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Amérique latine : les mécanismes de l’inflation

16/09/2022

L’inflation en Amérique latine connait sa plus forte progression en plus de 20 ans. En 2021, l’inflation avait déjà doublé en un an à 6.6 %  – un niveau comparable à celui relevé lors de la crise financière de 2008. En 2022, les projections sont encore à la hausse et devraient se situer dans une fourchette de 8 à 10 %. Alors dans quels pays les hausses des prix sont-elles les plus importantes ? A quoi sont-elles dues ? Et que font les autorités pour y remédier ?

Transcription

L’inflation en Amérique latine connait sa plus forte progression en plus de 20 ans. En 2021, l’inflation avait déjà doublé en un an à 6.6 %  – un niveau comparable à celui relevé lors de  la crise financière de 2008. En 2022, les projections sont encore à la hausse et devraient se situer dans une fourchette de 8 à 10 %. Alors dans quels pays les hausses des prix sont-elles les plus importantes ? A quoi sont-elles dues ? Et que font les autorités pour y remédier ? 


 1-Où observe-t-on les progressions de prix les plus importantes ? 

Nous pouvons classer les pays de la région en 3 groupes 
1)    Dans un 1er groupe, nous avons des pays pour lesquels l’inflation a totalement décroché 
a.   Le Vénézuéla qui affiche une inflation a trois chiffres à 117 % en août ;
b. Ensuite viennent l’Argentine et le Suriname – qui ont connu des épisodes de restructuration de leur dette souveraine ; dans ces pays l’inflation est comprise entre 50 et 70 %  ;
c.  Nous retrouvons aussi Haïti et Cuba où la hausse des prix avoisine les 25 % en raison de pénuries liées à des sanctions internationales ou bien, dans le cas d’Haïti, en raison d’une situation de crise économique et institutionnelle présente depuis plusieurs années. 

2)    Dans un 2e groupe nous retrouvons les principales économies de la région avec une inflation comprise entre 8 et 14 %. 
a.    On a tout d’abord des économies (qui ont des niveaux d’inflation comparable à la zone euro et aux États-Unis) aux alentours de 8-9 % comme le Mexique, le Guatemala, le Pérou, l’Uruguay et depuis peu, le Brésil, qui est parvenu à faire baisser son taux inflation en réduisant les impôts sur certains produits ; 
b.    Et puis à des niveaux un peu plus élevés, dans une fourchette de 10 à 14 %, nous avons, dans cet ordre, la Colombie, le Nicaragua, le Costa Rica, et le Chili.

3)    Nous avons enfin un 3e groupe de pays qui connait une inflation plus faible très souvent inférieure à 5 %
Là,  nous retrouvons des pays entièrement dollarisés comme l’Équateur et le Panama mais aussi des pays comme la Bolivie qui a déployé d’importantes subventions et mis en place des contrôles sur les prix.
Deux  remarques : 
•    La première c’est que si l’on met de côté les pays qui ont décroché, l’inflation se situe en moyenne à 7 points au-dessus des cibles fixées par les banques centrales dans la région.
•    Deuxième remarque : beaucoup de pays se retrouvent dans une situation inédite mais des taux d’inflation comparables ont déjà été observés avant la pandémie dans certaines économies. C’est le cas notamment du Brésil, de la Colombie ou de l’Uruguay, qui en 2016, avaient une inflation proche de 10% 

2-A quoi cette hausse des prix est-elle due? 
a)    Elle s’explique tout d’abord par des facteurs globaux : 
•    Choc de la Covid, reconfinements en Chine et plus récemment Guerre en Ukraine, ont pesé sur la disponibilité et le prix des intrants dans l’industrie, mais aussi sur la hausse du coût des transports, des prix des denrées alimentaires et de l’énergie. Ainsi des pays comme le Brésil ou le Mexique qui ont des secteurs manufacturiers assez importants ont fortement subi les effets de ces chocs d’offre externe et ont connu une forte poussée des prix à la production ; 

•   Plus récemment, le choc inflationniste a été amplifié par les problèmes d’approvisionnement d’engrais liés aux embargos sur la Russie et la Biélorussie. Il faut rappeler que la région est la 2e zone du monde la plus dépendante aux importations d’engrais dont 80% des besoins sont actuellement comblés par des marchés externes. 

b)    On a ensuite des facteurs spécifiques aux pays où l’inflation donne souvent un coup de projecteur sur les fragilités structurelles des économies de la zone.

