Beaucoup de choses ont changé depuis la publication en septembre dernier des perspectives économiques pour le quatrième trimestre. Celles-ci prévoyaient généralement avec allégresse que l’économie mondiale s'orientait vers un atterrissage en douceur après le regain d'inflation le plus aigu et le resserrement monétaire le plus brutal observés depuis plusieurs décennies. Sur le plan économique, les statistiques plus récentes ont permis d’affiner les perspectives de croissance, du marché du travail et de l'inflation. La Chine a dévoilé un vaste plan de relance, et le Royaume-Uni présenté un budget radical pour 2025. Sur le plan politique, les États-Unis ont élu un nouveau Président et renouvelé le Congrès, tandis que la France et l'Allemagne ont recomposé tant bien que mal leurs gouvernements respectifs.
Compte tenu de ces évolutions, la perspective d'un atterrissage en douceur demeure-t-elle le scénario central pour l’économie mondiale et ses principales composantes ? En un mot oui, mais avec de plus grandes marges d'incertitude qu’auparavant, principalement dans un sens positif pour les États-Unis et négatif pour le reste du monde.
Commençons par l’économie américaine, pour laquelle les dernières statistiques confortent le scénario d'un atterrissage en douceur. Malgré la faiblesse des créations d'emplois en octobre, le marché du travail demeure robuste au vu des dernières inscriptions des demandeurs d’emploi qui sont ressorties en deçà des prévisions, tandis que le chômage se maintient à un point bas historique à 4,1 %. D’après les derniers PMI, la croissance de l'activité économique n’avait pas été aussi rapide depuis 2022, grâce aux services notamment, tandis que les perspectives pour l'industrie manufacturière s’améliorent enfin, se situant à leur plus haut niveau depuis 2 ans et demi. L'indice des prix à la consommation traduit toutefois, toujours, une certaine persistance de l'inflation, qui s'élève à 2,6% a/a en octobre (en légère hausse par rapport à septembre). Les derniers PMI donnent cependant des signes encourageants en matière de perspectives d’inflation. Cette semaine, l’indice d’inflation PCE (dépenses de consommation personnelle) sera scruté à la loupe pour prédire la prochaine décision de Réserve Fédérale, dont c’est la cible.
Cela peut-il durer ? Il est impossible de prédire dans quelle mesure ni selon quel calendrier, les promesses de campagne de Donald Trump seront mises en œuvre. Certaines sont de nature à stimuler la croissance (baisses d'impôts, déréglementation) et d’autres à freiner l'activité économique et générer de l'inflation (tarifs douaniers et durcissement de la politique d'immigration). Les premières nominations au sein de l'équipe économique — Scott Bessent au Trésor et Harold Lutnick au Commerce — semblent indiquer que ces deux types de politiques seront menées de front. Une dynamique similaire a été observée lors du premier mandat de Donald Trump sans que cela ne casse ni ne fasse s’envoler l’économie américaine. Toutefois, la situation pourrait être très différente cette fois. En effet, la dette et les déficits publics, l'inflation, les taux d’intérêt et l’output gap (écart entre la croissance réalisée et la croissance potentielle) se situent aujourd’hui tous à des niveaux plus élevés, de même que la valorisation des actions. Pousser avec la même force sur une ficelle ou sur un ressort comprimé donne des résultats différents ! En tout état de cause, mettre en place la plupart de ces mesures prendra du temps, et la nouvelle administration américaine voudra éviter de déstabiliser les marchés. Le scénario le plus probable pour 2025 pourrait donc être celui d'une « absence d'atterrissage », marquée par une croissance et une inflation décélérant très peu, voire pas du tout, ce qui conduirait la Réserve fédérale à maintenir une politique plus restrictive que prévu. Toutefois, le scénario d’un sursaut de croissance suivi d’une chute brutale est plausible aussi.
La Chine, pour sa part, a mis en place un plan de relance qui commence à porter ses fruits. La demande intérieure rebondit, seul le secteur de la construction restant déprimé. Dans le même temps, les exportations sont demeurées vigoureuses. De fait, la croissance du PIB en 2024 devrait être très proche de l'objectif de 5 %, suivie d’une activité plus modérée en 2025, une fois que les effets de ces mesures de relance commenceront à s'amenuiser. Toutefois, quelle que soit l'ampleur du choc infligé à l’économie chinoise par les barrières douanières américaines, les autorités disposent d'une marge de manœuvre et de moyens suffisants pour atténuer les effets de ces mesures sur la croissance et, là aussi, parvenir à un atterrissage en douceur.
En Europe, les dernières statistiques sont plus préoccupantes. L'économie allemande stagne, le décrochage très net de l'industrie manufacturière s'accompagnant désormais d'une contraction dans le secteur des services. La France, d’après les PMI de novembre, enregistre un ralentissement de l'activité à la fois dans les services et dans l'industrie manufacturière. Le reste de l'Europe, et notamment les économies du Sud, se porte beaucoup mieux. Toutefois, au niveau de la zone euro dans son ensemble, les derniers PMI laissent présager une légère contraction de l'activité, le dernier PMI composite étant tombé à 48,5, son plus bas niveau depuis 10 mois. Dans le même temps, l'inflation salariale demeure assez forte, les salaires négociés ayant connu une accélération au troisième trimestre à 5,4 % en glissement annuel, leur rythme le plus élevé depuis les années 1990. Il s'agit cependant d'un indicateur rétrospectif qui reflète en grande partie les développements particuliers à l’Allemagne. De fait, les données plus contemporaines semblent attester d'un ralentissement. L'inflation des prix pour la zone euro dans son ensemble est tombée en deçà de 2 % en glissement annuel, et les membres du Conseil des gouverneurs de la BCE se déclarent « très confiants » dans la perspective d'un retour durable de l'inflation à son niveau cible l'année prochaine. La BCE devrait donc poursuivre à un bon rythme sa politique de baisse des taux d’intérêt jusqu'à parvenir à une posture neutre, et pourrait aller au-delà en cas d'intensification des vents contraires freinant la croissance.
Le redémarrage de l'activité que suppose le scénario d'atterrissage en douceur en zone euro ne s'est pas encore matérialisé, mais il reste possible sous réserve d’un rebond des investissements des entreprises et de la demande des ménages. La confiance des entreprises semble déjà se redresser dans le secteur industriel allemand d’après les derniers PMI, ce qui pourrait s'expliquer à la fois par le rebond économique en Chine et par la perspective de la probable arrivée prochaine en Allemagne d'un nouveau gouvernement plus favorable aux entreprises et plus désireux de stimuler l'investissement public. Du côté de la consommation, tout dépend de l'inversion tant attendue de l'accroissement du taux d'épargne observé depuis la pandémie. Or, une telle évolution devient de plus en plus plausible : la baisse des taux d’intérêt devrait accroître l'attrait relatif de la consommation par rapport à l'épargne, et plusieurs trimestres de hausse des salaires réels auront permis, même aux ménages les plus modestes, de se reconstituer une épargne minimale. Il faut cependant que la confiance des ménages se maintienne. Or, après 3 mois consécutifs d'amélioration, le dernier indicateur était en baisse.
Certes, de nouveaux droits de douane imposés par les États-Unis ou même l’incertitude créée par la menace d’une telle mesure, pourraient peser sur la croissance. Mais l'UE n'est pas démunie face à ce risque. En particulier, les anciens Premiers ministres italiens Mario Draghi et Enrico Letta ont remis aux dirigeants européens une feuille de route pour la mise en œuvre d'une série de réformes structurelles nécessaires indépendamment des droits de douane imposés par les États-Unis. Les appels à leur application venant de Christine Lagarde, Présidente de la BCE et de gouverneurs d’autres banques centrales de la zone euro se font de plus en plus pressants. D’après le FMI, réduire de 10 % les obstacles internes au marché unique pourrait augmenter la croissance de 7 %,[i] ce qui dépasse largement toutes les estimations de l’impact des éventuels droits de douane américains.
Enfin, le Royaume-Uni est peut-être le pays pour lequel le scénario d'un atterrissage en douceur a été le plus remis en cause par les dernières statistiques, qui suggèrent plutôt un scénario de stagflation. Les PMI et les données tangibles (PIB, ventes au détail, construction) semblent attester d'une contraction récente de l'activité accompagnée d’un regain d'inflation. Les indicateurs avancés de confiance sont également plutôt négatifs. Cela dit, l'impact du sentiment négatif suscité par le budget 2025 devrait bientôt se voir compensé par les effets positifs du stimulus qu’il contient. De plus, la Banque d'Angleterre se dit jusqu'à présent confiante dans sa capacité à poursuivre le processus de détente monétaire, quoique à un rythme graduel et prudent, acceptant de retarder quelque peu le retour à l'objectif de 2 % d'inflation. Un atterrissage en douceur demeure donc tout à fait envisageable. Cependant, la marge de manœuvre dont dispose le Royaume-Uni pour répondre aux chocs négatifs, notamment « stagflationnistes », tels que des barrières douanières, est assez limitée.