Les deux derniers chocs subis par les pays émergents – durcissement de la politique monétaire américaine en 2022-2023 et élection de Donald Trump fin 2024 – n’ont pas affecté leurs conditions de financement[1]. Toutefois, les facteurs de soutien se sont fragilisés depuis le deuxième semestre 2024. Les conditions de financement pourraient se durcir dans les mois à venir, en raison notamment de la montée du risque géopolitique. Pour autant, l’impact négatif sur les économies émergentes doit être relativisé compte tenu de la faible transmission des deux chocs externes récents aux taux d’intérêt. Les taux de change ont certes continué de se déprécier face au dollar, mais la vulnérabilité de l’endettement au risque de change est modérée ou faible pour les ménages et les entreprises non financières. Et, contrairement à une idée assez répandue, la vulnérabilité des entreprises n’a pas augmenté au cours des dix dernières années mais elle a plutôt légèrement diminué.
Flux d'investissements des non-résidents en titres de dette des pays émergents* et écart de rendements obligatairesDepuis le 4 novembre dernier, les conditions financières des pays émergents se sont globalement détendues alors que l’on craignait un effet « Trump » négatif.
- Les devises des trente principaux pays émergents se sont dépréciées de 1% en moyenne arithmétique simple (-1,8% en médiane) face au dollar US. Le rythme de dépréciation n’a néanmoins pas accéléré (-0,3% en équivalent mensuel contre -0,5% entre la fin 2023 et le 4 novembre 2024, en moyenne simple comme en médiane).
- Les primes de CDS sur les obligations souveraines en dollar sont restées globalement stables (-8 points de base en moyenne simple, -6 pb en médiane), la prime roumaine étant l’unique exception avec une augmentation toutefois modeste de 27 pb. Le coût d’emprunt total en dollar, pour les emprunteurs souverains des pays émergents, a diminué d’autant, le rendement des obligations d’État américaines étant resté stable à 4,3 % pour un titre à 10 ans (après une tension temporaire à 4,8% mi-décembre).
- Les coûts d’emprunt en monnaie locale se sont également réduits pour 70% des principaux pays émergents, même s’il y a quelques exceptions notables : par ordre décroissant, le Brésil, le Chili, l’Afrique du Sud, la Roumanie et le Vietnam. À noter que la dépréciation des monnaies n’a pas dissuadé la moitié des banques centrales de réduire leur taux d’intérêt directeur.
- Depuis le début de l’année, les émissions d’obligations internationales des pays émergents ont atteint 81 milliards d’euros en seulement 2 mois, à comparer avec les 185 milliards émis sur l’ensemble de l’année 2024, qui était déjà un très bon millésime.
La raison principale de l’absence de tensions sur les conditions de financement des pays émergents tient aux flux d’investissements sur les marchés obligataires qui sont restés soutenus jusqu’en janvier.
D’après les trackers mensuels de l’Institute for International Finance (IIF), qui suivent les flux entrants d’investissements de portefeuille (obligataires et actions) des non-résidents pour les 25 principaux pays émergents, les investissements obligataires se sont maintenus à USD 31 mds par mois en moyenne entre juillet et janvier (USD 36,1 mds hors Chine). Ils ont largement compensé les retraits sur les marchés d’actions enregistrés depuis octobre 2024 (USD -4 mds en moyenne, dont USD -2,5 mds hors Chine).
Le maintien à un niveau élevé des investissements obligataires est d’autant plus remarquable que les incertitudes géopolitiques se sont intensifiées au cours des derniers mois.
Une explication couramment évoquée est le maintien des opérations de carry trade.
De fait, si on regarde les huit principales places financières de pays émergents (Brésil, Mexique, Inde, Indonésie, Hongrie, Pologne, Turquie, Afrique du Sud), il existe bien une corrélation assez étroite entre les investissements obligataires des non-résidents et l’indice Bloomberg de mesure du carry trade (i.e. l’écart de rendements obligataires entre la monnaie d’investissement et la monnaie de financement de référence, divisé par la volatilité de la monnaie d’investissement)[2]. Cependant, on observe un retournement conjoint des deux séries au deuxième semestre 2024.
Le dynamisme des investissements obligataires est donc à rechercher ailleurs que dans ses déterminants traditionnels (politique monétaire américaine, écarts de rendements, performance de croissance).
Les autres facteurs les plus probables sont les émissions d’obligations internationales (qui ont été soutenues tout au long de 2024) et la présence d’investisseurs institutionnels, dont les motifs d’investissement ne se résument pas à la recherche d’opérations de carry trade (fonds souverains).
En 2025, l’évolution des déterminants traditionnels aura un impact neutre (dans la perspective, de plus en plus vraisemblable, d’un statu quo monétaire aux États-Unis) ou jouera négativement (prévisions de croissance revues à la baisse) sur les investissements obligataires. De plus, le risque géopolitique est monté d’un cran avec la politique étrangère et la politique commerciale menées par l’administration Trump. Cela pourrait générer une plus grande volatilité des devises qui réduirait alors l’attrait des opérations de carry trade. Par ailleurs, l’incertitude géopolitique pourrait inciter les investisseurs institutionnels ayant une stratégie de placement à long terme à orienter leur politique de diversification en faveur des supports en dollar. L’incertitude pourrait même conduire les banques centrales des pays émergents, ayant initié un assouplissement monétaire, à une plus grande prudence.
Les conditions de financement pour les pays émergents pourraient donc se durcir en 2025.
Pour autant, l’impact négatif sur les économies doit être relativisé compte tenu de la faible transmission des deux chocs externes récents (en 2022 avec le durcissement de la politique monétaire US, fin 2024 avec l’élection de Donald Trump) aux taux d’intérêt.
La source de risque réside surtout dans la dépréciation des taux de change. Mais, là encore, l’impact ne doit pas être surestimé, du moins pour les emprunteurs privés non financiers [3]. Contrairement à une idée reçue, les entreprises et les ménages ne sont pas particulièrement endettés en devise. Ils ne le sont pas plus actuellement qu’ils ne l’étaient fin 2019 ou même fin 2015.
En ce qui concerne les ménages, l’endettement en devise est généralement très marginal (1% du PIB en moyenne, 0,2% en médiane et un maximum de 2,9% sur l’échantillon d’une quarantaine de pays), car interdit règlementairement dans nombre de pays. Quant aux entreprises, il convient de distinguer l’endettement externe et l’endettement domestique en devise, cette deuxième composante étant la principale source d’exposition au risque de change. En effet, l’endettement externe des entreprises non financières, par nature de très grandes entreprises ou des multinationales, est souvent couvert par des revenus en devise issus d’exportations de biens et services. Aussi, au niveau agrégé, l’endettement externe est-il source d’exposition au risque de change s’il est élevé et s’il présente une dérive à la hausse. Or, en croisant les données de l’IIF et de la Banque des règlements internationaux, le ratio de dette externe en pourcentage des exportations de biens et services était en septembre 2024 de 13,1% en moyenne, 11% en médiane (avec cependant une très forte variabilité, le ratio maximum atteint 85%). La moyenne et la médiane de ce ratio sont plus faibles actuellement qu’elles ne l’étaient fin 2019 et fin 2015. Enfin, l’endettement domestique en devise des entreprises non financières est modéré (5,9% du PIB en moyenne, 10,6% en médiane) et le ratio a également diminué au cours des dix dernières années.