1.    Par exemple, plusieurs pays ont connu d’importants mouvements de dépréciation de leur monnaie en 2021 (souvent liés à des inquiétudes concernant leur position budgétaire ou la montée des risques politiques). Ce phénomène est venu aggraver l’effet des chocs externes en accentuant l’inflation importée. On retrouve dans ce cadre de figure l’Argentine, la Colombie, le Chili le Pérou mais aussi le Brésil ; 

2.    Certains pays ont connu des contraintes fortes sur leur appareil de production dans le sillage de la Covid, surtout  des pays ayant déployé d’importants programmes de relance (comme au Brésil). C’est certes un phénomène global mais l’Amérique latine a été d’autant plus touchée qu’elle a des niveaux d’investissement sur PIB qui sont structurellement faibles souvent environ 2 fois moins élevés qu’en Asie émergente. Cette situation fait que le tissu productif est plus sujet à des goulets d’étranglement ; 

3.    Autres facteurs aggravants - certains pays ont été confrontés à des événements climatiques exceptionnels. Par exemple, la crise hydrique au Brésil en raison de la sécheresse, qui a fortement pesé sur les prix de l’électricité ;

4.    La structure des économies joue aussi un rôle : notamment le degré de dépendance des économies aux importations de denrées alimentaires qui explique notamment la forte progression de l’inflation surtout dans les pays des Caraïbes comme le Bahamas, la Barbade, Haïti ou Cuba, où la proportion de l’alimentation dans les importations totales peut dans certains cas avoisiner les 40 % ;

5.    Le profil de consommation des ménages est aussi un autre facteur surtout dans un contexte de forte augmentation du prix des matières premières. Par exemple, l’alimentaire capte en moyenne 25% des dépenses des ménages latino-américains. A titre de comparaison, en Europe occidentale cette proportion varie entre 8 % (par exemple au Royaume-Uni) et 13-14 % en France et en Italie ;

6.    Toutefois, nous avons aussi des pays ou l’origine de l’inflation n’est pas exclusivement liée à des contraintes sur l’offre mais reflète aussi une demande dynamique parfois en surchauffe, souvent alimentée par des mesures de relance budgétaires. C’est le cas notamment de la Colombie et du Chili.

Une remarque importante : la boucle prix-salaires n’est pour l’instant pas un vecteur d’accélération de l’inflation comme on a pu le voir par exemple en Europe émergente où le marché du travail est très tendu. A contrario, en Amérique latine, les niveaux de chômage restent élevés et même si l’on a une reprise de l’emploi, entre 50 et 80 % des emplois créés l'ont été dans des conditions informelles, défavorisant de fait les négociations collectives sur les salaires. 
Pour autant on a des mécanismes à l’œuvre qui rendent l’inflation plus persistante : 
•    Par exemple certains pays ont des mécanismes d’indexation des salaires pour le travail formel ou les loyers (comme au Chili et au Brésil). Ces mécanismes sont fortement liés à des épisodes d’hyperinflation dans les années 80-90, lesquels d’ailleurs pèsent dans la mémoire collective et influent sur les comportements de consommation et d’épargne des ménages ;
•    Cette indexation et ces facteurs psychologiques font que l’inflation peut se propager plus facilement à d’autres secteurs de l’économie.
 
3-Que font les autorités monétaires pour remédier à la situation ? 
Dans l’ensemble, les montées de taux ont été plus rapides et plus marquées par rapport à d’autres régions du globe et  par rapport à de précédents cycles de resserrement monétaire. En moyenne, si l’on enlève les pays "décrocheurs", les remontées de taux sont de l’ordre de 700 à 800 points de base depuis mars 2021. 
Alors certes, les banques centrales ont été dans l’ensemble proactives mais il faut rappeler deux points : 
1)    En dépit des fortes remontées de taux, plusieurs pays ont une politique monétaire qui n’est toujours pas en territoire restrictif (c’est le cas du Pérou ou de la Colombie) ;

2)    Autre point important, la hausse des taux en Amérique latine a des limites en matière de lutte contre l’inflation et ce, pour plusieurs raisons : 
•    Premièrement parce l’action des banques centrales influe sur la demande agrégée et non pas l’offre (or la plupart des économies sont principalement sujettes à des chocs d’offre) ; 
•    Deuxièment, parce que le canal du crédit en Amérique latine est beaucoup moins vigoureux qu’en Asie par exemple. A l’exception du Chili, les niveaux d’intermédiation bancaires sont assez faibles à cause d’une forte informalité et cela pèse sur l’impact que peut avoir des changements de taux sur l’économie
•    Troisièment, la politique monétaire reste souvent fortement contrainte par la politique budgétaire surtout dans un contexte où l’on assiste à une montée du risque social du fait de la hausse de l’insécurité alimentaire et du coût de l’énergie.
o    Plusieurs pays ont d’ailleurs connu des remous sociaux (Pérou, Équateur, Panama, Guatemala). 
o    Et donc même quand la quasi-totalité des Etats de la région ont mis en place des dispositifs de préservation du pouvoir d’achat, quand ces mesures ne sont pas ciblées et n’ont pas un caractère temporaire, elles peuvent agir défavorablement sur l’inflation soit par le canal de la demande, soit par le canal du taux de change via l’affaiblissement des monnaies, surtout dans les pays qui connaissent d’importantes fragilités sur le plan budgétaire.

 

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE