Eco Emerging

Inde : moins de coudées franches

12/07/2024
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La croissance économique indienne a atteint 8,2% pour l’année budgétaire 2023/2024. Mais une telle performance n’a pas permis au BJP, le parti au pouvoir de Narendra Modi, de conserver la majorité au parlement. Au cours des cinq prochaines années, le BJP devra composer avec les petits partis partenaires de la coalition qu’il conduit pour diriger le pays. L’adoption de nouvelles réformes pour libéraliser davantage l’économie pourrait être difficile. Par ailleurs, le Premier ministre pourrait avoir à modifier la structure des dépenses budgétaires afin d’accroître de nouveau la part des subventions et autres transferts sociaux, en baisse depuis cinq ans. Un tel changement de stratégie pourrait ralentir la consolidation budgétaire en cours, et/ou freiner le développement des infrastructures, pourtant nécessaire afin d’attirer les investissements étrangers et s’adapter au changement climatique. La croissance à moyen et long-terme s’en trouverait nécessairement pénalisée.

Révision en hausse de la croissance 2024/2025

PRÉVISIONS

Sur l’année budgétaire 2023/2024 achevée fin mars 2024, la croissance économique indienne a dépassé les prévisions du gouvernement. Elle a accéléré à 8,2% (le niveau le plus élevé au sein des pays d’Asie) après avoir atteint 7% en 2022/2023. Cependant, le rythme de croissance de la valeur ajoutée, qui reflète mieux l’évolution de l’activité économique que le PIB (car le PIB intègre l’impact des taxes indirectes), a été moins important (+7,2% vs +6,7% l’année précédente).

Contrairement aux dix dernières années, le principal moteur de la croissance n’a pas été la consommation des ménages, qui a sensiblement ralenti, mais les investissements. Le taux d’investissement a atteint 33,5% du PIB (vs 32,4% il y a cinq ans). La contribution des exportations nettes à la croissance a, en revanche, été négative.

Les perspectives de croissance pour l’année 2024/2025 ont été révisées à la hausse en raison, notamment, d’un effet d’acquis favorable au quatrième trimestre de l’année budgétaire 2023/2024 (la croissance ayant atteint +7,8% en glissement annuel). L’activité économique devrait atteindre 7,2% selon les dernières prévisions de la Banque centrale (Reserve Bank of India, RBI).

INDE : FORTE CROISSANCE ÉCONOMIQUE

Les indicateurs d’activité du mois d’avril montrent que la production industrielle est restée solide (+5% en g.a. après avoir enregistré une croissance de 5,1% au T1-2024). La demande des ménages urbains et ruraux a accéléré et les investissements sont restés dynamiques, bien qu’en décélération, si l’on en croit l’évolution du crédit bancaire (+7,4% en g.a. en avril pour le secteur industriel contre +8,8% au T1-2024). Les taux d’utilisation des capacités de production sont restés élevés et les bilans des entreprises ont continué de s’améliorer. La confiance des entreprises s’est consolidée et celle des ménages a retrouvé son niveau prépandémique.

Les pressions inflationnistes ont continué de s’alléger, bien qu’à un rythme lent (+4,7% en g.a. en mai contre +5% au T1-2024). En effet, si la hausse des prix de l’énergie s’est tassée, celle des prix des produits alimentaires est restée forte (+8,7% en g.a au mois de mai). De plus, les chaleurs extrêmes enregistrées au mois de juin, et des réserves en eau inférieures à la normale (-8% sur l’ensemble du territoire), font peser un risque sur les récoltes d’été et sur les prix des fruits et légumes. Heureusement, ces facteurs inflationnistes pourraient être compensés par une baisse des prix des céréales par rapport à l’année dernière. En effet, selon les prévisions de l’Institut de météorologie (India Meteorological Department, IMD), réalisées à la fin du mois de mai, la mousson (qui a commencé au début du mois de juin et finira fin septembre et qui est déterminante pour les récoltes d’hiver) devrait être d’une intensité légèrement supérieure à la normale cette année. Si ces prévisions se confirment, les pressions sur les prix alimentaires pourraient refluer, ce qui permettrait à la RBI d’assouplir sa politique monétaire au quatrième trimestre 2024. La Banque centrale reste néanmoins prudente sur ses prévisions d’inflation (+4,5% sur l’ensemble de l’année budgétaire 2024/2025 en cours).

Le parti de N. Modi a perdu la majorité au parlement

Le parti de Narendra Modi, le Bharatiya Janata Party (BJP), a perdu 63 sièges à la Chambre basse du Parlement (Lok Sabha) lors des élections générales de juin 2024. Ses pertes sont concentrées dans trois États : l’Uttar Pradesh (-29 sièges), le Maharashtra (-13 sièges) et le Rajahsthan (-10 sièges). Avec 240 sièges sur 543, il ne dispose donc plus de la majorité absolue (272 sièges). Cependant, son parti de coalition (National Democratic Alliance, NDA), dispose pour sa part de 293 sièges, soit 59 sièges de plus que l’alliance d’opposition (I.N.D.I.A) dirigée par le parti Congrès (Indian National Congress). Ce dernier a remporté 47 sièges de plus que lors des dernières élections de 2019.

Pour son troisième mandat, les marges de manœuvre du nouveau gouvernement Modi seront donc moins confortables que lorsqu’il avait pris le pouvoir en 2014 et en 2019 car le BJP avait alors la majorité absolue. Il est pourtant courant, en Inde, qu’un Premier ministre gouverne sans que son parti ait la majorité. Rappelons qu’en 2014, c’était la première fois qu’un parti avait la majorité à la Chambre basse du parlement depuis la victoire du Congrès en 1984.

La composition du nouveau gouvernement, dirigé pour un troisième mandat par le Premier ministre sortant, N. Modi, laisse supposer que la politique menée sera dans la continuité des précédentes. Sur les 71 membres de ce nouveau gouvernement, seulement 11 ne font pas partie du BJP. Certains ministres clés, comme la ministre des Finances, ont été renouvelés pour un second mandat. Cependant, même si l’environnement politique devrait rester stable, le gouvernement Modi aura plus de difficultés à adopter de nouvelles réformes structurelles pour libéraliser le pays. Il semble notamment peu probable qu’il parvienne à convaincre les partis de sa coalition de voter en faveur de l’amendement sur l’acquisition des terres, qu’il espérait pouvoir soumettre une nouvelle fois au Parlement. Cet amendement aurait pourtant favorisé le développement du secteur industriel.

A ce jour, hormis un gel des réformes, le principal risque induit par ce gouvernement de coalition est un dérapage des finances publiques et/ou une révision de la structure budgétaire.

Finances publiques : marges budgétaires toujours étroites

INDE : DÉPENSES PUBLIQUES

Les finances publiques constituent l’une des plus fortes contraintes pour ce nouveau gouvernement. Alors même que les élections ont révélé le mécontentement d’une partie de la population (en raison d’un taux de chômage élevé, notamment chez les jeunes, et d’une forte hausse des inégalités), les marges de manœuvre budgétaire du gouvernement pour accroître les dépenses sociales sont réduites car les recettes budgétaires restent faibles et le paiement des charges d’intérêt sur la dette est important. Par ailleurs, une augmentation des dépenses sociales irait à l’encontre de la stratégie budgétaire menée depuis deux ans par le gouvernement Modi, qui a mis les dépenses d’infrastructures au cœur de sa stratégie de développement, et ce, aux dépens des dépenses sociales. Bien qu’en baisse, l’insuffisance et la qualité parfois médiocre des infrastructures pénalisent la croissance.

Pour l’année budgétaire 2023/2024, le déficit du gouvernement s’est réduit de 0,8pp à 5,6% du PIB, mais il était encore supérieur au niveau prépandémique (3,8% du PIB sur la période 2016-2020). De même, le déficit du gouvernement et de l’ensemble des administrations est resté élevé à 8,8% du PIB, selon les premières estimations.

Les recettes budgétaires du gouvernement, bien que toujours très faibles, ont légèrement augmenté au cours de l’année écoulée (+0,3pp) à 9,4% du PIB. Mais elles sont toujours au même niveau qu’il y a dix ans. Il faut toutefois saluer l’augmentation des recettes fiscales brutes sur la dernière décennie (+1,6pp). Elles ont atteint 11,7% du PIB, un niveau faible, mais inédit. Cette hausse résulte principalement d’une augmentation de l’assiette des impôts sur les revenus. En effet, les impôts sur les sociétés se sont effrités, conséquence de l’allègement de la fiscalité des entreprises en 2019 pour accroître leur compétitivité. De même, les recettes douanières ont diminué.

Concernant les dépenses budgétaires, en baisse de 0,6pp sur l’année écoulée à 15% du PIB, elles restent supérieures au niveau prépandémique et au niveau qui prévalait il y a dix ans. Cependant, leur structure a changé. En effet, même si le paiement des charges d’intérêt reste toujours le premier poste de dépenses budgétaires (23,9% des dépenses totales au cours de l’année 2023/2024, soit le même niveau qu’il y a dix ans), le poids de certaines autres dépenses considérées comme « incompressibles » s’est allégé. Les subventions aux ménages, qui avaient sensiblement augmenté au moment de l’épidémie de COVID-19, ont diminué à 1,5% du PIB en 2023/2024 ; elles représentent 9,9% des dépenses totales, un niveau inférieur à la moyenne enregistrée au cours des cinq années prépandémiques (11,3% des dépenses). De même, les dépenses d’éducation, de retraite et de santé ont très légèrement diminué à 1,4% du PIB, pour ne plus constituer que 9,5% des dépenses totales l’année dernière, contre 12,7% il y a cinq ans.

En revanche, les investissements ont sensiblement augmenté depuis 2020/2021. Le gouvernement Modi a réalloué une partie des dépenses sociales vers les dépenses d’infrastructures qui ont atteint 3,2% du PIB l’année dernière (vs 1,6% du PIB il y a cinq ans). En 2023/2024, 21,4% des dépenses totales étaient consacrés aux investissements, soit 9,4pp de plus qu’il y a dix ans.

Pour le budget 2024/2025 présenté en février, le gouvernement avait pour objectif de réduire son déficit à 5,1% du PIB. Cette légère consolidation s’appuyait sur une nouvelle baisse des dépenses et notamment des subventions aux ménages. L’objectif étant de réallouer, une fois encore, les fonds « économisés » vers les dépenses d’infrastructures.

Cependant, compte tenu du faible niveau de recettes (attendues en baisse de 0,1pp pour l’exercice budgétaire en cours), le nouveau gouvernement est aujourd’hui confronté à un choix : accroître ses dépenses sociales tout en maintenant inchangés ses objectifs d’investissements, au risque d’enregistrer un creusement du déficit budgétaire, ou réduire ses investissements publics au risque de voir les flux d’investissements directs étrangers ralentir encore davantage, ce qui pèserait alors sur sa croissance à moyen terme et pourrait fragiliser les comptes extérieurs. Le nouveau gouvernement doit annoncer une révision de son budget mi-juillet, ce qui permettra d’avoir une première idée de ses nouvelles priorités.

Achevé de rédiger le 25 juin 2024

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