Eco Conjoncture

Élections européennes : entre le Brexit et la fragmentation politique

19/05/2019

Pour la plupart des observateurs, les élections européennes sont avant tout vues comme un bulletin de santé politique simultané de l’ensemble des pays de l’Union européenne. Les grandes tendances mises en évidence par les sondages ne devraient pas être démenties. Dans cet article, nous évoquons quelques-unes des conséquences possibles de ces élections sur l’équilibre des forces à Bruxelles et le déroulement des événements qui vont suivre.

A quelques jours des élections du Parlement européen de mai 2019, nous revenons sur les enjeux du scrutin pour les observateurs économiques et fournissons une grille de lecture pour le déroulement des événements qui vont suivre (constitution des groupes politiques, nomination du président de la Commission, puis des commissaires), jusqu’à l’entrée en fonction de la prochaine Commission européenne attendue le 1er novembre prochain.

Enjeux d’image et de pouvoir

Pour la plupart des observateurs, y compris économiques, les élections européennes sont avant tout vues comme une forme de bulletin de santé politique simultané de l’ensemble des pays de l’Union européenne. Tout en restant à l’échelle du monde un pôle de stabilité démocratique, l’Europe est le siège de tensions qui, si elles ne lui sont pas propres, n’en sont pas moins réelles. Des revendications séparatistes régionales perdurent, voire prospèrent dans plusieurs États de l’Union. La fragmentation du paysage politique progresse un peu partout, et s’accompagne régulièrement d’épisodes de blocage ou d’affaiblissement du pouvoir politique (parlements sans majorité, coalitions et gouvernements minoritaires, élections anticipées, etc…). Enfin, la plupart des Etats membres hébergent des courants politiques hostiles à l’Union européenne ou à la monnaie unique, et il est encore beaucoup trop tôt pour savoir quel impact aura, à terme, l’épisode britannique sur ces courants de pensée. Dans cet environnement, beaucoup cherchent avant tout à évaluer, à travers ces élections, la portée de ces tensions, et se demandent notamment à quel point la montée en puissance des partis ou des courants politiques extrémistes, nationalistes ou eurosceptiques sera forte et généralisée, et si leurs moyens d’influence en sortiront renforcés.

Au-delà de ce message, les élections européennes sont un enjeu de pouvoir réel pour les institutions européennes. Il est vrai que, dans le triangle institutionnel qu’il forme avec la Commission et le Conseil, le Parlement européen est probablement le plus mal connu du grand public. Pourtant, et paradoxalement, l’élection de ses membres, via un scrutin proportionnel direct dans chaque État de l’Union européenne (UE), est le moment démocratique phare du cycle institutionnel de l’UE. En outre, le rôle du Parlement européen est loin d’être anecdotique. Son pouvoir législatif a été renforcé par la mise-en-œuvre du traité de Lisbonne et la généralisation de la procédure de co-décision[1], et ce pouvoir pourrait encore s’accroître à l’avenir si, un jour, des réformes institutionnelles d’assez grande ampleur sont mises en œuvre dans l’UE ou la zone euro. Le Parlement européen dispose en outre de pouvoirs de contrôle des institutions et de pouvoirs sur la nomination du plusieurs hauts responsables européens. Une partie de ces pouvoirs va d’ailleurs s’exercer dans les tout prochains mois puisque les élections au Parlement marquent le coup d’envoi d’un processus de renouvellement des institutions européennes avec l’installation d’une nouvelle Commission européenne, et la définition par son président d’un programme pour la législature.

Dans ce cadre, l’équilibre des forces qui s’installera dans l’hémicycle à l’issue des élections ne sera pas sans conséquences sur le fonctionnement de l’UE au cours de la prochaine législature. En outre, le résultat de ces élections est un message envoyé aux exécutifs de chaque pays sur l’opinion de ses propres citoyens vis-à-vis de l’Europe et des questions européennes et sur celui de ses principaux partenaires. Un message appelé à jouer un rôle dans le calibrage des ambitions européennes, à la fois à Bruxelles et dans les capitales nationales.

