Edito

États-Unis : résilience de l'économie malgré des taux plus élevés. Le rôle de la situation financière des entreprises (partie 2)

28/05/2024
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Aux US, face à l'augmentation significative des taux d’intérêt officiels, les entreprises ont affiché une résilience surprenante. Cette résilience peut-elle perdurer dans un environnement de « taux élevés plus longtemps » ? Le dernier Rapport de la Réserve fédérale sur la stabilité financière se veut rassurant. Ce rapport établit une comparaison entre les rendements et les spreads des obligations privées par rapport à leur distribution historique. Par ailleurs, la résilience des résultats confère aux entreprises une forte capacité à assurer le service de leur dette. Ce constat résiste-t-il à un scénario de stress ? Un rapport publié récemment par la Réserve fédérale conclue que sauf crise économique aiguë, les entreprises cotées américaines sont globalement en capacité d’assurer le service de leur dette face à des taux d’intérêt durablement élevés. Logiquement, les entreprises affichant des bilans déjà faibles sont beaucoup plus sensibles à des taux d’intérêt durablement élevés ou à un effondrement de la croissance. Une telle évolution pourrait avoir des répercussions sur l’ensemble de l’économie par le biais des relations client-fournisseur, du marché du travail et, éventuellement, d’un effet de contagion sur le marché des obligations d’entreprises.

Comme nous l'avons souligné dans l'EcoWeek de la semaine dernière[1], les entreprises américaines ont affiché une grande résilience face à l'augmentation significative des taux d’intérêt officiels. Cette résilience s'est appuyée sur différents facteurs financiers : rentabilité, trésorerie accumulée au cours de la pandémie de COVID-19, assouplissement des conditions de financement sur les marchés, important volume d’émission de dette dont le taux fixe bas a été figé lors de la pandémie. Le rôle croissant des immobilisations incorporelles contribue également à cette situation car ces dernières sont moins sensibles aux taux d’intérêt, ce qui affaiblit les mécanismes de transmission monétaire.

Cette résilience peut-elle perdurer dans un environnement de « taux élevés plus longtemps » ? Le dernier Rapport de la Réserve fédérale sur la stabilité financière[2], publié en avril, se veut rassurant. Les rendements des obligations de la catégorie investissement et de la catégorie spéculative se situent non loin de la médiane de leurs distributions historiques respectives. Les différentiels de rendement (spreads) sur les obligations d'entreprises se sont resserrés jusqu'à des niveaux bas par rapport à leurs distributions historiques. La prime obligataire excédentaire (qui mesure l'écart entre les spreads sur les obligations d'entreprises et les pertes de crédit attendues) est restée proche de sa moyenne historique. Par ailleurs, les ratios de couverture des frais financiers (résultats avant frais financiers et impôts rapportés aux frais financiers) révèlent une « capacité de service de la dette robuste, qui reflète la résilience des résultats ».

À l'avenir, néanmoins, cette situation devra être suivie de près en raison du ralentissement de l’économie (comme en atteste la baisse des taux de recrutement et de la croissance des créations d'emplois non agricoles) sans pour autant que l'inflation ralentisse, d'où la décision du comité directeur de la Réserve fédérale (FOMC) de différer ses baisses de taux. En outre, d’après la Réserve fédérale, « les prévisions de défauts à 12 mois sont restées assez élevées par rapport à leur tendance historique », et la vulnérabilité des petites et moyennes entreprises non cotées tend à augmenter. En outre, une certaine inquiétude subsiste quant à l'effet retardé des hausses de taux antérieures. L'année dernière, une analyse réalisée par la Banque de Réserve fédérale de Boston[3] soulignait que, historiquement, l'effet de transmission de la hausse des taux d'intérêt officiels sur les frais financiers des entreprises se faisait ressentir avec un retard d'environ cinq trimestres. Et ce, compte tenu de la part relativement limitée de la dette des entreprises souscrite à taux variable, de sorte que l'effet de transmission dépend de la dette à taux fixe qui parvient à échéance et qui doit être refinancée. Compte tenu de ce retard, une hausse de la charge d'intérêt paraît inévitable dans la mesure où la dernière hausse des taux directeurs décidée par le FOMC remonte à la réunion de juillet 2023.

Ces hausses pourraient donc avoir un impact négatif plus marqué sur les décisions d'investissement et de recrutement dans les trimestres à venir. Cette situation pourrait également compliquer l'accès des entreprises au financement dans la mesure où « de nombreux contrats de dette comportent des clauses assorties d'indicateurs de performance qui imposent aux entreprises de respecter certains seuils, si bien que la hausse des charges d'intérêt peut causer certaines difficultés aux entreprises voire, en cas de non-respect des clauses financières, des défauts purs et simples ». Une analyse effectuée récemment par la Réserve fédérale de Kansas City[4] fournit une estimation chiffrée des montants considérables de dette à taux fixe qui parviendra à échéance au cours des prochaines années. De fait, cette dette devra être refinancée à des taux beaucoup plus élevés qu'auparavant. Pourtant, les auteurs parviennent à la conclusion que « la plupart des entreprises affichent des ratios de couverture des frais financiers sains, ce qui semble indiquer qu'elles devraient pouvoir faire face à la hausse des coûts de service de la dette aussi longtemps que leurs résultats demeurent stables ».

L'emploi de l'expression « aussi longtemps que » nous rappelle l’interdépendance qui prévaut entre les taux directeurs, les coûts d'emprunt, le chiffre d'affaires et les résultats des entreprises, la couverture des frais financiers, les décisions de recrutement, etc. À cela s'ajoutent les effets de transmission retardés des hausses des taux antérieures ainsi que l'hétérogénéité qui prévaut d'une entreprise à l'autre en termes de résilience financière. Il est donc très difficile de juger de la pérennité de la résilience affichée à l'heure actuelle par les entreprises. Un document publié récemment[5] par la Réserve fédérale permet cependant d'apporter des éléments de réponse à cette question.

Ce document se fonde sur les ratios de couverture des frais financiers pour évaluer la sensibilité aux hausses de taux des entreprises non financières cotées américaines à partir de plusieurs scénarios macro-économiques élaborés par Moody’s. Ces scénarios prennent en compte les projections de croissance des résultats des entreprises, des rendements des bons du Trésor américain, des spreads obligataires, du taux des fonds fédéraux, de la croissance des obligations d'entreprises et des prêts en circulation ainsi que de la structure de maturité de la dette et donc des besoins de refinancement futurs des entreprises.

POURCENTAGE D’ENDETTEMENT À RISQUE DES SOCIÉTÉS
NON-FINANCIÈRES CÔTÉES EN BOURSE

Les auteurs parviennent à la conclusion que grâce à des bilans solides et à des besoins de refinancement à court terme modérés, « la capacité de service de la dette des entreprises cotées américaines dans son ensemble est robuste face à des taux d’intérêt durablement élevés, tant dans un scénario d’atterrissage en douceur (scénario de base) que dans un scénario de stagflation assortie d'une crise économique modérée ».

Ce constat s'applique également, en moyenne, aux entreprises de catégorie spéculative.

Toutefois, une crise économique sévère, compte tenu de la forte baisse des résultats qu'elle entraînerait, « conduirait globalement à une détérioration marquée des ratios de couverture des intérêts anticipés jusqu'à des niveaux comparables à ceux observés au cours des récessions de 2008-09 et 2020 » (cf. graphique).

Enfin, dans le cas particulier des entreprises affichant des bilans déjà faibles, des taux d’intérêt durablement élevés entraîneraient une détérioration significative de leur qualité de crédit. Ce constat s’appliquerait également à « certaines grandes entreprises de la catégorie investissement qui ont été jusqu'à présent relativement épargnées par les effets de la hausse des taux en vertu de la part de leur dette souscrite à taux fixe ». Dans un tel scénario, la part de la dette risquée[6] augmenterait fortement au cours des deux à trois prochaines années même si les résultats restaient résilients.

On peut craindre qu’une telle évolution ait des répercussions sur l'économie dans son ensemble, conduisant les entreprises confrontées à des difficultés financières à réduire leurs recrutements et leurs dépenses, ce qui influerait sur les ménages et sur les fournisseurs par la même occasion. Par ailleurs, il existe un risque d’effet de contagion, la hausse des spreads sur les obligations d'entreprises des émetteurs en difficulté déclenchant un élargissement des spreads des émetteurs de meilleure qualité.


[1] États-Unis : résilience de l'économie malgré des taux plus élevés. Le rôle de la situation financière des entreprises (partie 1) (bnpparibas.com)22 mai 2024. Outre la résilience des entreprises, la résilience des ménages est également remarquable et a contribué à la bonne performance de l’économie américaine (États-Unis : résilience économique malgré des taux plus élevés. Le rôle de la situation financière des ménages (bnpparibas.com), 14 mai 2024).

[2] Source : Rapport de la Réserve fédérale sur la stabilité financière, avril 2024.

[3] Source : Falk Bräuning, Gustavo Joaquim, et Hillary Stein, Interest Expenses, Coverage Ratio, and Firm Distress, Banque de Réserve fédérale de Boston, Perspectives actuelles de politique monétaire, 29 août 2023.

[4] Source : Huixin Bi, W. Blake Marsh, et Phillip An, Corporate Interest Expenses Are Expected to Increase Further, Bulletin économique, Banque de Réserve fédérale de Kansas City, 2 février 2024.

[5] Kadyrzhanova, Dalida, Ander Perez-Orive, et Eliezer Singer (2024). « Stress Testing the Corporate Debt Servicing Capacity: A Scenario Analysis,» FEDS Notes. Washington : Conseil des gouverneurs du Système fédéral de réserve, 9 mai 2024.

[6] La part (en %) de la dette risquée correspond à la part (en %) de la dette assortie d'un ratio de couverture des frais financiers < 2.

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