Les taux directeurs étant proches de zéro, voire dans certains cas inférieurs, les programmes d’achat d’actifs, communément appelés Quantitative Easing (QE), sont devenus un instrument clé de la boîte à outils des banques centrales. Il en sera probablement ainsi pendant encore de nombreuses années tant il semble peu probable que l’inflation atteigne durablement un niveau suffisant pour que les taux directeurs remontent nettement au-dessus de zéro. L’autre raison est, bien entendu, le niveau du taux naturel d’intérêt, ou taux d’intérêt réel à court terme, impliquant ni hausse ni baisse de l’inflation, et conforme à l’objectif de la banque centrale. On peut néanmoins craindre que l’effet, sur l’activité et la demande, des achats d’actifs supplémentaires finisse par diminuer avec le temps et créer simplement des liquidités excédentaires dans l’économie[1]. La faiblesse des taux d’intérêt a aussi une autre conséquence : elle crée un espace budgétaire, c’est-à-dire la possibilité pour les gouvernements de stimuler la croissance, compte tenu de taux d’emprunt très bas et inférieurs au taux attendu de croissance nominale du PIB[2]. La moindre efficacité de la politique monétaire et l’accroissement de l’espace laissé à la politique budgétaire sont autant d’arguments en faveur d’une accélération des émissions d’emprunts publics pour, conjuguées à l’assouplissement quantitatif, stimuler la croissance. Cela renforce aussi les chances, pour la banque centrale, d’atteindre son objectif d’inflation.
On peut craindre qu’une telle coordination des politiques, aussi séduisante qu’elle soit en théorie, nous amène sur un terrain glissant, celui de la prédominance budgétaire dans laquelle la conduite de la politique monétaire est dictée par les finances publiques et viserait à maintenir la soutenabilité de la dette publique. Certains observateurs font ainsi valoir que les hausses de taux d’intérêt, jugées nécessaires au vu de l’évolution de l’inflation, seraient reportées au motif qu’elles augmenteraient les coûts d’emprunt du secteur public. En outre, elles entraîneraient des pertes en valeur de marché, au titre des obligations d’État, au bilan de la banque centrale. La prédominance budgétaire impliquerait ainsi une perte de crédibilité et, de facto, d’indépendance pour la banque centrale.
Certains responsables ont récemment apporté un bémol à l’idée selon laquelle nous nous orienterions vers une prédominance budgétaire. Ainsi, Ben Broadbent, vice-gouverneur de la Banque d’Angleterre, en charge de la politique monétaire, a fait valoir que, dans leur réaction face à la pandémie, les politiques monétaire et budgétaire ont répondu parallèlement aux pressions désinflationnistes et au choc subi par les ménages et les entreprises[3]. Dans la zone euro, les préoccupations liées à la prédominance budgétaire sont de deux sortes. Elles concernent, tout d’abord, les conséquences inflationnistes de l’assouplissement quantitatif. La crainte est que l’assouplissement quantitatif soit maintenu trop longtemps pour financer les déficits budgétaires. Cependant, compte tenu du mandat [de la banque centrale], de la définition de son objectif d’inflation et de l’orientation de la politique monétaire[4], de telles inquiétudes concernant le maintien du programme de QE, alors qu’il ne se justifie plus pour des raisons monétaires, sont sans fondement. De plus, si la BCE créait la surprise en prolongeant le QE, alors que l’inflation a dépassé l’objectif, une hausse des rendements obligataires serait quoi qu’il arrive inévitable. La banque centrale ne pourrait pas y faire grand-chose. La deuxième source de préoccupation est le risque que les achats de titres de la dette publique conduisent à une réduction de la discipline budgétaire, en particulier, dans les pays de la zone euro fortement endettés. Grâce aux programmes d’achat d’actifs et d’achat d’urgence pandémique, les spreads se sont comprimés. Cependant, ces interventions servent des fins monétaires en créant un environnement propice à la convergence de l’inflation vers la cible. À cet égard, il est essentiel d’éviter tout dysfonctionnement du marché. C’est ce qu’a souligné, dans un discours récent, Isabel Schnabel[5]: « Lorsque les rendements sont plutôt le reflet d’un mouvement de panique que de facteurs fondamentaux, les risques d’aléa moral sont négligeables et ils ne doivent pas empêcher la banque centrale d’agir avec détermination. Par ailleurs, son commentaire selon lequel « des niveaux d’endettement trop élevés pendant trop longtemps auront pour effet de pénaliser la croissance et de rendre la zone euro plus vulnérable » reflète la crainte que les futures récessions n’entraînent de nouvelles turbulences sur le marché, obligeant la BCE à intervenir. Lorsque la pandémie sera derrière nous, les gouvernements auront la responsabilité de restaurer leurs finances publiques, ce qui leur donnera une marge de manœuvre en cas de dégradation des conditions économiques. Ne rien faire reviendrait à faire porter le fardeau à la BCE face aux crises ultérieures. Ce serait alors un autre type de prédominance budgétaire.