Edito

Union européenne : fragmentation des marchés de capitaux et coût de l’absence d’union de ces marchés

06/12/2023
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Lorsque les besoins de financement d’une transformation économique dépassent les capacités de marchés financiers fragmentés, l’union des marchés de capitaux devient indispensable, a déclaré Christine Lagarde, présidente de la BCE, dans un discours récent. L’UE se trouve aujourd’hui face à cet enjeu. Selon des estimations de la Commission européenne, il faudra plus de 700 milliards d’euros par an pour financer la transition énergétique et numérique. L’un des moyens de réduire la fragmentation des marchés de capitaux consiste à abaisser le coût de la collecte d’informations pour les investisseurs, notamment grâce à l’harmonisation et, si possible, la simplification des normes et réglementations. Cela permettrait d’accroître la capacité des investisseurs à prendre des risques et d’abaisser le coût du financement pour les émetteurs. Une étape importante vers l’union, particulièrement nécessaire, des marchés de capitaux serait ainsi franchie.

Dans un important discours prononcé récemment, Christine Lagarde, présidente de la BCE, a lancé un pressant appel à l’action en faveur de la création d’une union des marchés de capitaux. Face à «?un enjeu de financement aussi colossal, le moment est venu d’agir. Je nous encourage donc tous à faire preuve d’audace et à ne pas laisser passer ce moment?»[1]. Cet enjeu de financement concerne les besoins d’investissement massifs en termes de transition énergétique et numérique. Selon la Commission européenne, «?des investissements supplémentaires représentant plus de 620 milliards d’euros par an seront nécessaires pour atteindre les objectifs du Pacte vert et de RepowerEU?» tandis que la transition numérique devrait coûter — pour combler le déficit d’investissement de l’UE dans ce domaine — au moins 125 milliards d’euros par an[2]. C. Lagarde cite, à cet égard, l’exemple des États-Unis où le déploiement des chemins de fer au 19e siècle et les besoins de financement associés ont conduit au développement des marchés de capitaux afin de faire appel à des investisseurs nationaux et étrangers. Une telle évolution était nécessaire, car le système bancaire était trop fragmenté pour être en mesure de répondre aux besoins d’investissement à l’échelle du pays tout entier. Selon la présidente de la BCE, l’histoire nous enseigne «?qu’une union des marchés de capitaux émerge lorsqu’il devient impératif de financer une transformation économique dépassant les capacités de marchés financiers fragmentés?».

Les causes de la fragmentation des marchés de capitaux sont multiples. Les investisseurs peuvent privilégier les actifs domestiques (théorie de l’habitat préféré) en raison d’une meilleure connaissance de ces actifs et d’une plus grande facilité d’accès aux informations les concernant. Ils peuvent moins bien connaître les actifs étrangers et considérer que le coût de la collecte d’informations est, dans ce cas, trop élevé. De plus, les différences internationales en termes de réglementation (ex. : lois sur les faillites) viennent accroître ce coût et sont susceptibles de constituer un obstacle aux investissements internationaux. De même, les différences internationales relatives aux règles de cotation en bourse peuvent dissuader les entreprises de recourir aux marchés de capitaux internationaux[3].

Risque de portefeuille selon différentes hypothèses
de corrélation

Du fait de la fragmentation des marchés de capitaux, la base d’investisseurs est plus étroite, la capacité d’investissement dans des actifs à risque — actions, obligations d’entreprise, infrastructures, etc. — est plus faible et le coût de financement sur les marchés de capitaux est plus onéreux. La suppression des barrières séparant les marchés entre eux permettrait d’élargir la base d’investisseurs et d’accroître la capacité à supporter les risques grâce aux effets de la diversification. Conséquence : les coûts de financement seraient moins élevés. Pour illustrer ce propos, imaginons un investisseur français dont le portefeuille est investi en liquidités et dans un actif risqué domestique assorti d’un risque de 15 %, que nous appellerons «?l’actif A?». Puis l’investisseur décide d’investir dans un actif à risque (actif B) d’un autre pays de la zone euro (ex. : l’Allemagne). Supposons, pour simplifier, que l’actif à risque allemand est assorti du même risque et du même rendement attendu que l’actif français, mais qu’il est imparfaitement corrélé avec ce dernier. Le graphique 1 présente le risque du portefeuille — hors liquidités — investi dans deux actifs présentant le même risque et le même rendement attendu. Il illustre le résultat bien connu selon lequel moins les deux actifs sont corrélés, plus l’effet de la diversification est important et plus le risque de portefeuille est faible[4]. Cette réduction du risque permet à l’investisseur français, dans un objectif d’optimisation du rendement, de réduire son exposition aux liquidités et d’investir davantage dans des actifs à risque, sans déroger à ses limites de risque. La diversification internationale renforce donc sa capacité à prendre des risques.

Capacité de risque et corrélation

C’est ce que montre le graphique 2. Pour une corrélation de 0,8, l’investisseur peut renforcer son exposition aux actifs à risque nationaux et étrangers de 5,4 %[5]. En dépit de sa simplicité, cet exemple théorique fournit d’importantes indications. Tout d’abord, la diversification internationale permet d’accroître l’exposition aux actifs à risque et d’augmenter ainsi les rendements du portefeuille à long terme. Ensuite, cette augmentation est bénéfique aux entreprises nationales comme aux entreprises étrangères qui lèvent des fonds sur les marchés de capitaux et abaissent ainsi leurs coûts de financement. Enfin, elle améliore les flux transfrontières dans les deux sens : tout autant que leurs homologues français, les investisseurs allemands ont intérêt à saisir les opportunités offertes par la diversification internationale.

Une analyse récente de la Commission européenne, relative aux flux transfrontières de capital-risque en Europe, montre l’importance de ces questions[6]. Le capital-risque joue, en effet, un important rôle économique par la création de nouvelles entreprises et de nouveaux emplois, encourageant ainsi l’innovation et la croissance économique. Cependant, plus encore que pour les investissements traditionnels, l’accès à l’information est crucial pour cette catégorie d’actifs «?étant donné que les fonds investissent dans de petites entreprises (ex. : des start-up) qui ne sont pas tenues de se conformer aux normes comptables internationales ni aux obligations de publication, et qui, en plus, présentent systématiquement un risque élevé. Les barrières de la langue, ainsi que les divergences réglementaires et institutionnelles ne font qu’accentuer l’asymétrie de l’information?»[7]. Il s’ensuit une insuffisance des flux de capitaux transfrontières au sein de l’Europe — ceux-ci représentent à peine 23,1 % des investissements en capital-risque (moyenne pour la période 2007-2020). Conclusion, «?les investissements des intermédiaires européens en private-equity (capital-investissement) restent, pour la plupart, cantonnés à l’intérieur des frontières nationales?». À l’évidence, la réduction des obstacles à l’information et, par conséquent, du coût lié à la collecte d’informations (par exemple, par l’harmonisation et, si possible, la simplification des normes et réglementations au sein de l’UE) marquerait une étape importante vers une union des marchés de capitaux, particulièrement nécessaire.


[1] Une révolution kantienne pour l’union des marchés de capitaux, discours de Christine Lagarde, présidente de la BCE, lors du Congrès bancaire européen, Francfort-sur-le-Main, 17 novembre 2023.

[2] Commission européenne, Rapport de prospective stratégique 2023.

[3] C’est pourquoi le train de mesures 2022 de la Commission européenne sur l’union des marchés de capitaux comporte des propositions législatives concernant «?l’harmonisation de certains aspects de la législation en matière d’insolvabilité au sein de l’UE afin d’accroître l’efficacité et la prévisibilité des cadres, en particulier pour les investissements transfrontières?» ainsi que «?les règles de cotation pour les entreprises, en particulier les petites et moyennes entreprises (PME), en vue de réduire les charges et formalités administratives et de faciliter l’introduction en bourse des entreprises de l’UE?». Source : Union des marchés de capitaux — Consilium (europa.eu).

[4] Le risque de portefeuille attendu correspond à l’écart-type des rendements de portefeuille attendus. Celui-ci dépend du risque des actifs individuels du portefeuille, du poids des actifs dans le portefeuille et de la corrélation entre les divers actifs.

[5] À titre d’illustration, prenons un investisseur dont le portefeuille est investi à 20 % dans des liquidités et à 80 % dans un actif à risque (A). Les liquidités sont sans risque et ne sont pas corrélées à l’actif à risque, dont le risque est de 15 %. Le risque de portefeuille est donc de 12 %. En investissant dans un deuxième actif à risque (B) assorti d’un risque de 15 % — financé grâce à une réduction de son exposition à l’actif A —, ce risque diminue du fait d’un effet de diversification. Cela permet à l’investisseur d’accroître son exposition globale aux actifs à risque et d’abaisser son exposition aux liquidités. Pour une corrélation de 0,8 entre A et B, la part risquée du portefeuille est de 84,3 % — soit une augmentation de 5,4 % — et le poids des liquidités recule à 15,7 %. Le risque de portefeuille reste à 12 %.

[6] Pierfederico Asdrubali, Patterns of Cross-Border Venture Capital Flows in Europe, Commission européenne, document de réflexion n° 195, novembre 2023. Un fonds de capital-risque est un pool de capitaux dédiés, apportés par des investisseurs à des start-up et à de petites entreprises ayant un potentiel de croissance perçu à long terme.

[7] Source : voir note de bas de page 6.

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