Eco Conjoncture

Inde : la croissance est forte mais les niveaux de revenu et d’emploi restent faibles

14/06/2024
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Pour l’année budgétaire 2023/2024 qui s’est achevée fin mars 2024, la croissance de l’Inde a atteint 8,2%, le rythme le plus élevé parmi les pays d’Asie. Au cours des vingt dernières années, la croissance a été de 6,3% par an en moyenne. Pourtant, malgré cette performance, le PIB par tête de l’Inde reste faible. Par ailleurs, les inégalités de revenus ont augmenté et le taux de chômage est élevé (en particulier chez les jeunes), et ce, en dépit de la hausse du niveau d’éducation. On peut expliquer les faibles niveaux de revenu et d’emploi par la structure de l’emploi, lequel reste concentré dans l’agriculture, un secteur à faible valeur ajoutée. En dépit des importantes réformes adoptées par le gouvernement Modi pour stimuler le développement de l’industrie manufacturière, le secteur n’a pas créé d’emplois sur la période 2012-2019. Le faible niveau d’investissements directs étrangers (IDE) en est une des explications. Les IDE sont essentiellement concentrés dans les services, en particulier les services informatiques. Mais le seul secteur des services ne peut absorber l’abondance de la main-d’œuvre. Même si l’Inde est aujourd’hui le deuxième exportateur de services informatiques, les emplois dans ce secteur restent assez marginaux à l’échelle du pays (1,5% de l’emploi total). Seul un développement conjoint de l’industrie manufacturière et des services peut permettre à l’Inde de créer suffisamment d’emplois.

La croissance est robuste, mais la population n’en profite pas encore suffisamment

Un niveau de PIB par tête encore faible et des inégalités toujours importantes

PIB PAR TÊTE DES PAYS D’ASIE EN % DE CELUI DE L’INDE

En dépit d’une croissance solide, le niveau de PIB par tête reste relativement modeste, les inégalités de revenus ont augmenté sur la dernière décennie et le chômage demeure élevé, notamment chez les jeunes.

L’avantage démographique de l’Inde pourrait se retourner en un risque social si le rythme de création d’emplois n’accélère pas.

Sur la période 2012-2024 (hors années marquées par la pandémie et le rebond qui a suivi), la croissance du PIB en volume a atteint en moyenne 6,9% par an.

Sur la même période, celle du PIB par tête a été de 5,8% par an en moyenne, ce qui a permis une baisse du taux de pauvreté de 40,4% en 2004 à 12,9% en 2021, selon la banque mondiale.

Le PIB par tête reste toutefois à un faible niveau, en particulier en comparaison avec les autres pays d’Asie.

PIB PAR TÊTE EN VOLUME À PPA

En 2023, mesuré en parité de pouvoir d’achat, il était 2,5 fois inférieur à celui de la Chine, 1,5 fois inférieur à celui du Vietnam et 1,7 fois inférieur à celui de l’Indonésie, selon les estimations du FMI.

Par ailleurs, même si le taux de pauvreté a baissé, la concentration de richesse a sensiblement augmenté au cours des 10 dernières années.

Selon la dernière analyse réalisée par Kumar Bharti, Chancel, Piketty et Somanchi (2024), la part de la richesse détenue par les 1% les plus riches a été multipliée par trois entre 1961 et 2023, passant de 12,9% à 39,5% de la richesse totale. Les 0,1% les plus riches détenaient à eux-seuls 29% de la richesse totale contre 18,8% dix ans plus tôt.

Un taux de chômage élevé

TAUX D’EMPLOI ET DE CHÔMAGE

En mars 2024, le taux d’emploi[1], bien qu’en hausse au cours des deux dernières années, s’élevait à seulement 37,9%, un niveau toujours inférieur à celui d’avant la pandémie (39,8% en mars 2020), selon le Centre for Monitoring Indian Economy (CMIE). Ce modeste taux d’emploi s’explique par un faible niveau d’activité des femmes et des jeunes.

Selon la dernière enquête publique nationale (Periodic Labour Force Survey, 2022/2023), le taux d’emploi des femmes ne serait que de 35,1% contre 76,4% chez les hommes. Ce taux pourrait même être surévalué selon l’Organisation internationale du travail (International Labor Organization, ILO), qui l’estime à seulement 24,1% en 2023 (contre 73,8% chez les hommes). En outre, il aurait baissé de 3,2pp en dix ans, selon l’Organisation internationale.