Le (non) Brexit chamboule-tout

Faute d’adoption de l’Accord de retrait («Withdrawal Agreement Bill ») avant le 22 mai 2019, le Royaume-Uni est contraint d’organiser des élections et d’élire des députés européens britanniques le 26 mai prochain.

Certes, lors de l’accord pour une nouvelle extension qu’elle a obtenu du Conseil européen le 10 avril dernier, Theresa May s’est engagée à ce que les députés britanniques n’interfèrent pas, tant que le Brexit sera d’actualité mais non effectif, dans les grandes décisions européennes et en particulier dans les nominations attendues ces prochains mois.

Dans la pratique toutefois, Mme May n’aura pas les moyens d’imposer une telle neutralité aux députés britanniques, dont certains pourraient continuer à croire qu’une solution à la crise politique du Brexit se trouve du côté des leaders européens à Bruxelles. En outre, et alors que toutes les issues aux négociations du Brexit sont encore possibles, on ne peut pas non plus exclure que la présence de ces députés à Bruxelles se prolonge durablement, soit parce que le Brexit n’a finalement pas lieu, soit parce que la date butoir (actuellement fixée au 31 octobre) est à nouveau reportée.

Pour la clarté du propos, nous décrirons d’abord les grandes tendances des intentions de vote et les conséquences pour la composition du parlement sans la présence des députés britanniques (et donc en tenant compte de la réallocation des sièges décrite dans l’encadré 2). L’hémicycle décrit est celui qui sera réuni dès lors que le Brexit sera effectif, si les Britanniques trouvent un accord après le 22 mai. Dans un second temps, nous évaluons en quoi la participation du Royaume-Uni change ces projections. Cet hémicycle sera celui qui s’installera à Bruxelles en juillet prochain si les élections ont lieu au Royaume-Uni, et, ce, tant que le Brexit n’aura pas eu lieu.

Fragmentation politique accrue et consolidation des forces eurosceptiques

Avant cela, commençons par décrire la composition du Parlement pendant la législature qui vient de s’achever. Déjà, lors des élections de 2014, au sortir de la crise économique et celle de la zone euro, la principale tendance observable était la poussée des votes contestataires et eurosceptiques, aux extrêmes de l’échiquier politique. Celle-ci a de fait bien eu lieu dans de nombreux États, et notamment en France et au Royaume–Uni où le Front National et UKIP étaient arrivés en tête des suffrages en 2014.

Sans mettre véritablement en péril leur hégémonie, cette poussée avait eu pour résultat d’affaiblir la domination des groupes politiques traditionnels - les conservateurs du PPE, les sociaux-démocrates S&D, les centristes et libéraux d’ALDE et les Verts - au sein desquels se construisaient traditionnellement l’essentiel des majorités au sein du Parlement. Malgré tout, au cours de la législature qui s’achève, les conservateurs du PPE et les sociaux-démocrates de S&D détenaient encore à eux deux plus de 54% des sièges de l’hémicycle (cf. graphique 1). Avec les élus d’ALDE et des verts, ils détenaient près de 70% des votes[2].

Depuis de longs mois, et quelle que soit l’évolution des intentions de vote et l’incertitude attachée aux projections dont nous disposons, il est apparu clairement que les élections à venir vont largement amplifier la tendance. Le graphique 2 présente une estimation de la répartition des députés au sein du Parlement par groupes politiques. Ces estimations, arrêtées pour ce qui concerne cette étude au 06 mai 2019, sont réalisées par Poll of Polls et Politico par agrégation des résultats de multiples sondages d’opinions réalisés dans les différents pays de l’UE[3].

