Après PwC en juin, la BCE a présenté sa propre évaluation des coûts de l’euro numérique pour les banques de la zone euro. Grâce à une vaste mutualisation, leur investissement initial au cours des quatre premières années, estimé à EUR 18 mds d’euros par PwC, serait compris, d’après elle, dans une fourchette plus contenue entre EUR 4 et 5,77 mds. Ce montant, qui concentre légitimement l’attention, ne constitue pas l’unique enjeu : le coût récurrent lié à la reconstitution des réserves des banques auprès de l’Eurosystème pourrait, à terme, peser davantage sur les conditions de financement.
Le Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) a entamé, le 29 octobre dernier, une nouvelle phase préparatoire de l’euro numérique et publié un calendrier indicatif en vue de son lancement. Sous réserve de l’adoption d’un cadre législatif par le Parlement européen et le Conseil en 2026, un exercice pilote démarrerait en 2027 et la BCE pourrait émettre sa monnaie numérique dès 2029[1]. Ce projet suscite des réticences parmi les banques de la zone euro, non pas tant en raison de son objectif parfaitement louable – préserver la souveraineté européenne – que des modalités envisagées (par ex. la lettre ouverte publiée la semaine dernière par l’EPI[2]).
Environ deux semaines auparavant, la BCE avait présenté son estimation des coûts d’investissements liés à l’euro numérique[3], pour l’industrie bancaire, en s’appuyant sur l’étude publiée en juin 2025 par PwC[4]. Conduite à la demande des associations européennes du secteur du crédit[5], cette dernière suggère un effort d’investissement de EUR 18 mds pour les banques de la zone euro. Ces coûts couvrent les investissements initiaux nécessaires (développement des systèmes, adaptation des infrastructures, intégration avec les services existants). En revanche, les charges de fonctionnement récurrentes (maintenance, mises à jour, support technique) n’entrent pas dans le périmètre de l’analyse.
En invoquant principalement des synergies supplémentaires pour 95 % du coût, la BCE ramène la facture de EUR 18 mds à une fourchette comprise entre EUR 4 à 5,77 mds, un montant que la BCE juge modeste puisqu’elle souligne qu’il ne représente que 3% des coûts informatiques annuels des banques[6]. La perspective est toutefois bien différente si l’on rapporte les EUR 18 mds estimés par PwC aux EUR 220 mds de résultat net agrégé des banques de la zone euro en 2024[7]. Mais cette bataille de chiffres occulte l’essentiel : le coût lié à l’euro numérique supporté par le secteur bancaire ne résidera pas tant dans les investissements initiaux – déjà significatifs – que dans le surcroît de refinancement auprès de l’Eurosystème nécessaire pour compenser les fuites de réserves consécutives à la conversion des dépôts de la clientèle en euro numérique. Nous estimons, quant à nous, ce coût proche de EUR 8 mds par an, selon des hypothèses moyennes.
Ce que sont les « coûts d’investissement » et ce qu’ils ne sont pas
L’analyse de PwC repose sur un échantillon de 19 banques et groupes bancaires de tailles et de portefeuilles d’activités différents, ensuite extrapolée au système bancaire de la zone euro. L’estimation des coûts dépend largement de la taille des banques mais aussi d’autres caractéristiques, telles que leur structure centralisée ou décentralisée. Le coût moyen de mise en conformité est évalué à EUR 110 millions par banque, soit de EUR 18 mds pour l’ensemble du système bancaire de la zone euro. Les dépenses retenues concernent la mise en circulation et la distribution de l’euro numérique, ainsi que la mise en place des technologies permettant de traiter les paiements, notamment les guichets automatiques, les terminaux de point de vente (TPV) et les infrastructures de commerce électronique. Selon PwC, l’estimation des coûts repose sur la meilleure compréhension possible des caractéristiques potentielles de l’euro numérique, telles qu’elles ressortent du règlement du projet d’euro numérique en cours d’élaboration (version V0.8a).
En revanche, les coûts liés aux fonctionnalités hors ligne, à la gestion de comptes multiples et à l’ « acquisition commerçants »[8] (coûts liés au processus de paiement lui-même) en sont exclus, faute de précisions suffisantes au moment de l’étude. PwC souligne donc que son estimation constitue une première approximation des coûts minimaux attendus. Enfin, même si le montant des synergies n’est pas explicitement mentionné, PwC indique que des synergies moindres pourraient accroître les coûts de 20 % et que l’intégration des fonctionnalités hors ligne pourrait les majorer de 40 %[9]. Le coût global passerait alors de 18 à environ 30 milliards d’euros.