TAUX DE CHÔMAGE DES JEUNES PAR DIPLÔME

Chez les jeunes, le taux de chômage est particulièrement élevé. En décembre 2023, il aurait atteint (selon le CMIE) 45,4% pour ceux âgés entre 20 et 24 ans et 15,5% pour les 25-29 ans, alors que la moyenne nationale était de 8,1% en avril 2024. En outre, selon le dernier rapport sur l’emploi publié par l’ILO, le taux de chômage est particulièrement élevé chez les jeunes diplômés.

Il a atteint 28,7% en 2022 chez les détenteurs d’un diplôme de l’enseignement supérieur, contre 11,5% pour les diplômés du secondaire. Les jeunes les plus diplômés occupent les emplois dans les secteurs à forte valeur ajoutée, mais ces emplois restent très insuffisants au regard du nombre de jeunes diplômés sur le marché du travail qui déclinent les propositions d’emploi sous-qualifié à un salaire très inférieur à ce qu’ils espéraient obtenir. Leur découragement se traduit par un niveau d’inactivité très important. La part de ceux qui ne sont ni en poste, ni en recherche d’emploi, ni en formation a atteint 23,5% en 2023, selon l’ILO, un niveau proche de celui de l’Indonésie (22,3%), qui est également caractérisée par une population jeune en forte croissance, mais très au-dessus du niveau qui prévaut dans les autres pays d’Asie (10,2% en Malaisie, 11,3% au Vietnam, et 13,3% en Thaïlande).

L’emploi précaire reste très important

Le taux de chômage est non seulement élevé, mais la qualité de l’emploi reste également précaire.

Selon l’ILO, la part de l’emploi informel (tous secteurs d’activité confondus) s’élevait en 2022 à 89% de l’emploi total, un niveau légèrement supérieur à celui qui prévalait en 2018. Les employés du secteur informel occupent généralement des emplois à faible valeur ajoutée qui sont, de ce fait, peu rémunérés, ne bénéficient pas du salaire minimum et ne disposent d’aucune protection sociale. L’emploi informel atteint 99% de l’emploi total dans l’agriculture, 86,7% dans l’industrie et 77,3% dans les services.

Pour l’année budgétaire 2023/2024, environ 93 millions de travailleurs sur les 471 millions recensés selon l’ILO (soit 19,7%) ont bénéficié du programme « Mahatma Gandhi National Rural Employment Guarantee Act » (MGNREGA), qui assure un emploi rémunéré pour 100 jours à chaque travailleur agricole. Bien qu’en baisse par rapport à un pic atteint au moment de la pandémie, le nombre de travailleurs ruraux qui a profité de ce programme d’aide au travail reste supérieur de 7% au niveau d’avant crise. Toutefois, pour l’année 2024-2025, après une hausse fixée par le gouvernement comprise entre 3% et 10%, le salaire journalier moyen est de seulement 289 roupies (3,46 USD). À titre de comparaison, le salaire journalier dans l’agriculture est compris entre 449 et 542 roupies (dans les zones agricoles).

Les disparités salariales restent très importantes selon les États (les salaires varient du simple au triple) et les secteurs d’activité. Selon l’ILO, le salaire moyen mensuel, estimé à 19 783 roupies pour l’ensemble de l’économie en 2023 serait 2,2 fois inférieur à la moyenne générale pour les travailleurs agricoles et 2,2 fois supérieur pour les travailleurs des services informatiques.

Comment expliquer cette situation ?

Deux facteurs peuvent expliquer le faible niveau d’emploi et de revenu en Inde : d’une part, la croissance a été accompagnée d’une très faible création d’emplois et, d’autre part, l’emploi est resté concentré dans des secteurs à faible productivité et donc à bas salaires.

Le rythme de création d’emplois a été insuffisant

Sur la période 2000-2022, la croissance indienne peut être découpée en trois sous-périodes, mais quelle que soit la période considérée, elle a toujours été principalement tirée par l’accumulation du capital. Hormis sur la période 2019-2022, la croissance de l’emploi a été extrêmement faible voire, négative.

