Après une longue phase de déclin de la fin des années 1940 jusqu’au début des années 2000, l’emploi indépendant se développe de nouveau en France depuis près de 20 ans. Ce renouveau de l’emploi indépendant, initié par des incitations fiscales en faveur de l’emploi à domicile ou de l’artisanat (services non marchands, services aux ménages, artisanat du bâtiment), a également été alimenté par l’externalisation par les entreprises de certaines tâches (à des fins de maîtrise des coûts sur des activités non essentielles, d’incubation de l’innovation) et l’apparition de nouveaux besoins (notamment en termes d’entretien-rénovation dans le bâtiment). Enfin, les transformations intervenues telles que l’ubérisation, le développement du télétravail et la formalisation croissante du travail indépendant (notamment au travers du portage salarial) ont accru les passerelles entre les deux statuts (indépendant versus salarié), constituant un appel d’air en faveur du premier.
Ces deux dernières années (2022-23), l’emploi indépendant a été à l’origine d’une création nette d’emploi sur quatre. Un chiffre bien supérieur à ce qu’il représente dans l’emploi total (11,5%) et qui témoigne de son développement relativement rapide. Cette tendance, toutefois relativement récente, apparait comme le signal d’un renouveau. On imagine aisément la ville de l’immédiat après-guerre organisée autour d’une succession de commerces tenus par des indépendants, qu’il s’agisse du maréchal-ferrant, du boucher ou du notaire. Cette image d’une France orientée vers le travail indépendant n’est pas qu’un cliché. D’après les statistiques de l’INSEE, à la fin des années 1940, il y avait un travailleur indépendant pour deux salariés[1], un rapport qui avoisinait 1 pour 8 au 4e trimestre 2023, après être tombé en deçà de 1 pour 10 au début des années 2000. Cette image d’Epinal est toutefois très biaisée par le poids majeur de l’agriculture dans l’immédiat après-guerre. Le fort recul du secteur explique qu’il y a aujourd’hui moitié moins d’emplois indépendants qu’à la fin des années 1940 (où les statistiques débutent) dans ce domaine.
L’emploi indépendant hors agriculture (graphique 1) a d’abord fortement diminué, au bénéfice du salariat, accompagnant notamment le développement de formes plus concentrées de commerce (en d’autres termes moins de petits commerces, de fromagers, de bouchers, de boulangers et davantage de grande distribution). Le renforcement du salariat a également bénéficié de la création, puis de l’extension du champ de la sécurité sociale, qui en a accru l’attractivité.
Par ailleurs, ces phénomènes se sont accompagnés d’un exode rural qui a vu les enfants d’agriculteurs grossir les rangs des employés de l’industrie et des services, pour la plupart en tant que salariés. Et les crises ont ajouté un effet accélérateur, notamment dans les années 1990, lorsque la crise immobilière de l’époque a entrainé de fortes destructions d’emplois dans l’artisanat du bâtiment, tandis que la diminution du nombre d’exploitants agricoles s’accélérait encore (avant de ralentir à partir des années 2000). C’est au terme de cette véritable décennie perdue, celle des années 1990, que le travail indépendant a atteint son plus faible contingent historique : près de 2,3 millions de personnes en 2002 (1,8 million hors agriculture).
Un renouveau porté par la fiscalité et de nouveaux besoins sectoriels
Le début des années 2000 marque un tournant, avec le retour de la hausse du nombre de travailleurs indépendants non-agricoles.
Un nouveau départ, qui a ramené en deux décennies l’emploi indépendant, hors agriculture, à un niveau supérieur à celui de la fin des années 1940 : 3,1 millions de personnes au 4e trimestre 2023 contre 2,7 millions à l’époque. Et le moment où ce dernier chiffre a été dépassé n’est pas anodin : le 2e trimestre 2020, en plein confinement.
L’évolution du travail indépendant lors de ces 20 dernières années, avec la création de plus de 1,3 million d’emplois, reflète la plupart des mutations qui ont jalonné l’économie française lors de cette période.
L’un des premiers faits marquants est le doublement du contingent d’indépendants dans le secteur des services non marchands (graphique 2). Cela représente près d’un emploi sur 4 créés dans le secteur sur la période. Ce phénomène a débuté avec l’apparition, en 2003, de baisses d’impôts liées à l’emploi à domicile. Il s’est fortement accéléré après 2007 avec le remplacement de la mesure par des crédits d’impôts (permettant à des personnes non imposables de bénéficier de l’avantage fiscal).
L’accroissement de l’emploi marchand indépendant représente, quant à lui, près d’1 million d’emplois nets créés en 20 ans. Ces créations, importantes, recouvrent plusieurs réalités.
Parmi celles-ci, une logique d’externalisation des métiers et fonctions existants, principalement par souci d’efficacité et de maitrise des coûts. Cette tendance va au fil du temps concerner de plus en plus de « nouveaux » métiers (techniques). Ceci a permis de faire incuber l’innovation à l’extérieur de l’entreprise, avant de l’y infuser, accompagnant la servicisation de l’investissement des entreprises (notamment dans le digital, ou investissement en « information et communication » selon la terminologie de l’Insee, graphique 3).
L’emploi indépendant a pris sa part dans ces dynamiques, représentant, avec près de 300 000 créations, près d’1 emploi sur 5 créé dans les services aux entreprises.
Les services aux ménages viennent ensuite, avec près de 150 000 créations d’emplois indépendants en 20 ans (contre 30 000 pour l’emploi salarié). Là encore, le secteur a bénéficié du soutien majeur d’avantages fiscaux, tout comme celui de la construction où l’emploi indépendant a augmenté de 140 000 unités en 20 ans.
Trois points majeurs sont à considérer. Tout d’abord, le secteur a inversé sa dynamique très négative observée dans les années 1980-1990. Le nombre de travailleurs indépendants y dépasse, en effet, depuis la mi-2022, son précédent point haut du début des années 1980. Ensuite, cette dynamique a accompagné la transformation du secteur du bâtiment avec moins de construction neuve et davantage d’entretien-rénovation (dans lequel l’artisanat du bâtiment joue un plus grand rôle[2]). Enfin, contrairement aux services à la personne ou aux ménages ainsi qu’au digital, le secteur de la construction enregistre des cycles marqués, auxquels l’emploi des indépendants est également soumis (dans une moindre mesure, toutefois, que l’emploi salarié).
D’autres dynamiques sectorielles sont également intervenues. Prises séparément, elles ont engendré moins de créations d’emplois indépendants que les évolutions évoquées plus haut, mais ont chacune accompagné les transformations de la société française, qu’il s’agisse du commerce, des services de transport, de l’information-communication, de l’hébergement-restauration ou même de l’industrie. Ces secteurs ont en commun d’avoir créé de l’emploi indépendant via les évolutions de la société : l’ubérisation[3] notamment, dans un contexte qui l’a favorisée, marqué par les innovations et bénéficiant du développement de formes juridiques adaptées (statut d’auto-entrepreneur).
Le Covid-19, révélateur d’une nouvelle ère
La pandémie de Covid-19 a été propice à l’emploi indépendant, avec une incidence positive notable sur l’artisanat du bâtiment, les services aux ménages, les services de transport (notamment de livraisons) et, même sur l’industrie, dans une moindre ampleur toutefois. Les périodes de confinement ont de fait soutenu une partie de ces dynamiques que la fin des restrictions n’a pas entamé et qui apparaissent de plus en plus structurelles.
Dans quelle mesure ces tendances sont-elles appelées à se prolonger ? Elles devraient être pérennes dans les services à la personne, aux entreprises ou aux ménages (les trois principaux pourvoyeurs de créations d’emplois indépendants), qui sont soutenus par des incitations fiscales et/ou par des besoins qui vont continuer de croître. Ces secteurs connaissent peu la crise : l’emploi ne s’y contracte que rarement, car leur développement est soutenu par des tendances plutôt que par des cycles.
La France est entrée dans une période de basse croissance depuis début 2022, ce qui a engendré une forte réduction des créations nettes d’emploi salarié depuis début 2023 (28 000 en moyenne sur les 5 derniers trimestres, contre près de 100 000 emplois par trimestre en 2022). La dynamique de l’emploi indépendant s’est détériorée en parallèle, mais de façon moins prononcée (16 000 créations nettes d’emplois par trimestre en 2023 contre 27 000 en 2022).
L’artisanat du bâtiment a été particulièrement affecté (600 créations par trimestre en 2023 contre 2 500 en 2022), pénalisé par le repli de l’ensemble des indicateurs du bâtiment résidentiel (transactions sur l’ancien, constructions neuves), même si une partie des indépendants travaillant dans le secteur bénéficie d’une dynamique positive en termes de travaux de rénovation thermique des bâtiments qui ne devraient pas se contracter.
L’emploi indépendant se transforme
Lorsque l’on compare emploi salarié et indépendant, le second a longtemps compté une proportion plus faible de temps partiel : un avocat ou un artisan travaillent bien souvent nettement plus que la durée légale. Toutefois, avec les développements récents, outre son expansion, l’emploi indépendant a également changé de nature.
La différence de temps de travail entre les salariés et les indépendants peut être approximée par le ratio « emploi équivalent temps plein » sur « emploi observé » (ratio égal à 100 quand l’un et l’autre sont équivalents). Ce ratio a souvent été supérieur à 100 chez les indépendants et inférieur chez les salariés, certains d’entre eux étant à temps partiel (graphique 4).
Les indépendants de « longue date » (agriculteurs, artisans du bâtiment ou commerçants) restent dans cette situation. A contrario, les nouvelles applications qui se sont développées ces 20 dernières années (services à la personne, aux ménages ou aux entreprises) ont davantage recours au temps partiel.
Autre changement notable : l’indépendant « type » du passé, souvent son propre patron, cohabite désormais avec l’indépendant prestataire de services. Alors que son prédécesseur se distinguait franchement d’un salarié, le « nouvel » indépendant en partage certaines caractéristiques, avec un revenu qui s’apparente davantage à une rémunération qu’à un excédent brut d’exploitation. En parallèle, l’activité salariée n’est pas restée figée : le développement du télétravail en a renforcé l’autonomie, effaçant une partie des différences antérieures entre indépendants et salariés. Cela se traduit par davantage de substituabilité et de passerelles entre deux statuts de plus en plus complémentaires (en particulier pour les indépendants qui travaillent au côté de salariés dans des entreprises). Le développement « d’infrastructures » (comme le portage salarial[4]) qui devrait gommer encore un peu plus les différences (droits aux congés…) est un élément moteur, susceptible de faire grossir encore les rangs des travailleurs indépendants.