Les ajustements de la BCE
La BCE repart de l’étude des coûts de PwC et la complète par des hypothèses fortes relatives aux synergies :
- Les synergies liées aux systèmes de protection institutionnels (Institutional Protection Scheme, IPS) : ces schémas de protection institutionnelle reposent sur des mécanismes contractuels ou légaux garantissant la liquidité et la solvabilité des établissements membres afin de les prémunir d’une faillite[10]. La BCE estime que les synergies entre leurs membres (1420 banques, soit 70 % du périmètre) réduiraient leurs coûts de 95%, une proportion exceptionnellement élevée. Une interrogation demeure toutefois : PwC intégrait déjà des synergies dans son estimation sans en préciser le montant, comment alors la BCE peut-elle être certaine que les synergies nouvellement introduites ne doublonneront pas celles déjà retenues ? Le risque ici est celui d’une minimisation excessive des coûts.
- Les synergies « de marché » : elles traduisent les potentielles économies de coûts qui découleraient de solutions mutualisées ou du recours à des prestataires communs aux banques indépendantes au sein d’un même pays. Par exemple, les principaux fournisseurs (techniques) de services informatiques et de paiement sont susceptibles de proposer des services liés à l’euro numérique à plusieurs banques. Dans certains pays, les banques détiennent également conjointement des prestataires techniques qui peuvent offrir ces services de manière centralisée (l’exemple cité étant Bank-Verlag, détenu par l’association des banques privées allemandes). La BCE estime ces synergies de marché – qui s’ajoutent à celles liées aux IPS – à 30 % des coûts.
- La réutilisation d’infrastructures existantes : cartes bancaires, terminaux de point de vente, distributeurs automatiques équipés de QR code, calcul des commission pris en charge par l’Eurosystème. Ces ajustements réduiraient la facture de 16% supplémentaires.
Au total, l’ensemble des hypothèses retenues par la BCE ramène l’effort d’investissement requis pour le système bancaire, au cours des quatre premières années, de EUR 18 mds à une fourchette comprise entre EUR 4 à 5,77 mds.
En outre, ce chiffrage n’inclut pas le coût d’opportunité pour les banques à allouer des ressources humaines et financières à une infrastructure dédiée, sans synergie avec le développement d’une offre de services financiers sur blockchain, pourtant attendue par une partie du public européen.
Le coût de la reconstitution des réserves
Au-delà de l’effort d’investissement initial, le système bancaire devra supporter des coûts récurrents : ceux liés à la reconstitution des réserves auprès de la Banque centrale disparues à la suite de la conversion en euro numérique d’une partie des dépôts de la clientèle.
Si les réserves des banques commerciales auprès de l’Eurosystème sont aujourd’hui abondantes, elles sont appelées à diminuer sous l’effet de la poursuite de la normalisation du bilan de l’Eurosystème (baisse du portefeuille de titres lié à l’assouplissement quantitatif [QT]) et de la conversion de dépôts bancaires en euro numérique. Or ces réserves devront être, dans une large mesure, reconstituées afin de permettre aux banques de maintenir à un niveau suffisant leur ratio de liquidité à court terme (LCR, liquidity coverage ratio) incluant une marge de sécurité au-delà de l’exigence réglementaire. Des travaux internes récents de la BCE situent ce niveau autour de 130 %[11].
Il demeure difficile de chiffrer définitivement le coût de la reconstitution des réserves sans connaître le niveau final des réserves excédentaires et le bilan de l’Eurosystème après le QT, le niveau du LCR en régime de croisière et la propension des banques à substituer des titres souverains aux réserves excédentaires. Le document le plus récent publié par la BCE[12] suggère une conversion de dépôts bancaires en euro numérique de près de EUR 400 mds dans le scénario de référence « business as usual », avec une limite de détention individuelle fixée à 3 000 euros.
À supposer que les banques soient contraintes de reconstituer un montant identique au moyen d’opérations de refinancement, et sous l’hypothèse d’un taux de refinancement proche du taux neutre, en moyenne, sur l’ensemble du cycle de la politique monétaire (2 %), le coût récurrent annuel pourrait s’élever à EUR 8 mds. Ce surcoût serait inévitablement répercuté, tôt ou tard, sur la clientèle. À titre d'ordre de grandeur, c'est l'équivalent de 6 points de base de plus sur le taux moyen appliqué à la totalité des encours de prêts bancaires aux ménages et aux sociétés non financières dans la zone euro. L’incidence pourrait même se révéler plus marquée les premières années alors que la répercussion se concentrerait sur les taux des nouveaux prêts[13].
Finalement, le véritable coût de l’euro numérique dépendra de l’ampleur des conversions de dépôts bancaires, elle-même conditionnée par la limite de détention qui sera décidée. Un seuil qu’il conviendra de calibrer avec discernement dans le cadre législatif européen, afin de permettre au projet d’euro numérique de voir le jour tout en préservant le financement de l’économie de la zone euro.