Du côté des chefs d’États et de gouvernements, cette brèche est l’espace dans lequel certains espèrent s’engouffrer pour remettre en cause l’ensemble du processus. Pour y parvenir, encore faudrait-il que les membres du Conseil parviennent à se mettre d’accord entre eux sur un nom. Or, outre l’importance des enjeux, il n’a échappé à personne que les négociations entre chefs d’États ont eu tendance à se durcir au cours des dernières années. Dernier épisode en date, la décision de report du Brexit, à propos de laquelle les divergences ont été plus assumées qu’à l’accoutumée. Au final, Donald Tusk a d’ailleurs déjà prévenu que si une décision du Conseil par consensus s’avérait impossible, il était préparé à organiser un vote à la majorité qualifiée, ce qui serait probablement une première[13].
Dernier élément susceptible de compliquer la nomination de Manfred Weber : la présence de candidats alternatifs sérieux, susceptibles de recevoir le soutien de certains groupes politiques et chefs d’États, et davantage connus de l’opinion publique européenne que le Bavarois. Les plus fréquemment cités sont Michel Barnier, français, membre du PPE et négociateur en chef de l’UE pour le Brexit, ou Margrethe Vestager, commissaire à la concurrence, et membre du parti social-libéral danois (affilié à ALDE).
Au total, entre nécessité de penser à la succession de Mario Draghi, jeux d’alliances au Parlement européen, et désaccords franco-allemand, la situation risque rapidement virer au casse-tête. A ce stade, toutes les options semblent ouvertes, y compris l’apparition d’un candidat de dernière minute ou le blocage des négociations qui ferait prendre du retard à l’ensemble du processus de nominations.
La formation des groupes politiques
A l’heure où les chefs d’États se retrouveront sous la houlette de Donald Tusk pour entamer les réflexions sur le remplacement de Jean-Claude Juncker, les parlementaires nouvellement élus vont se concentrer sur la question de la formation des groupes politiques européens. Rappelons que l’exercice est contraint par le fait que tout groupe doit être formé d’au minimum 25 députés d’au moins 7 nationalités, et que l’appartenance à un groupe et sa taille sont stratégiques pour exercer une influence au sein des commissions parlementaires.
Quel périmètre pour le Parti populaire européen ?
Du côté des groupes politiques « traditionnels », peu de mouvements sont attendus. Les adhésions des différents partis politiques européens à leurs groupes respectifs devraient rester assez stables, et aucun groupe ne devrait voir son existence menacée par manque de représentativité. La principale question ouverte est celle du maintien de l’adhésion du parti Fidesz du Premier ministre hongrois, Viktor Orbán au groupe conservateur PPE. Elle pourrait à nouveau être soulevée au lendemain des élections, soit par certains leaders du PPE, soit par le Premier ministre hongrois lui-même. Les enjeux autour de cette question deviendront majeurs si, au lendemain du scrutin, il apparaît qu’un départ de la délégation hongroise est de nature à remettre en cause la domination numérique du PPE sur le groupe social-démocrate.
Enjeux d’alliances des partis nationalistes
Mais c’est surtout du côté des partis politiques de la galaxie de la droite eurosceptique que l’effervescence autour de la formation des groupes pourrait être importante. De par leurs tailles, les contraintes de représentativité (nombre d’élus et de nationalités) sont plus rapidement mordantes pour ces partis. Dans le passé, ils ont eu du mal à s’agréger au sein de groupes politiques relativement larges, pour des raisons à la fois stratégiques (chaque grand parti cherchant à fédérer autour de lui) et des divergences de fond, l’euroscepticisme n’étant qu’une des composantes de leur idéologie. Au final, comme le rappelle une étude de la Fondation Robert Schuman[14], les transfuges ont été nombreux au sein de ces groupes au cours de la précédente législature, en particulier entre les groupes EFFD et ENL.
De ce point de vue, et tant que la participation du Royaume-Uni aux élections européennes n’était pas envisagée, l’existence du groupe EFFD semblait clairement en danger, du fait, tout d’abord, du départ programmé des élus britanniques pro-Brexit et, ensuite, de la volonté des élus du mouvement 5* de le quitter pour rechercher ou fédérer autour de lui un groupe « anti-establishment » mais pas opposé à la monnaie unique[15]. Le mouvement pourrait être retardé par le maintien d’une importante délégation d’élus britanniques Brexiters au lendemain du scrutin, freinant un peu les ambitions du groupe organisé autour de Matteo Salvini et d’ENL de devenir le principal pôle d’attraction de la droite nationaliste. Reste que les élus allemands du parti AfD, qui avaient participé à la création d’EFFD en 2014, sont désormais alliés à Matteo Salvini, et devraient constituer la troisième délégation du groupe (après les Français et les Italiens).
Cette étude sur les enjeux des élections européennes s’appuie sur des projections réalisées, sur la base de sondages, au début du mois de mai 2019. Dans chaque Etat membre, le scrutin réservera certainement des surprises mais, à l’échelle des 28, ces erreurs et ces aléas vont en partie se compenser. Au final, les grandes tendances mises en évidence par les sondages actuels, pour peu qu’elles soient significatives, ont relativement peu de chances d’être démenties, et nous pouvons d’ores et déjà réfléchir à quelques-unes des conséquences possibles ou probables de ces élections.
En premier lieu, ces élections devraient signer un nouveau repli de la place des partis traditionnels au sein de l’hémicycle européen, et la nécessité pour les conservateurs et sociaux-démocrates de construire des majorités plus larges que par le passé pour faire adopter les textes. Quand bien même la culture du compromis est établie de longue date et largement partagée à Bruxelles, les groupes politiques susceptibles de devenir des forces d’appoint incontournables ont bien l’intention de faire levier de cette position. Le groupe des centristes et libéraux (ALDE), en particulier, espère devenir clé. Mais sera-ce bien le cas, alors que certains de ces principaux alliés sont un peu en perte de vitesse à la veille du scrutin ? L’équilibre qui sera trouvé dans la répartition des principaux postes européens dans les prochaines semaines sera révélateur de leur poids. A court terme également, c’est bien sur ces tensions internes au Parlement que certains membres du Conseil européen espèrent s’appuyer pour enrayer le processus du Spitzenkandidat qui repose, au fond, sur la primauté du rapport de forces entre le Parlement et le Conseil sur celui qui existe entre les groupes politiques européens. Cela dit, et sur l’ensemble de la législature, il est difficile aujourd’hui de prédire laquelle de ces tensions prendra le pas sur l’autre. Est-ce que, malgré un jeu politique plus ouvert, les principaux groupes politiques resteront soudés pour mieux peser face à la Commission européenne et au Conseil ? Ou, au contraire, la fragmentation politique accrue va-t-elle affaiblir le poids du Parlement au sein des institutions européennes dans la durée ?
Deuxième question : dans quelle mesure ces élections vont-elles marquer un tournant et consacrer une plus grande influence des courants nationalistes et souverainistes sur la conduite des politiques européennes ? Par le passé, on a souvent mis en avant, pour répondre par la négative, leur manque de cohésion et leurs divergences de fond. Il est exact que beaucoup de lignes de fracture perdurent entre ces courants. En matière de doctrine économique, certains sont très libéraux et d’autres beaucoup plus interventionnistes. De même, la position géographique de chacun d’entre eux explique le plus souvent leurs positions sur l’immigration et le règlement de Dublin, ou vis-à-vis de la Russie et de l’OTAN. Tout ceci reste vrai et continuera probablement d’être un facteur d’atomisation des positions.
Il s’agira malgré tout de voir dans les semaines à venir si un groupe au pouvoir d’attraction désormais plus marqué que les autres est en mesure d’émerger autour de l’alliance que cherche à créer Matteo Salvini et du groupe Europe des Nations et des Libertés. En outre, nous notons également que, en abandonnant pour beaucoup d’entre eux, la question de l’adhésion à l’Europe ou à l’euro, ces partis sont parvenus à imposer au débat public, non pas leurs opinions, mais leurs thèmes
- souveraineté économique et territoriale notamment – plus que par le passé, remportant ainsi une manche dans la bataille des idées. Enfin, n’oublions pas non plus que plusieurs de ces partis appartiennent à des coalitions au pouvoir. Leur influence peut donc s’exercer directement au niveau des exécutifs et du Conseil. Au final, l’installation de la Commission devrait être l’occasion des premiers bras de fer, lorsque le Parlement auditionnera chacun des commissaires que les États membres souhaitent envoyer à Bruxelles. Son pouvoir sur le processus est réel, puisque la composition de la Commission dans son ensemble doit être validée par un vote majoritaire du Parlement européen.
Dernier volet de réflexions, relatif au Brexit. Fondamentalement, la question est évidemment surtout de savoir si la participation des élus britanniques sera durable. Sans quoi, on l’a vu, leur seule présence ne semble pas a priori à même, numériquement, de bouleverser les grands équilibres du Parlement européen. Elle a toutefois pour effet d’affaiblir un peu les positions relatives du PPE et d’ENL ; en renforçant à droite un pôle alternatif d’élus anti-européens. Reste la question de savoir si la tenue de ces élections va permettre aux Britanniques d’exercer une nouvelle influence sur les négociations relatives au Brexit. Du côté parlementaire, c’est peu probable compte tenu, on l’a dit, de l’isolement des parlementaires britanniques au sein de l’hémicycle. Theresa May s’est pour sa part engagée à ne pas interférer dans le processus de nomination des grands responsables européens qui s’annonce, ni dans les négociations relatives au prochain cadrage budgétaire. Mais la saga du Brexit n’est vraisemblablement pas achevée.