies et Intermediate Holding Companies[24] américaines soumises à l’exigence de levier renforcée[25] (Supplementary Leverage Ratio) les réserves détenues auprès de la Fed et les Treasuries. Ce relâchement vise notamment à atténuer les contraintes de bilan auxquelles se trouvent confrontés les primary dealers (filiales de ces grands groupes), dont les inventaires de Treasuries ne cessent de progresser. L’exclusion des Treasuries devrait permettre aux dealers de solliciter plus largement des emprunts repo[26] (auprès de contreparties privées ou de la Fed) et d’accorder plus largement des prêts repo aux hedge funds ou gestionnaires d’actifs, pourvoyeurs importants de dollar, aux côtés des banques américaines, sur les marchés FX swap[27].

.. . et en étend la portée

Pour assurer un accès à la liquidité en dollar à plus longue portée, la Fed a annoncé le 31 mars la création d’une facilité de repo pour les banques centrales étrangères et autorités monétaires internationales disposant d’un compte FIMA auprès de la Réserve fédérale de New York (Foreign and International Monetary Authorities Repo Facility). Depuis le 6 avril et pour 6 mois au moins, ces banques centrales peuvent mettre en pension auprès de la Fed les obligations d’Etat américaines (Treasuries) dont elles disposent en échange de liquidités en dollar[28]. Les opérations se font au jour le jour et sont facturées au taux rémunérant les réserves (IOR, 0,1 % depuis le 16 mars) augmenté d’une prime de 25 points de base. Aucune limite de montant n’a été spécifiée mais la Fed doit approuver les demandes.

L’incidence de la facilité FIMA repo sur le bilan de la Fed

À l’instar des opérations de mise en pension de titres menées par la Fed auprès de banques centrales étrangères (FRRP), ces opérations de prise en pension sont réalisées par le biais de banques correspondantes américaines. La Fed inscrit, à l’actif de son bilan, une créance sur la banque centrale étrangère qui met en pension ses titres (sous la forme d’un repo) et crédite du même montant, au passif, le compte courant de la banque commerciale qui sert d’intermédiaire à l’opération (réserves auprès de la Fed). Cette dernière crédite à son tour, dans ses livres, le compte de dépôts en dollar de la banque centrale étrangère. Comme les accords de swap ou les opérations repo menées avec les primary dealers, cette facilité de repo va accroître le bilan de la Fed et contribuer à un gonflement de la base monétaire. La Fed s’expose, en revanche, dans le cadre de ces opérations à un risque de marché (baisse de valeur des Treasuries), a priori minime compte tenu des achats de Treasuries auxquels elle procède par ailleurs dans le cadre de l’assouplissement quantitatif (QE).

Un dispositif trop coûteux pour porter ses fruits

Délestage

La création de cet accès simplifié à la liquidité en dollar à l’intention des nombreux pays (notamment émergents) sans accords de swap bilatéraux avec la Fed vise à écarter le risque de cessions à vil prix de Treasuries[29] (afin de répondre à la demande domestique de financements en dollar ou contrer des tensions sur les changes). En février 2020, les banques centrales étrangères détenaient USD 4 260 milliards de titres du Trésor américain[30], soit un quart des USD 16 000 milliards de Treasuries négociables. Le Japon (USD 1 268 milliards) et la Chine (USD 1 092 milliards), tous types d’agents confondus (officiels ou non, financiers ou non), sont les deux principales économies créancières de l’Etat fédéral américain. Les statistiques relatives à la détention par des banques centrales étrangères d’actifs émis aux États-Unis et/ou libellés en dollar sont nombreuses[31]. Elles n’offrent malheureusement pas de ventilation nationale de la détention des Treasuries ; les délais de mise à jour sont, en outre, relativement longs. L’évolution de la valeur des portefeuilles de Treasuries que les banques centrales étrangères placent en conservation auprès de la Fed de New York offre toutefois un ordre de grandeur, même imparfait[32], des cessions de titres auxquelles elles ont probablement procédé (graphique 5) : leurs portefeuilles avaient dégonflé de USD 150 milliards entre les 26 février et 22 avril.

Pour l’heure, le coût élevé de cette facilité de repo n’a pas incité les banques centrales étrangères à y participer[33]. En la facturant au taux IOR+25 points de base (pb), la Fed assimile, implicitement, cette facilité à une quasi-ligne de swap (facturée au taux IOS+25 pb) Il s’agit pourtant bien d’un accord de prise en pension. Or, à titre de comparaison, le taux d’emprunt médian sur les marchés repo privés, le SOFR, s’élevait à 0,02% en moyenne en avril ; en outre, la Fed facture les opérations repo menées avec les primary dealers au taux IOR (0,1%) seulement. Abaisser le coût de cette facilité aurait pourtant des effets bénéfiques. Cela servirait, non seulement, l’objectif premier de cette facilité : offrir la possibilité aux banques centrales étrangères qui ne bénéficient pas d’accords de swap avec la Fed, de fournir des liquidités en dollar, à faible coût, dans leurs économies respectives. Cela serait également de nature à atténuer les tensions sur les marchés FX swap. Utilisée plus largement, la facilité FIMA repo permettrait de réduire les emprunts repo des banques centrales étrangères auprès des dealers, notamment américains. À l’instar du relâchement de la contrainte de levier des dealers, cela libérerait de l’espace au bilan des dealers en faveur du financement des hedge funds ou gestionnaires d’actifs et favoriserait ainsi l’offre de dollar sur les marchés FX swap.

***

L’enjeu du refinancement en dollar est aujourd’hui beaucoup plus grand qu’en 2008. Cela tient à la forte croissance de l’endettement en dollar hors des frontières américaines au cours des dix dernières années (encadré 2) et à la nature des agents endettés. Le stress sur la disponibilité des liquidités en dollar avait alors été atténué par le biais de financements aux banques en difficulté, de rachats d’actifs ou de dettes inscrits au bilan d’institutions financières très endettées.

Aujourd’hui, d’autres mécanismes apparaissent nécessaires. En interrompant brutalement l’activité économique mondiale, la crise actuelle fragilise directement l’économie réelle. Les contraintes pesant sur la production et l’acheminement des produits, provoquées par les mesures inédites de confinement prises dans la quasi-totalité des économies, exacerbent les besoins en fonds de roulement en dollar d’entreprises non financières. Fortement exposées les unes aux autres, par le biais des chaînes de valeur mondiales, certaines sont, en outre, très dépendantes des financements de marché[34]. Sans aucun doute, les accords de swap et de prise en pension conclus entre la Fed et les autres banques centrales ne seront-ils pleinement efficaces qu’accompagnés de dispositifs locaux appropriés de reports de charges, de prêts garantis ou de rachats de créances.

[1] D’après les statistiques de la BRI, les encours des marchés FX swap et forward ont doublé au cours des dix dernières années : ils s’élevaient à près de USD 60 000 mds à la fin juin 2019. Dans la très grande majorité des cas (90%), le dollar était l’une des deux monnaies échangées (à 96% dans le cas de swap entre dealers). Le dollar revêt ainsi une importance sur les marchés de swap bien plus grande que ne le suggère son poids dans le commerce mondial ou dans les réserves de change officielles.

[2] S. Avdjiev, E. Eren et P. McGuire (2020), Dollar funding costs during the Covid-19 crisis through the lens of the FX swap market, BIS Bulletin

[3] Les portefeuilles d’actifs libellés en dollar des investisseurs institutionnels ont gonflé au cours des dix dernières années.

[4] Depuis la crise financière de 2007-2008, la compression des marges liée au contexte de taux bas et les nouvelles contraintes réglementaires ont dégradé la capacité des banques à offrir des services de couverture du risque de change. Voir B. Erik, M. Lombardi, D. Mihaljek et H. S. Shin (2020), The dollar, bank leverage and real economic activity: an evolving relationship, BIS Working Papers, n°847

[5] Voir V. Bruno et H.S. Shin (2015), Cross-border banking and global liquidity, Review of Economic Studies, vol. 82, n°2

[6] Les banques étrangères ayant des filiales ou succursales aux États-Unis peuvent, par le biais de ces entités, emprunter en dollar à la fenêtre d’escompte de la Fed ou bénéficier de certains programmes d’achats de titres de dette (la Commercial Paper Funding Facility notamment) ou facilités de prêt (la Primary Dealer Credit Facility notamment) ouverts aux institutions de dépôts disposant d’un compte auprès de la Fed.

[7] Voir note n°35 de l’encadré 2

[8] E. Carré et L. Le Maux (2018), Globalisation financière et dollar swap lines: la Réserve fédérale et la Banque centrale européenne durant la crise de 2007-2009, hal-01933930

[9] L’opération de prêt de la banque centrale étrangère aux banques commerciales locales étant, en réalité, simultanée au tirage de la ligne de swap, le gonflement des avoirs de la banque centrale étrangère auprès de la Fed n’est pas perceptible dans les statistiques. Ainsi, au 22 avril, alors que l’encours des opérations de swap de la Fed (à l’actif de son bilan) s’élevait à USD 409,7 mds, les avoirs des banques centrales étrangères (au passif de son bilan) ne s’élevaient qu’à USD 16,3 mds. En raison de la simultanéité des opérations de prêt, une augmentation de l’encours de swap de la Fed a ainsi pour contrepartie un gonflement des réserves des banques résidentes auprès de la Fed.

[10] La base monétaire inclut les billets, pièces et réserves des institutions de dépôt auprès de la banque centrale.

[11] Les contreparties procèdent à des appels de marge dont le produit est enregistré sur un compte séparé en cas de dépréciation de l’une des deux monnaies avant le terme du swap. Voir IMF, Recording of Central Bank Swap Arrangements in Macroeconomic Statistics, Statistics Department

[12] Les prêts d’urgence mis en place dans le cadre de la Term Auction Facility (TAF) et le programme d’achats de billets de trésorerie (Commercial Paper Funding Facility, CPFF) ont également permis aux banques étrangères de se refinancer en dollar auprès de la Fed. 65% des prêts octroyés dans le cadre de la TAF avaient bénéficié à des filiales et succursales américaines de banques étrangères. Environ 60% des billets de trésorerie achetés dans le cadre de la CPFF avaient été émis par des filiales américaines de banques étrangères. Voir : United States Government Accountability Office (2011), Federal Reserve System : Opportunities exist to strengthen policies and processes for managing emergency assistance, GAO-11-696

[13] La dette nette des banques établies aux Etats-Unis (banques américaines et filiales américaines de banques étrangères) à l’égard d’entités affiliées étrangères s’était accrue de plus de USD 100 mds tandis que les créances nettes des succursales américaines de banques étrangères à l’égard d’entités affiliées étrangères avaient fondu de plus de USD 400 mds. Pour une analyse des dettes nettes accumulées par les banques résidentes aux Etats-Unis à l’égard d’entités affiliées implantées à l’étranger depuis le début des années 2000, voir C. Choulet (2015), QE et bilans bancaires : l’expérience américaine, BNP Paribas, Conjoncture, juillet-août 2015

[14] IMF (2020), Global Financial Stability Overview : Markets in the time of COVID-19, Global Financial Stability Report, avril 2020

[15] Depuis octobre 2013, le réseau de lignes de swap mis en place entre la Fed, la BCE, la BoE, la BoJ, la BNS et la BoC est permanent et sans limite de montants.

[16] Un moyen d’éviter le stigma associé à la fenêtre d’escompte

[17] Par le biais de la FRRP, la Fed met en pension au jour le jour des titres auprès de banques centrales étrangères, lesquelles lui prêtent en contrepartie du cash.

[18] La Fed ne communique pas de manière régulière sur le taux rémunérant la facilité FRRP. Elle ne fournit, pour chaque année, que des taux moyens pour les trois premiers mois, les six premiers mois et les neuf premiers mois à l’occasion de la publication de ses états financiers trimestriels (non audités). Ses états financiers annuels (audités) ne fournissent en revanche aucune information sur le taux annuel moyen. La reconstitution des taux pratiqués nous avait permis de mettre en évidence la rémunération très attractive du dispositif de la mi-2018 à septembre 2019. Voir C. Choulet (2019), Le nouveau rôle de la Fed sous Bâle 3, BNP Paribas; EcoFlash, Octobre 2019

[19] Le Comité de politique monétaire (FOMC) avait annoncé une baisse de la rémunération de la facilité FRRP en décembre dernier que semblait traduire la contraction des encours observée entre fin septembre 2019 et fin février 2020.

[20] Z. Pozsar (2020), US Dollar Libor and War Finance, Credit Suisse, Global Money Notes #29

[21] Department of Treasury, Office of the Comptroller of the Currency, Federal Reserve System, Federal Deposit Insurance Corporation (2019), Regulatory Capital Rule: Revisions to the Supplementary Leverage Ratio to exclude certain central bank deposits of banking organizations predominantly engaged in custody, safekeeping, and asset servicing activities, Final rule, Novembre 2019

[22] Conformément à la section 402 de la loi de soutien à la croissance économique, d’allègement réglementaire et de protection du consommateur (EGRRCPA) promulguée en mai 2018

[23] Federal Reserve System (2020), Regulatory Capital Rule : Temporary exclusion of US Treasury securities and deposits at Federal Reserve Banks from the Supplementary Leverage Ratio, avril 2020

[24] Filiales de banques étrangères

[25] Celles dont le bilan consolidé excède USD 250 mds

[26] Cette exclusion devrait également faciliter l’absorption par les primary dealers du déluge d’émissions de Treasuries effectuées en vue du financement du plan de relance américain.

[27] C. Borio, R. McCauley et P. McGuire (2017), FX swaps and forwards: missing global debt?, BIS Quarterly Review, September 2017

[28] Les mêmes décotes que celles imposées à la fenêtre d’escompte s’appliquent.

[29] Pour une analyse des fortes perturbations observées sur le marché des Treasuries à la mi-mars, voir A. Schrimpf, H.S. Shin et V. Sushko (2020), Leverage and margin spirals in fixed income markets during the Covid-19 crisis.

[30] https://ticdata.treasury.gov/Publish/mfh.txt

[31] Il existe onze séries.

[32] Cette statistique présente l’intérêt d’être communiquée sur une base hebdomadaire. Elle ne donne, toutefois, qu’une vision partielle de la détention de Treasuries des banques centrales étrangères (uniquement la fraction placée en conservation auprès de la FRBNY). Elle est en outre fondée sur le principe de propriété juridique : les titres cédés (acquis) temporairement par le biais d’une mise (prise) en pension sont exclus (intégrés).

[33] Le 22 avril (dernière statistique disponible à l’heure où nous écrivons ces lignes), l’encours des mises en pension de banques centrales étrangères auprès de la Fed était nul (il s’élevait à USD 1 million seulement le 8 avril).

[34] Z. Pozsar et J. Sweeney (2020), Covid-19 and Global Dollar Funding, Credit Suisse, Global Money Notes #27

[35] Un swap de change (foreign exchange swap ou FX swap) consiste en une double opération de change : un échange de devises au cours de change au comptant (spot) et un échange à terme (forward) en sens inverse à un cours convenu à l’avance. Un swap de devises (currency swap) est comparable à un FXswap excepté que le contrat prévoit l’échange des flux d’intérêt en sus du principal et court généralement sur une plus longue échéance. Un forward est un contrat d’échange de devises à une date et un cours convenu à l’avance (jambe forward du FX swap). Les FX swaps constituent l’instrument de premier choix pour la couverture du risque de change (75% des opérations), devant les forwards (22%) et les currencyswaps.

[36] Borio, McCauley et McGuire (2017)

[37] Une autre raison tient à la définition du contrôle qui dans le cas du cash requiert le contrôle du cash lui-même tandis que dans le cas d’un titre requiert le droit sur les flux de revenus associés. Un repo donne lieu au transfert de la propriété juridique des titres mis en pension mais pas de leur propriété économique, ils restent donc inscrits au bilan de l’emprunteur de cash.

[38] A. Schrimpf et V. Sushko (2019), Sizing up global foreign exchange markets, BIS Quarterly Review, December 2019

[39] C. Borio, R. McCauley et P. McGuire (2020), Foreign exchange swaps: Hidden debt, lurking vulnerability, VOX CEPR Policy Portal, February 2020

[40] Les activités de market-making des grandes banques (qui impliquent l’accumulation de positions courtes et longues sur un même instrument) et le statut de monnaie internationale du dollar (une institution européenne souhaitant investir dans un actif libellé en baht thaïlandais va échanger des euros contre des dollars puis des dollars contre des bahts) gonflent mécaniquement ces statistiques.

[41] Borio, McCauley et McGuire (2017)

[42] Borio, McCauley et McGuire (2017)

[43] Pozsar et Sweeney (2020)

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE

Découvrir les autres articles de la publication

Union européenne
Vers un système de retraite plus austère

Vers un système de retraite plus austère

Au cours des prochaines décennies, les pays européens seront confrontés à une augmentation des coûts liés au vieillissement de la population [...]

LIRE L'ARTICLE