Parlement européen sortant
Projection du prochain Parlement, post Brexit

D’après ces projections, et sans la participation du Royaume-Uni à ces élections, PPE et S&D pourraient bien ne rassembler que 44% des parlementaires à l’issue des élections (soit une baisse de 10 points de pourcentage par rapport au Parlement sortant), et moins de 65% avec les élus ALDE et des verts (-5 points). Le groupe des élus d’extrême gauche GUE/NGL conserverait un poids à peu près identique (environ 7% des élus). S’agissant des groupes nationalistes/eurosceptiques/ souverainistes, la lecture est moins claire dans la mesure où ces groupes sont en voie de réorganisation (cf. infra). La simple somme des estimations formulées pour les élus du groupe ECR (délesté des élus Tories en cas de départ du Royaume-Uni), de ceux susceptibles de se regrouper autour du parti de Matteo Salvini, d’une part, et du mouvement 5 étoiles, d’autre part, donne à première vue un poids identique à ces partis avant et après les élections (un peu au-dessus de 20 des sièges), mais c’est compter sans les élus pour l’instant répertoriés comme non-inscrits (plus de 7% des sièges), dont une grande part est susceptible de rejoindre l’un de ces groupes dans les semaines qui suivront les élections.

Dans l’ensemble, nous retenons cinq grands enseignements de ces projections :

  1. A l’issue des élections du 26 mai, le PPE devrait rester le premier groupe politique du parlement, mais subir un recul important ;
  2. Le scrutin devrait également entériner la baisse d’influence des partis traditionnels, et en particulier des conservateurs et des sociaux-démocrates dont les groupes, à eux seuls, ne recueilleront plus 50% des voix au sein du parlement. Des alliances tripartites au minimum seront nécessaires pour tous les votes.
  3. Le groupe des centristes libéraux ALDE est appelé à devenir le troisième groupe du parlement, en particulier sous la poussée des élus français de la République en marche et espagnols de Ciudadanos. Il espère clairement jouer un rôle clé dans la prochaine législature, en devenant la principale force d’appoint à même de construire les majorités.
  4. La poussée des élus eurosceptiques et souverainistes sera réelle, mais elle est encore difficile à évaluer compte tenu de la grande dispersion des partis qui la représentent, de la mobilité des partis politiques au sein des groupes, et du nombre des nouveaux entrants.
  5. En tout état de cause, il est extrêmement probable que le groupe qui se constituera autour du parti de Matteo Salvini, assez proche du groupe actuel Europe des Nations et des Libertés (ENF), dont les plus grosses délégations devraient être italienne (Ligue du Nord) et française (Rassemblement National) devienne, de loin, le principal groupe nationaliste, et le quatrième groupe du Parlement européen.

Brouillard anglais

Que change la tenue d’élections au Royaume-Uni à ce paysage ?

A première vue, les estimations présentées sur le graphique 3 laissent penser que la participation des Britanniques au scrutin ne va pas modifier fondamentalement les grands équilibres. En fait, le scrutin britannique a plusieurs effets divergents sur les élections. D’abord, un effet de structure lié à la non-réallocation des sièges britanniques[4], réallocation qui devait notamment bénéficier à des États (France, Italie) où la dynamique de vote en faveur des partis nationalistes issus du groupe ENL est forte. D’autre part, un effet de composition, lié au fait que les députés conservateurs britanniques (Tories) ne siègent pas au sein du groupe PPE comme le font leurs homologues des autres états, mais au sein du groupe ECR (conservateurs et réformistes européens).

Projection du prochain Parlement après la tenue d'élections au Royaume-Uni

Troisièmement, un effet lié aux résultats attendus de l’élection au Royaume-Uni[5]. De ce point de vue, les sondages montrent clairement une dynamique en faveur du Brexit Party de Nigel Farage, d’une part, et des Libéraux, d’autre part, au détriment du vote travailliste et, surtout, conservateur. Au total, on s’attend pour l’instant à ce qu’environ 1/3 des votes britanniques se portent sur des partis ouvertement pro-Brexit (Brexit party, UKIP), 1/3 sur des partis pro-européen (Change UK, Libéraux, Verts, parti national Ecossais) et le 1/3 restant sur les partis conservateurs ou travaillistes.