CONTRIBUTIONS À LA CROISSANCE

Entre les deux sous-périodes 2000-12 et 2012-2019, la décomposition de la croissance a changé (tableau 1). Sur les deux sous-périodes, la contribution du capital à la croissance est restée soutenue (bien qu’en légère diminution sur la période 2012-2019 en raison de la baisse du taux d’investissement conjointe aux stratégies de désendettement des entreprises). En revanche, la contribution du travail à la croissance s’est réduite. La croissance de la quantité de travail a baissé et celle de la qualité du travail a décéléré. Selon l’ILO, le taux d’emploi a ainsi diminué de 0,1 point de pourcentage (pp) sur la période 2012-2019 ; le taux de croissance de l’emploi étant inférieur au taux de croissance de la population active (tableau 2).

ÉVOLUTION DU TAUX D’EMPLOI

Sur la période 2019-2022, la contribution du travail s’est redressée. La croissance de la quantité de travail est redevenue positive et suffisamment élevée pour permettre au taux d’emploi d’augmenter de 0,6pp. Pour autant, il faut noter que selon les estimations faites par le Conference Board sur la décomposition de la croissance, la contribution de la qualité du travail est restée faible.

L’emploi reste concentré dans les secteurs à faible valeur ajoutée

Le changement de la structure de l’économie indienne ne s’est pas accompagné d’un changement de même ampleur de la distribution de l’emploi par secteur d’activité.

L’agriculture toujours premier secteur pourvoyeur d’emplois

Une très grande partie de l’emploi reste concentré dans le secteur agricole, où la productivité et les salaires sont bas. La part de l’emploi dans ce secteur était de 43,5% en 2023, soit trois fois plus que ce qu’il représente en termes de valeur ajoutée (14,5%). En outre, la part de l’emploi agricole a augmenté pendant l’épidémie de COVID-19 (bien qu’à un rythme ralenti) alors que, sur la période 2000-2019, cette part avait diminué, même si c’était à un rythme lent. En 2023, elle restait 2,8 pp supérieure à son niveau d’avant l’épidémie (tableau 3).

TAUX DE CROISSANCE ANNUELS MOYENS DE L’EMPLOI ET DE LA VALEUR AJOUTÉE

Par ailleurs, l’emploi dans l’industrie (intensive en main-d’œuvre, avec des niveaux de productivité et donc de salaires supérieurs à ceux enregistrés dans l’agriculture) reste modeste. La part de l’emploi dans le secteur manufacturier n’était que de 12% de l’emploi total en 2023 et a baissé de 0,5pp au cours des cinq dernières années, selon l’ILO. À titre de comparaison, l’emploi manufacturier s’élevait à 28,7% en Chine (en 2020) et 21,4% au Vietnam.

STRUCTURE DE LA VALEUR AJOUTÉE ET DE L’EMPLOI

Or, l’histoire économique nous a appris qu’il était difficile pour un pays fortement peuplé, à croissance démographique plutôt élevée et à revenus dits intermédiaires (comme c’est le cas de l’Inde) de parvenir à créer suffisamment d’emplois sans développer son industrie[2].

Le développement de l’industrie stimule l’activité de services et peu l’inverse. Selon Dan Su et Yang Yao (2016), le secteur manufacturier est le principal moteur de la croissance économique pour les pays dits à revenus intermédiaires et permet de créer une base importante d’emplois à forte valeur ajoutée. Une transition directe de l’agriculture vers les activités de service ne créerait pas suffisamment d’emplois pour répondre aux besoins d’un pays comme l’Inde.

L’Inde est un cas d’école où le secteur des services, bien qu’en expansion, n’est pas en mesure d’absorber la totalité de la main d’œuvre, surtout celle qui migre du secteur agricole. Les services requièrent des compétences spécifiques et un niveau d’éducation plus élevé, ce qui limite l’accès à une grande partie de la population. En outre, il semble que le système éducatif ne réponde pas aux attentes des employeurs en termes de compétences, même si les jeunes sont plus diplômés qu’avant. Ainsi, en dépit du dynamisme de la croissance dans les services, la part de l’emploi, bien qu’en hausse (+7,4pp en vingt ans), est restée modeste (31,9% de l’emploi total en 2023), en raison des gains de productivité importants dans ce secteur (la croissance de la valeur ajoutée a été de 7,5% par an en moyenne sur la période 2000-2019, contre 2,6% pour l’emploi).

Le secteur manufacturier peine à se développer

Parmi les objectifs affichés de Narendra Modi, figurait celui de faire de l’Inde la nouvelle usine du monde en développant son secteur manufacturier. Mais à ce jour, en dépit des mesures réglementaires (ouverture de nombreux secteurs aux entreprises étrangères) et fiscales (baisse des taux d’impôts sur les sociétés en 2019[3] et adoption de programmes d’incitation aux résultats, notamment, pour les secteurs intensifs en main-d’œuvre à partir de 2020, « Production Linked Incentive Schemes for manufacturing sector »), la part de l’industrie manufacturière dans la valeur ajoutée totale du pays n’a pratiquement pas augmenté au cours des dix dernières années. Elle a atteint seulement 17,3% au cours de l’année 2023/2024 (contre 18,3% il y a cinq ans). En outre, hormis certains segments d’activité tels que l’automobile, la pharmacie et le textile, l’activité peine à se développer dans les autres secteurs.

Le développement difficile de l’industrie manufacturière reflète la faible intégration du pays dans le commerce mondial, laquelle s’explique notamment par une politique commerciale beaucoup plus protectionniste que celle adoptée par les autres pays d’Asie. Ses barrières commerciales, tarifaires et non tarifaires, restent encore importantes. Selon l’OMC, le taux moyen des tarifs douaniers imposés par l’Inde aux importations des pays partenaires est de 18,1%, alors qu’il s’élève à seulement 8% en Indonésie et 2,3% en Chine. En outre, au cours des dix dernières années, les droits de douane de l’Inde ont augmenté (+3,7pp), alors qu’ils ont baissé (-0,6pp) dans les autres pays du monde. Enfin, l’Inde reste encore signataire de peu d’accords commerciaux en comparaison des autres pays d’Asie. Le gouvernement tend cependant à changer de stratégie et à moins privilégier son envie de protéger son pays de la concurrence étrangère pour accélérer le développement de son industrie.

Les parts de marché de l’Inde restent modestes et ont finalement peu augmenté au cours des dix dernières années. En 2022, les exportations de biens ne constituaient que 1,8% des exportations mondiales contre 1,6% en 2012. À titre de comparaison, les parts de marché de la Chine s’élevaient à 14,5%, selon l’UNCTAD. Les parts de marché les plus importantes de l’Inde portent sur les céréales, le coton, les articles textiles, les tapis, les pierres précieuses et les métaux. Les parts de marché du secteur des biens d’équipement (« machines et équipements électriques » dans la nomenclature indienne) restent encore faibles (0,7% des exportations mondiales en 2022) et n’ont augmenté que de 0,2pp en dix ans. On note cependant que le poids des exportations de ce type de produits dans les exportations indiennes a augmenté de 3,7% à 5,8% entre 2012 et 2022 et que la tendance devrait se poursuivre voire s’accélérer, compte tenu des nombreuses annonces d’investissements de la part de grands groupes industriels étrangers au cours des dernières années dans les secteurs des équipements informatiques, notamment les circuits électroniques intégrés et les micro-processeurs. De plus, l’Inde a profité des tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine pour devenir un partenaire plus important pour les États-Unis. Même si entre 2019 et 2023, la part des importations américaines en provenance d’Inde a peu progressé (+0,4pp) pour atteindre 2,8% des importations totales américaines (à titre de comparaison et, bien qu’en forte baisse, les importations en provenance de la Chine constituaient encore 14,1% des importations américaines en 2023), la part des importations d’équipements et machines électriques au sens large en provenance d’Inde a enregistré une hausse de 2pp sur la même période (2,6% des importations totales de ce type de biens). Pour autant, le « Make in India » annoncé par Narendra Modi reste, à ce jour, encore limité.

Le secteur des services en première ligne

Forte croissance

Alors que le secteur manufacturier peine à se développer, les services ont enregistré une forte croissance et l’Inde est aujourd’hui le deuxième exportateur de services informatiques derrière l’Irlande. Pourtant les emplois dans les services informatiques restent modestes au regard de l’offre de main-d’œuvre.

Le secteur des services est le principal moteur de la croissance économique indienne. Au cours des vingt dernières années, la part du secteur des services a augmenté de 8,3pp pour atteindre 54,6% de la valeur ajoutée totale pour l’année 2023/2024.

Au sein du secteur des services, le plus gros secteur, hormis le commerce (10,5% du PIB en 2023), celui des services informatiques (IT) a enregistré une augmentation de sa valeur de 4,1pp en dix ans, pour atteindre 8,3% du PIB en 2023.

Sur les dix dernières années (y compris les années liées à la pandémie), le rythme de croissance annuel moyen dans les services (+6,5%) a dépassé celui enregistré dans l’agriculture (+3,6%) et l’industrie (+5,6%). Ce dynamisme s’est traduit par une forte hausse des exportations de services (+8,4% par an), supérieure à celles des exportations de biens (+4,6% par an en moyenne). En 2022, la part de marché mondiale de l’Inde dans ce secteur s’élevait à 4,4% (+1,2pp en dix ans). C’est principalement dans les services informatiques que l’Inde a un avantage comparatif[4]. Son avantage comparatif est faible dans les services de transport et limitée dans les activités touristiques.

En 2022, les exportations de services informatiques de l’Inde constituaient 32,1% de ses exportations totales de services (selon l’UNCTAD et la Banque Mondiale). L’activité de services IT a enregistré une croissance très dynamique (+13,3% par an en moyenne sur les dix dernières années) grâce aux mesures de soutien du gouvernement et aux investissements directs étrangers (IDE). L’Inde est aujourd’hui le deuxième exportateur de services IT derrière l’Irlande. En 2022, la part de marché à l’exportation de ce secteur s’élevait à 10,7% des exportations mondiales (contre 22,2% en Irlande).

Cependant, cette part de marché a baissé entre 2011 et 2019 avant de se redresser depuis 2020. En 2022, elle était encore inférieure de 2,5pp à son niveau de 2012. Sur la même période, les parts de l’Irlande et de la Chine ont augmenté de respectivement 10pp et 5,5pp. L’avantage comparatif de l’Inde dans les exportations de services IT a baissé entre 2012 et 2022 (tableau 4).

AVANTAGES COMPARATIFS RÉVÉLÉS5 (RCA) DANS LES EXPORTATIONS DE SERVICES PAR PAYS ET SERVICES

En revanche, dans le secteur des « autres services aux entreprises » (« other business services »), qui regroupe les services de conseil, les services technico-commerciaux et les activités de R&D, la part de marché de l’Inde a augmenté de 2,5pp en dix ans, pour atteindre 7,1% des exportations mondiales. En 2022, l’Inde occupait la troisième place pour les exportations de ce type de services derrière les États-Unis et le Royaume-Uni. Elle était notamment passée devant la Chine et l’Allemagne (laquelle a perdu en parts de marché ce que l’Inde a gagné en dix ans). L’Inde exporte principalement des services de conseil (« professional and management consulting services »), dont la part de marché a atteint 13,6% en 2022. Mais ce type de services nécessite des compétences très ciblées de la part des employés, que les étudiants nouvellement diplômés ne possèdent pas nécessairement, ce qui pourrait limiter son développement.

Soutien massif du gouvernement pour le développement des services IT

Le développement des services a été favorisé par les politiques adoptées par le gouvernement. Dès 1991, dans son vaste programme de libéralisation économique, le gouvernement a levé les restrictions sur les investissements étrangers, simplifié les privatisations et créé un environnement plus favorable au développement des entreprises. À partir de 2005, des zones économiques spéciales (ZES) ont été créées et elles sont nombreuses à être spécifiquement conçues pour l’industrie IT. Les entreprises IT situées dans les ZES bénéficient d’une exonération totale de l’impôt sur le revenu pendant les cinq premières années d’activité, suivie d’une exonération de 50% pour les cinq années suivantes et d’une exonération partielle pour les cinq années suivantes sous certaines conditions. Par ailleurs, les exportations de services depuis les ZES sont exonérées de taxe sur les biens et les services. Enfin, les importations de biens d’équipement, de matériel informatique et de tous les biens nécessaires à l’exploitation des entreprises IT sont exemptées de droits de douane, réduisant de facto leurs coûts d’exploitation. Selon le NASSCOM (« National Association of Software and Services Companies »), environ 50 à 60% des entreprises situées dans les zones économiques spéciales sont issues des secteurs IT au sens strict et ceux basés sur les Technologies de l’Information (« IT-enabled services »).

Le gouvernement a également mis en place, à partir de 2015, des programmes d’incitations financières (sur tout le continent indien) visant à développer les exportations de services (« Services Exports from Indian Schemes », SEIS). Les entreprises éligibles (notamment celles issues des secteurs IT) qui ne sont pas situées dans des ZES reçoivent des crédits de droits de douane dont la valeur est comprise entre 3% et 7% de la valeur de leurs exportations nettes de services en devises. Ces crédits peuvent être utilisés pour payer les droits de douanes et autres taxes liées à l’importation de biens et de services par les entreprises éligibles. Cela permet aux exportateurs de réduire leurs coûts d’importation et de renforcer ainsi leur compétitivité.

Par ailleurs, un vaste programme de digitalisation de l’Inde a été lancé en 2015 pour transformer l’Inde en une société numérique. Ce programme visait à améliorer la connectivité internet dans les zones rurales et urbaines, à promouvoir les services gouvernementaux en ligne et à encourager l’adoption de technologies numériques dans les entreprises. Même si le taux d’utilisation d’internet reste modeste, il a sensiblement augmenté au cours des dix dernières années. En 2024, 52,4% de la population avait accès à internet contre 13,5% dix ans plus tôt. Dans le même temps, le gouvernement a mis en place d’importants programmes de formation et d’éducation (« Skill India ») qui avaient pour objectif de renforcer les compétences techniques et numériques de la main-d’œuvre afin d’accroître l’offre de travailleurs qualifiés dans les services IT. Le gouvernement a aussi encouragé les partenariats publics privés pour le développement des infrastructures technologiques, y compris la construction de centres de données, l’amélioration de la connectivité internet et la promotion de l’innovation.

En 2019, le gouvernement a également adopté un programme « National Policy on Software Products, NPSP » dont le but était de positionner l’Inde comme leader mondial dans la production de logiciels. Il visait notamment la promotion de startups par le biais de financements facilités et d’un cadre réglementaire plus favorable.

PARTS DE MARCHÉ DE L’INDE DANS LE COMMERCE MONDIAL
ÉVOLUTION DES EXPORTATIONS DE SERVICES
ÉVOLUTION DES EXPORTATIONS DE SERVICES INFORMATIQUES
ÉVOLUTION DES EXPORTATIONS DES AUTRES SERVICES
PARTS DE MARCHÉ MONDIALES DE SERVICES INFORMATIQUES
PARTS DE MARCHÉ MONDIALES « D’AUTRES SERVICES »***

Des IDE faibles et très concentrés sectoriellement

L’important développement du secteur des services par rapport au secteur manufacturier ne s’explique pas uniquement par les programmes de soutien du gouvernement. Le secteur manufacturier a lui aussi bénéficié d’une baisse de la fiscalité, des programmes d’incitations financières et de la constitution de ZES. Une autre explication de l’écart de développement entre ces deux secteurs serait l’afflux d’investissements étrangers. Les investissements directs étrangers (IDE) restent essentiels dans le développement d’une économie, car ils augmentent le stock de capital et permettent un transfert de technologie et d’expertise.

FLUX D’IDE REÇUS PARMI LES ÉMERGENTS

Or, en dehors du secteur automobile (6,2% des IDE reçus au cours des cinq dernières années), les IDE dans l’industrie sont extrêmement faibles, même si l’année dernière les investissements consacrés aux énergies renouvelables ont sensiblement augmenté (7,2% des IDE reçus pendant l’année 2022/23).

Les IDE reçus par l’Inde ont été essentiellement concentrés dans les services et en particulier dans les services informatiques (en moyenne 24,8% des IDE reçus au cours des cinq dernières années) et dans une moindre mesure dans les autres types de services (services financiers, assurance, banque, R&D), qui ont reçu 14,7% des IDE au cours des cinq dernières années, et le commerce (8,1% des IDE reçus).

ANNONCES DE PROJETS D’INVESTISSEMENTS ET IDE EFFECTIFS

Mais, depuis 2022, les flux d’IDE reçus par l’Inde, déjà structurellement faibles, ont baissé encore davantage, tant en termes nominaux que rapportés au PIB. Pendant l’année budgétaire 2023/2024, ils n’ont atteint que 0,8% du PIB (-0,4pp par rapport à 2022/2023), le niveau le plus faible enregistré depuis 2013.

À titre de comparaison, sur la période 2015-2019, les IDE reçus par l’Inde avaient atteint en moyenne 1,8% du PIB, un niveau déjà inférieur à celui du Vietnam (4,4% du PIB) et de la Malaisie (3,6% du PIB).

Le faible niveau des IDE en Inde s’explique par les contraintes structurelles qui pèsent sur l’économie.

FLUX D’IDE PAR SECTEURS SUR LA PÉRIODE 2000-2024 (% TOTAL)

Les politiques commerciales restrictives, les infrastructures encore défaillantes (bien qu’en nette amélioration au cours des cinq dernières années), et les contraintes sur le marché du travail et l’environnement des affaires sont autant de facteurs qui limitent l’attractivité de l’Inde par rapport aux autres pays de la zone.

Mais ces facteurs n’expliquent pas la baisse enregistrée au cours des deux dernières années. On peut en partie l’expliquer par un retour à la « normale » des investissements dans les services informatiques après une forte augmentation au moment de la pandémie.

Mais cette explication n’est pas complètement satisfaisante car les investissements ont baissé dans les services dans leur ensemble et également dans l’industrie (hormis dans les énergies renouvelables). Une autre explication avancée serait un environnement monétaire et financier international moins favorable (baisse de la liquidité mondiale en raison du durcissement monétaire dans les pays avancés). Mais cette explication n’est pas non plus totalement convaincante car, d’après les données publiées par l’UNCTAD, l’Inde n’a reçu en 2022 (les données 2023 ne sont pas encore disponibles) que 5,7% des IDE à destination des pays émergents, contre une moyenne de 6,3% sur la période 2015-2019. À titre de comparaison, la part des IDE reçus par la Chine atteignait 20,6% en 2022.

Cette baisse est d’autant plus surprenante que, sur la même période, les annonces de nouveaux projets d’investissements (« greenfields projects ») se sont multipliées. Selon l’UNCTAD et la FDI Intelligence, les montants des projets d’investissements annoncés seraient même supérieurs à ceux des autres pays d’Asie depuis deux ans (y compris de la Chine). Toute la question est de savoir si ces annonces vont se concrétiser par de nouveaux investissements.

Historiquement, la concrétisation des projets dépend de nombreux facteurs, mais les principaux freins en Inde concernent l’acquisition des terres et les contraintes administratives à tout investissement en général.

En 2013, le gouvernement avait adopté une réforme pour faciliter l’acquisition des terres pour les projets d’infrastructure et le développement industriel (« Right of Fair Compensation and Transparency in Land Acquisition, Rehabilitation, and Resettlement Act »). Mais l’acquisition des terres agricoles par les entreprises industrielles reste difficile car les agriculteurs sont réfractaires à la vente de leurs terres. En 2014, lors de son arrivée au pouvoir, Narendra Modi avait voulu modifier la loi en supprimant la nécessité d’obtenir l’accord de 70% à 80% des propriétaires terriens (selon le type de projet). Mais n’ayant pas la majorité à la chambre haute du parlement, cette modification avait été rejetée, alors même qu’elle avait été adoptée à la chambre basse. Le premier ministre espérait la soumettre à nouveau après les élections de 2024, mais il semble désormais peu probable qu’il y parvienne au regard des résultats des élections. Les partis de sa coalition ne seront pas disposés à voter cette modification de la loi.

L’emploi dans les services informatiques reste modeste

En 2023, l’ILO estime que les emplois dans le secteur des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) s’élevaient à 6,7 millions, soit 1,5% de l’emploi total. Mais, au sens strict (hors télécommunication), l’emploi s’élèverait à 5,7 millions selon l’ILO (1.2% de l’emploi total) et à 5,4 millions selon le ministère du « Electronics and information technology ». À titre de comparaison, l’emploi dans l’IT (hors télécommunications) constituait, selon l’ILO, 4,8% de l’emploi total en Irlande.

Le rythme de croissance des créations d’emplois dans le secteur des TIC a atteint 13% par an au cours des cinq dernières années, un rythme bien supérieur à celui enregistré dans l’ensemble des services (+5,1% par an en moyenne) ou dans n’importe quel autre secteur d’activité.

Selon l’ILO, 7 à 8 millions de jeunes entreront sur le marché du travail chaque année au cours de la prochaine décennie. Selon le CMIE, pour maintenir un taux de chômage stable, le pays doit créer 8 millions d’emplois chaque année. Mais selon le « National Skill Development Corporation » (NSDC), pour absorber la main-d’œuvre actuellement en recherche d’emplois, i.e. celle qui cherche à migrer de l’agriculture vers des secteurs plus rémunérateurs et/ou celle qui travaille dans des secteurs informels, les besoins de création d’emplois pourraient être compris entre 8 et 10 millions par ans.

La niche en termes de créations d’emplois que constitue les activités IT (entre donc 0,5 et 0,6 millions de créations nettes annuelles selon la couverture retenue) est largement insuffisante pour la main-d’œuvre en recherche d’emplois, même si les emplois y sont relativement mieux rémunérés que les salaires moyens. En outre, selon les estimations du NASSCOM, l’activité aurait légèrement ralenti au cours de l’année budgétaire 2023/2024. Par ailleurs, selon l’indice Naukri Jobspeak, les offres d’emplois dans le secteur des logiciels et des services externalisés de processus d’affaires et services informatiques (« Business process outsourcing » et « Information Technology Enabled Services », BPO-ITES) seraient moins abondantes depuis un an.

Conclusion

En plus d’être le pays le plus peuplé de la planète, l’Inde est l’un des pays d’Asie avec la plus forte croissance démographique. Le dynamisme de sa population jeune est souvent avancé comme l’un des facteurs clés pour soutenir la croissance économique. Selon les prévisions de l’ONU, la part de la population en âge de travailler (15-64 ans) devrait continuer de croître jusqu’au milieu du siècle. Mais, en dépit d’une croissance dynamique, le rythme de créations d’emplois enregistré sur les dix dernières années est très insuffisant pour créer des emplois pour les nouveaux entrants et ceux qui occupent des emplois précaires. Pour parvenir à tirer profit de son avantage démographique et accroître son niveau de PIB par tête, l’Inde doit non seulement avoir une croissance solide, mais aussi intensive en main-d’œuvre. Le gouvernement doit parvenir à développer de concert l’industrie et les services pour permettre le transfert de la main-d’œuvre de l’agriculture vers l’industrie et les services.

Les réformes entreprises par le gouvernement Modi depuis dix ans vont dans le bon sens, mais elles restent insuffisantes. Si le pays ne parvient pas à accroître le niveau d’emplois, son avantage démographique pourrait devenir un vrai risque social. Or, contrairement à ses deux précédents mandats, le gouvernement nouvellement élu ne dispose plus de la majorité à la chambre basse du parlement. Pour les cinq prochaines années, le premier ministre devra composer avec les membres de sa coalition (National Democratic Alliance), ce qui pourrait compromettre l’adoption de réformes (comme celle relative à l’acquisition des terres), pourtant indispensables au développement du secteur manufacturier. Il pourrait aussi réduire ses investissements en infrastructures pour consacrer une part plus importante de son budget aux dépenses sociales. Même si ces dernières sont nécessaires pour diminuer les inégalités, la baisse des investissements publics pourrait peser sur l’attractivité du pays et in fine sur les créations d’emplois.


[1] Le taux d’emploi est la part de la population employée dans la population en âge de travailler.

[2]Manufacturing as the key engine of economic growth for middle-income economies”, ADBI May 2016.

[3]Le gouvernement a réduit le taux de l’impôt sur les sociétés de 30% à 22% pour toutes les entreprises existantes et a fixé à 15% celui des entreprises du secteur manufacturier constituées après le 1er octobre 2019 et ayant commencé leur activité avant le 31/03/2023.

[4]Selon Ricardo, un pays a intérêt à se spécialiser dans la production d’un bien ou d’un service pour lequel il a la productivité relative la plus élevée en comparaison à celle de ses partenaires.

[5]L’ACR d’un pays A pour un service i (RCAA,i) est défini par : la part des exportations du service i par le pays A (XA,i) dans ses exportations totales de services rapportée à la part des exportations mondiales du service i (XW,i) par le monde dans les exportations mondiales de tous services confondus. Plus la valeur du RCA est élevée et plus le pays a un avantage comparatif révélé dans les exportations de ce service.

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE