L’inflation n’est plus le problème économique n°1 qu’elle a été, au cours ces trois dernières années, mais elle demeure un enjeu majeur. Alors qu’elle n’est pas encore arrivée à sa cible, que les dernières poches se réduisent lentement, de nouvelles pressions haussières s’annoncent. Elles demeurent légères à ce stade mais elles sont bien réelles et de nouveaux risques inflationnistes, liés au contexte économico-géopolitique actuel, prennent forme. La tâche de la Réserve fédérale se complique face au risque de stagflation de l’économie américaine, et celle de la BCE devient un peu plus délicate du fait d’un rééquilibrage entre risques baissiers et haussiers sur la croissance dans la zone euro.
Encore globalement dans le bon sens aujourd’hui. Les dernières données disponibles pour les États-Unis (janvier) et la zone euro (février, estimation préliminaire) continuent globalement d’aller dans le bon sens. Dans la zone euro, l’inflation headline comme celle sous-jacente (pour la première fois depuis septembre 2024 s’agissant de cette dernière) ont légèrement reflué (-0,1 point à 2,4% et 2,6% a/a respectivement). Le point le plus encourageant est la baisse de l’inflation dans les services, dont on peut penser qu’elle durera (après un peu plus d’un an de stabilité autour de 4%). Le processus devrait rester lent. En effet, l’inflation dans les services demeure soutenue par la bascule post-Covid de la consommation des ménages en biens vers les services, ainsi que par des ajustements retardés de certains prix régulés[1]. Mais la modération en cours, de la dynamique des salaires dans la zone euro, est à même d’alimenter le processus de désinflation.
Aux États-Unis, le bilan des données d’inflation de janvier est plus mitigé mais il penche légèrement du côté positif. L’inflation mesurée par l’IPC est remontée de 0,1 point pour le headline (3% a/a) comme pour le sous-jacent (3,3%), mais l’inflation dans les services a poursuivi son reflux. De plus, l’inflation mesurée par le déflateur des dépenses de consommation des ménages (PCE), l’indicateur privilégié par la Fed a, quant à elle, légèrement baissé pour le headline (-0,1 point, à 2,5%) et plus nettement pour le sous-jacent (-0,3 point, à 2,6%). En outre, bien que de manière un peu plus atténuée que dans la zone euro, la dynamique salariale est aussi à la modération aux États-Unis.
ZONE EURO : DÉTAILS DE L’INFLATION SOUS-JACENTEPressions haussières en amont. On retiendra également que, des deux côtés de l’Atlantique, l’évolution favorable de l’inflation dans les services (à la baisse) est pour partie contrebalancée par l’évolution défavorable de l’inflation des biens (en hausse aux États-Unis, arrêt de la baisse en zone euro), avec des trajectoires nettement plus marquées aux États-Unis (cf. graphiques 1 et 2). Si les services pèsent plus lourd dans la balance, cette évolution moins favorable du côté des biens est à surveiller, d’autant plus qu’à nouveau des pressions inflationnistes s’annoncent, à en juger notamment la remontée des composantes relatives aux prix des intrants et de vente, dans les enquêtes de confiance auprès des entreprises. Cette remontée est également visible dans le secteur des services. Si ces pressions demeurent pour l’heure limitées, elles n’en impacteront probablement pas moins à la hausse les chiffres d’inflation à l’horizon des prochains mois. Une certaine volatilité est à prévoir en tout cas compte tenu des forces en présence. Elle sera alimentée par les composantes non domestiques de l’inflation alors que la composante interne devrait rester mieux orientée.
ÉTATS-UNIS : DÉTAILS DE L’INFLATION SOUS-JACENTEAnticipations d’inflation : stables en zone euro, en hausse aux États-Unis. S’agissant de la zone euro, la stabilité des anticipations d’inflation, celles des ménages comme celles des prévisionnistes professionnels, au niveau ou à proximité de la cible de 2%, permet de ne pas s’inquiéter outre-mesure de cette remontée des pressions inflationnistes. En revanche, ce n’est pas la même histoire aux États-Unis où les anticipations d’inflation des ménages, à 1 an et à 5 ans, se sont très nettement redressées au début de cette année (cf. graphique 3). Du côté des entreprises, les anticipations d’inflation à 1 an ont également augmenté mais celles à 3 et 5 ans n’ont pas (encore) bougé et demeurent ancrées sur 3% d’inflation[2].
ANTICIPATIONS D’INFLATION DES MÉNAGESRisque inflationniste 2.0. Cette remontée des anticipations d’inflation aux États-Unis est nourrie par les hausses annoncées des droits de douane. Un regain d’inflation aux États-Unis, entraîné par ce durcissement de la politique tarifaire, reste à l’état de risque mais il est clairement identifié depuis l’élection de Donald Trump[3] ; il n’a fait que gagner en intensité depuis l’investiture et devrait se matérialiser plus rapidement que ce nous anticipions jusqu’ici. À quel point ce surcroît d’inflation américaine peut-il s’exporter ailleurs dans le monde ? Cela dépendra en partie de l’ampleur des mesures de rétorsion qui seront prises, mais aussi de la capacité, et de la volonté, des entreprises à absorber le choc dans leurs marges (un point qui vaut aussi pour les entreprises aux États-Unis). Une incertitude importante entoure ces deux canaux de transmission. Une appréciation du taux de change peut aussi contribuer à contrebalancer l’impact inflationniste (et, inversement, une dépréciation entraîner un peu plus d’inflation). Enfin, selon la dynamique de la demande interne, le terreau sera plus ou moins inflationniste. Sur ces deux canaux de transmission, la donne a quelque peu évolué dernièrement des deux côtés de l’Atlantique.
Outre-Atlantique, quelques inquiétudes commencent à poindre concernant les perspectives économiques. Le dernier Beige Book de la Fed s’en fait l’écho[4]. Si le terme « récession » n’y apparaît pas, « droits de douane », « inflation », « incertitude » et « immigration » sont mentionnés à de nombreuses reprises et plus que dans les éditions précédentes.
La situation de la zone euro est, sous certains aspects, le miroir de la situation américaine, avec des signes d’amélioration (encore timides et épars) depuis un point de départ peu dynamique, mais un renforcement de la croissance plus probable (malgré les effets adverses venant des États-Unis). Il est porté par le tournant allemand sur la politique budgétaire, l’augmentation des dépenses militaires et le nouveau plan de relance de la compétitivité européenne. La baisse des marchés boursiers américains ces derniers jours et l’orientation des indices européens, qui demeure haussière, illustrent ce changement de perspectives, de même que l’appréciation de l’euro vis-vis du dollar US (qui s’est assez nettement éloigné de la parité vers laquelle il semblait inexorablement glisser).
Ces évolutions des perspectives de croissance (un peu moins favorables outre-Atlantique, un peu plus favorables de ce côté) sont globalement conformes à nos anticipations. Elles restent bien sûr à confirmer. À ce stade, elles pointent vers un risque inflationniste relativement élevé aux États-Unis (mais en légère baisse), et limité dans la zone euro (mais en légère hausse).
L’arbitrage entre croissance et inflation se complique davantage pour la Fed et devient plus délicat pour la BCE. Si Scott Bessent, le secrétaire au Trésor américain, insiste sur le caractère temporaire du surcroît d’inflation dû aux droits de douane, suggérant que la Fed peut/doit ne pas y prêter plus d’attention que cela (et donc continuer d’assouplir sa politique monétaire), il semble au contraire difficile pour la Fed de passer outre, compte tenu du risque de désancrage des anticipations d’inflation. Pour l’heure, le statu quo monétaire prolongé nous paraît la bonne réponse à un choc de nature stagflationniste. Mais si l’arbitrage inflation-croissance se compliquait, ce qui est probable, avec une hausse du risque de récession tandis que l’inflation remonte en raison des droits de douane, la Fed pourrait être amenée à sortir de son attentisme et décider de baisser les taux.
Du côté de la BCE, la tâche est moins compliquée mais l’arbitrage inflation-croissance devient un peu plus délicat, et réouvre le champ des possibles. Concrètement, une nouvelle baisse de taux en avril a quelque peu perdu en probabilité à la faveur de la diminution des risques baissiers sur la croissance à court terme (grâce au signal positif des annonces budgétaires allemandes et de la Commission européenne). Une telle baisse (doublée d’une autre en juin) demeure toutefois notre scénario central à ce stade, compte tenu des risques baissiers persistants dus à la politique tarifaire de Trump. Il n’existe pas non plus de contre-indication du côté de l’inflation, dans la mesure où le processus de désinflation est bien engagé. Et même si la politique monétaire est jugée « significativement moins restrictive » par Christine Lagarde, elle n’est pas encore arrivée à destination (la neutralité), suggérant un biais à poursuivre les baisses de taux. La remontée actuelle des taux longs plaide aussi dans ce sens afin de limiter le durcissement des conditions de financement.