Il n’est pas dit qu’une telle répartition des voix sera d’un grand secours aux politiciens britanniques pour faire émerger une solution à la crise du Brexit… Mais, du point de vue de la composition du Parlement européen[6], il est intéressant de remarquer que ces intentions de votes laissent présager une délégation de députés britanniques plus europhile qu’entre 2014 et 2019, avec une baisse du nombre d’élus conservateurs (groupe ECR), du UKIP et du Brexit Party (non-affiliés), au profit, essentiellement, des libéraux, des Verts et des élus de Change UK[7].

L’impact agrégé de ces effets est complexe et peu lisible, mais nous retenons deux points supplémentaires qui nous semblent importants :

  1. Au sein de la galaxie des élus nationalistes et eurosceptiques, la participation du Royaume-Uni devrait affaiblir le rôle dominant joué par le groupe ENF, d’abord en réduisant un peu le nombre d’élus du Rassemblement national et la Ligue, mais également en renforçant nettement le nombre d’élus eurosceptiques non désireux de s’allier à ENF, et susceptibles de rejoindre d’autre groupes ;
  2. Au sein du bloc traditionnel, la présence des élus britanniques va réduire l’avance du PPE sur le groupe des sociaux-démocrates via l’inscription des travaillistes britanniques au groupe européen S&D. Toute chose égale par ailleurs, le mouvement n’est toutefois pas de nature à remettre en cause la première place du groupe conservateur. Mais tous les observateurs ont noté que l’écart attendu entre les deux groupes dans ce cas serait faible (une vingtaine de députés), du même ordre de grandeur, par exemple, que la délégation hongroise du PPE, dont l’exclusion avait, un temps, été envisagée.

Et après ?

Dès le lendemain des élections, deux sujets vont dominer les discussions européennes : les nominations des hauts dirigeants des institutions européennes, d’une part, et la formation des groupes politiques au Parlement européen, d’autre part.

Qui sera président de la Commission européenne ?

Les élections parlementaires européennes sont réellement le point de départ d’un large processus de renouvellement des responsables politiques européens[8]. Dans l’ordre chronologique, les premiers nommés seront vraisemblablement le président de la Commission européenne et celui du Parlement européen, puis le collège des commissaires dans son ensemble, y compris la désignation, parmi eux, du 1er vice-président et du haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. En outre, cette année, le mandat du président de la BCE arrivera à échéance en octobre 2019, et celui du président du Conseil européen en novembre.

Dans la pratique, les nominations à la tête de la Commission et de la Banque centrale européennes sont cruciales pour les États membres, de par l’influence de ces postes sur la conduite des politiques européennes dans les années à venir. La proximité calendaire de leurs nominations va naturellement pousser les chefs d’États, en particulier ceux de la zone euro, à des comportements stratégiques et d’arbitrages entre ces deux nominations. Mais il ne faut pas oublier que si le Conseil est totalement souverain dans la nomination du président de la BCE[9], ce n’est pas le cas du tout pour celle du président de la Commission.

L’idée d’un Spitzenkandidat, marqueur du renforcement du rôle du Parlement

Depuis la mise en œuvre du traité de Lisbonne, le président de la Commission est nommé sur proposition du Conseil européen, à condition que le Parlement européen approuve cette nomination par un vote majoritaire. En 2014 (première fois que cette procédure était effective), les groupes politiques du Parlement, dans une logique d’affirmation de leur poids politique vis-à-vis du Conseil, se sont engagés avant le scrutin à ne valider aucune autre candidature que celle de la tête de « liste » du groupe déclaré vainqueur des élections[10].

En 2014, le consensus au sein du Parlement sur ce processus était large, même si la seule entente des groupes politiques PPE et S&D aurait suffi, majoritaires à eux seuls à cette époque. En outre, cette entente prévalait bien que ce processus revienne quasiment à coup sûr à réclamer la nomination du chef de file du parti conservateur PPE, structurellement dominant dans les intentions de vote européennes. Plusieurs chefs d’États étaient déjà opposés au processus, faisant valoir que l’esprit de cette règle n’était pas d’abandonner au Parlement le choix du président de la Commission. Malgré tout, l’unité des groupes PPE et S&D sur le sujet paraissait difficile à casser à l’époque. Au final Angela Merkel, la première, a rapidement cédé à cette « exigence démocratique » à laquelle son opinion publique était très favorable, entraînant avec elle le reste du Conseil, et ouvrant la porte à la nomination de Jean-Claude Juncker.

Un jeu désormais beaucoup plus complexe

Cette année, plusieurs éléments se conjuguent pour compliquer la donne, et rendre, certainement pas impossible, mais plus difficile la nomination de Manfred Weber, le candidat allemand du PPE, à la tête de la Commission.

Du côté des parlementaires d’abord. Comme nous l’avons décrit dans la section précédente, ces élections vont très probablement sonner la fin d’une situation où, dès lors qu’ils parvenaient à s’entendre largement[11], les groupes PPE et S&D pouvaient dégager une majorité à eux seuls, une domination qui s’incarnait notamment dans l’équilibre des nominations[12].

La nécessité à l’avenir pour ces groupes de construire des majorités plus larges, avec, notamment, l’appui du groupe centriste (ALDE) voire du groupe écologiste (Greens/ALE), va probablement complexifier grandement les négociations. Ces groupes, et en particulier les libéraux d’ALDE, espèrent clairement que leur rôle pivot trouvera une traduction dans la salve de nominations qui va suivre les élections. De ce point de vue, l’adhésion des parlementaires eux-mêmes à la discipline du Spitzenkanditat s’est affaiblie. D’ores et déjà, on a pu observer un glissement sémantique, le processus étant désormais compris comme devant mener à la nomination d’un des Spitzenkandidaten, qui ne serait pas nécessairement tête de liste du groupe arrivé en tête du scrutin, mais tête de liste d’une coalition majoritaire négociée à l’issue des élections.

Du côté des chefs d’États et de gouvernements, cette brèche est l’espace dans lequel certains espèrent s’engouffrer pour remettre en cause l’ensemble du processus. Pour y parvenir, encore faudrait-il que les membres du Conseil parviennent à se mettre d’accord entre eux sur un nom. Or, outre l’importance des enjeux, il n’a échappé à personne que les négociations entre chefs d’États ont eu tendance à se durcir au cours des dernières années. Dernier épisode en date, la décision de report du Brexit, à propos de laquelle les divergences ont été plus assumées qu’à l’accoutumée. Au final, Donald Tusk a d’ailleurs déjà prévenu que si une décision du Conseil par consensus s’avérait impossible, il était préparé à organiser un vote à la majorité qualifiée, ce qui serait probablement une première[13].

Dernier élément susceptible de compliquer la nomination de Manfred Weber : la présence de candidats alternatifs sérieux, susceptibles de recevoir le soutien de certains groupes politiques et chefs d’États, et davantage connus de l’opinion publique européenne que le Bavarois. Les plus fréquemment cités sont Michel Barnier, français, membre du PPE et négociateur en chef de l’UE pour le Brexit, ou Margrethe Vestager, commissaire à la concurrence, et membre du parti social-libéral danois (affilié à ALDE).

Au total, entre nécessité de penser à la succession de Mario Draghi, jeux d’alliances au Parlement européen, et désaccords franco-allemand, la situation risque rapidement virer au casse-tête. A ce stade, toutes les options semblent ouvertes, y compris l’apparition d’un candidat de dernière minute ou le blocage des négociations qui ferait prendre du retard à l’ensemble du processus de nominations.

La formation des groupes politiques

A l’heure où les chefs d’États se retrouveront sous la houlette de Donald Tusk pour entamer les réflexions sur le remplacement de Jean-Claude Juncker, les parlementaires nouvellement élus vont se concentrer sur la question de la formation des groupes politiques européens. Rappelons que l’exercice est contraint par le fait que tout groupe doit être formé d’au minimum 25 députés d’au moins 7 nationalités, et que l’appartenance à un groupe et sa taille sont stratégiques pour exercer une influence au sein des commissions parlementaires.

Quel périmètre pour le Parti populaire européen ?

Du côté des groupes politiques « traditionnels », peu de mouvements sont attendus. Les adhésions des différents partis politiques européens à leurs groupes respectifs devraient rester assez stables, et aucun groupe ne devrait voir son existence menacée par manque de représentativité. La principale question ouverte est celle du maintien de l’adhésion du parti Fidesz du Premier ministre hongrois, Viktor Orbán au groupe conservateur PPE. Elle pourrait à nouveau être soulevée au lendemain des élections, soit par certains leaders du PPE, soit par le Premier ministre hongrois lui-même. Les enjeux autour de cette question deviendront majeurs si, au lendemain du scrutin, il apparaît qu’un départ de la délégation hongroise est de nature à remettre en cause la domination numérique du PPE sur le groupe social-démocrate.

Enjeux d’alliances des partis nationalistes

Mais c’est surtout du côté des partis politiques de la galaxie de la droite eurosceptique que l’effervescence autour de la formation des groupes pourrait être importante. De par leurs tailles, les contraintes de représentativité (nombre d’élus et de nationalités) sont plus rapidement mordantes pour ces partis. Dans le passé, ils ont eu du mal à s’agréger au sein de groupes politiques relativement larges, pour des raisons à la fois stratégiques (chaque grand parti cherchant à fédérer autour de lui) et des divergences de fond, l’euroscepticisme n’étant qu’une des composantes de leur idéologie. Au final, comme le rappelle une étude de la Fondation Robert Schuman[14], les transfuges ont été nombreux au sein de ces groupes au cours de la précédente législature, en particulier entre les groupes EFFD et ENL.

De ce point de vue, et tant que la participation du Royaume-Uni aux élections européennes n’était pas envisagée, l’existence du groupe EFFD semblait clairement en danger, du fait, tout d’abord, du départ programmé des élus britanniques pro-Brexit et, ensuite, de la volonté des élus du mouvement 5* de le quitter pour rechercher ou fédérer autour de lui un groupe « anti-establishment » mais pas opposé à la monnaie unique[15]. Le mouvement pourrait être retardé par le maintien d’une importante délégation d’élus britanniques Brexiters au lendemain du scrutin, freinant un peu les ambitions du groupe organisé autour de Matteo Salvini et d’ENL de devenir le principal pôle d’attraction de la droite nationaliste. Reste que les élus allemands du parti AfD, qui avaient participé à la création d’EFFD en 2014, sont désormais alliés à Matteo Salvini, et devraient constituer la troisième délégation du groupe (après les Français et les Italiens).

Cette étude sur les enjeux des élections européennes s’appuie sur des projections réalisées, sur la base de sondages, au début du mois de mai 2019. Dans chaque Etat membre, le scrutin réservera certainement des surprises mais, à l’échelle des 28, ces erreurs et ces aléas vont en partie se compenser. Au final, les grandes tendances mises en évidence par les sondages actuels, pour peu qu’elles soient significatives, ont relativement peu de chances d’être démenties, et nous pouvons d’ores et déjà réfléchir à quelques-unes des conséquences possibles ou probables de ces élections.

En premier lieu, ces élections devraient signer un nouveau repli de la place des partis traditionnels au sein de l’hémicycle européen, et la nécessité pour les conservateurs et sociaux-démocrates de construire des majorités plus larges que par le passé pour faire adopter les textes. Quand bien même la culture du compromis est établie de longue date et largement partagée à Bruxelles, les groupes politiques susceptibles de devenir des forces d’appoint incontournables ont bien l’intention de faire levier de cette position. Le groupe des centristes et libéraux (ALDE), en particulier, espère devenir clé. Mais sera-ce bien le cas, alors que certains de ces principaux alliés sont un peu en perte de vitesse à la veille du scrutin ? L’équilibre qui sera trouvé dans la répartition des principaux postes européens dans les prochaines semaines sera révélateur de leur poids. A court terme également, c’est bien sur ces tensions internes au Parlement que certains membres du Conseil européen espèrent s’appuyer pour enrayer le processus du Spitzenkandidat qui repose, au fond, sur la primauté du rapport de forces entre le Parlement et le Conseil sur celui qui existe entre les groupes politiques européens. Cela dit, et sur l’ensemble de la législature, il est difficile aujourd’hui de prédire laquelle de ces tensions prendra le pas sur l’autre. Est-ce que, malgré un jeu politique plus ouvert, les principaux groupes politiques resteront soudés pour mieux peser face à la Commission européenne et au Conseil ? Ou, au contraire, la fragmentation politique accrue va-t-elle affaiblir le poids du Parlement au sein des institutions européennes dans la durée ?

Deuxième question : dans quelle mesure ces élections vont-elles marquer un tournant et consacrer une plus grande influence des courants nationalistes et souverainistes sur la conduite des politiques européennes ? Par le passé, on a souvent mis en avant, pour répondre par la négative, leur manque de cohésion et leurs divergences de fond. Il est exact que beaucoup de lignes de fracture perdurent entre ces courants. En matière de doctrine économique, certains sont très libéraux et d’autres beaucoup plus interventionnistes. De même, la position géographique de chacun d’entre eux explique le plus souvent leurs positions sur l’immigration et le règlement de Dublin, ou vis-à-vis de la Russie et de l’OTAN. Tout ceci reste vrai et continuera probablement d’être un facteur d’atomisation des positions.

Il s’agira malgré tout de voir dans les semaines à venir si un groupe au pouvoir d’attraction désormais plus marqué que les autres est en mesure d’émerger autour de l’alliance que cherche à créer Matteo Salvini et du groupe Europe des Nations et des Libertés. En outre, nous notons également que, en abandonnant pour beaucoup d’entre eux, la question de l’adhésion à l’Europe ou à l’euro, ces partis sont parvenus à imposer au débat public, non pas leurs opinions, mais leurs thèmes
- souveraineté économique et territoriale notamment – plus que par le passé, remportant ainsi une manche dans la bataille des idées. Enfin, n’oublions pas non plus que plusieurs de ces partis appartiennent à des coalitions au pouvoir. Leur influence peut donc s’exercer directement au niveau des exécutifs et du Conseil. Au final, l’installation de la Commission devrait être l’occasion des premiers bras de fer, lorsque le Parlement auditionnera chacun des commissaires que les États membres souhaitent envoyer à Bruxelles. Son pouvoir sur le processus est réel, puisque la composition de la Commission dans son ensemble doit être validée par un vote majoritaire du Parlement européen.

Dernier volet de réflexions, relatif au Brexit. Fondamentalement, la question est évidemment surtout de savoir si la participation des élus britanniques sera durable. Sans quoi, on l’a vu, leur seule présence ne semble pas a priori à même, numériquement, de bouleverser les grands équilibres du Parlement européen. Elle a toutefois pour effet d’affaiblir un peu les positions relatives du PPE et d’ENL ; en renforçant à droite un pôle alternatif d’élus anti-européens. Reste la question de savoir si la tenue de ces élections va permettre aux Britanniques d’exercer une nouvelle influence sur les négociations relatives au Brexit. Du côté parlementaire, c’est peu probable compte tenu, on l’a dit, de l’isolement des parlementaires britanniques au sein de l’hémicycle. Theresa May s’est pour sa part engagée à ne pas interférer dans le processus de nomination des grands responsables européens qui s’annonce, ni dans les négociations relatives au prochain cadrage budgétaire. Mais la saga du Brexit n’est vraisemblablement pas achevée.


[1] Dans le triangle institutionnel européen, la Commission européenne a le monopole de l’initiative législative, c’est-à-dire qu’elle seule est à même d’émettre des propositions de directives et de règlements. Le Parlement européen partage avec le Conseil de l’Union européenne le pouvoir de voter ces actes législatifs. Suite aux réformes introduites par l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, la procédure législative ordinaire, dite de codécision, donne un poids équivalent au Conseil de l’Union et au Parlement, et impose que les législations soient votées dans les mêmes termes par ces deux institutions. Elle s’applique à la grande majorité (en nombre) des règlements et directives européens.

[2] Un certain nombre de députés ont changé de groupe, et parfois de parti au cours de la législature, sans toutefois que cela remette en cause ces grands équilibres. Dans tout le document, nous nous référons, s’agissant de la législature 2014-2019, à la composition du Parlement au 07/01/2019.

[3] Voir https://www.politico.eu/2019-european-elections/ pour le détail de ces projections par pays et par partis politiques, ainsi que pour la méthodologie et les hypothèses retenues.

[4] Rappelons que dans ce cas, les États qui doivent bénéficier de la redistribution d’une partie des sièges britanniques au moment du Brexit, à commencer par la France, l’Espagne (pour 5 sièges chacun), l’Italie et les Pays-Bas (pour 3 sièges chacun), n’en profiteront pas, au moins dans un premier temps.

[5]Il faut toutefois rester prudent car, plus qu’ailleurs, les intentions de vote britanniques évoluent encore assez rapidement à quelques jours des élections.

[6] Contrairement à ce que pourrait laisser penser la dynamique actuelle des sondages, en faveur du nouveau « Brexit Party ».

[7] Le groupe réunit des élus anciennement conservateurs ou travaillistes en faveur du maintien dans l’UE.

[8] Il faut lire ici « européens » au sens de supranationaux. Bien entendu, le fait que les membres du Conseil, c’est-à-dire les chefs d’États de chaque pays restent en place, implique une grande continuité de l’orientation politique de l’UE.

[9]Il est élu par un vote à la majorité qualifiée des chefs d’État et de gouvernement de la zone euro après simple consultation du Parlement et du Conseil des gouverneurs.

[10] Il n’y a pas de liste transnationale. Mais, dans la pratique, chaque groupe désigne un candidat. Cette année, le groupe écologiste (Greens/ALE) présente un duo, les libéraux (ALDE) une liste de quatre noms parmi lesquels le Conseil pourrait puiser.

[11]C’est-à-dire sans défection trop importante des élus d’un pays par exemple

[12]J.-C. Juncker, issu du PPE a été secondé tout au long de la législature d’un premier vice-président (F. Timmermans) et d’une Haute représentante (F. Mogherini) sociaux-démocrates. Les deux présidents du Parlement de 2014 à 2019 ont été Martin Schulz (S&D) puis A. Tajani (PPE). Donald Tusk est également issu des rangs du PPE.

[13]Traditionnellement, quand une décision requiert d’être adoptée à la majorité qualifiée, les membres du Conseil s’efforcent de l’adopter formellement par consensus, pour marquer leur unité.

[14]Bilan de la 8e législature du Parlement européen, Question d’Europe n°512, 23 avril 2019

[15] En janvier 2017, le mouvement 5 étoiles, qui ne réclame plus de référendum sur l’appartenance de l’Italie à la monnaie unique, a voulu quitter le groupe EFFD au Parlement européen pour rejoindre les libéraux d’ALDE. Ce sont les députés d’ALDE qui ont refusé cette adhésion.

LES ÉCONOMISTES EXPERTS AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE