Toutes choses égales par ailleurs, les dépenses publiques réalisées grâce aux tirages sur le TGA vont entrainer mécaniquement un gonflement des réserves des banques auprès de la Fed (encadré 3). Cet impact positif pourrait toutefois être partiellement, voire intégralement, contrarié par les arbitrages des fonds monétaires. Les émissions de T-bills se raréfiant, les fonds monétaires vont, en effet, probablement élargir leurs « dépôts » auprès de la Fed via le dispositif ON RRP (ce qui détruira mécaniquement une partie des réserves des banques, encadré 2). Entre le 19 février et le 5 mars, le Trésor a retiré USD 216 mds de son compte. Or, les réserves des banques n’ont progressé que de USD 105 mds sur la même période, en raison, d’une part, de la poursuite du QT2 (baisse des actifs de la Fed de USD 26 mds) et, d’autre part, d’un rélargissement des « dépôts » des MMF (USD 70 mds), et d’une augmentation des autres postes de passif de la Fed (USD 15 mds). Si les prêts sur les marchés repo privés demeurent plus attractifs que la facilité ON RRP (comme c’est le cas actuellement, graphique 4), l’effet de la réduction du TGA sur les réserves sera très positif et amortira, pendant quelques mois, l’incidence du QT2. Dans le cas contraire, il sera faible, voire nul.
Dans tous les cas, le réservoir global de liquidités de banque centrale (réserves des banques et dépôts des MMF auprès de la Fed) augmentera pendant la phase de négociation sur le plafond de la dette. Plus tard, un compromis politique permettra au Trésor de réalimenter son compte auprès de la Fed, par le biais d’émissions de titres. La faible attractivité du dispositif ON RRP incitera les MMF à en sortir et à investir en T-bills. Dans l’éventualité d’une reconstitution partielle des avoirs du Trésor, l’effet net sur les réserves de cet épisode (hors effet du QT) pourrait être positif. Il est néanmoins probable que le Trésor soit amené à les reconstituer intégralement (en particulier si la nouvelle administration estime ses besoins en cash, en cas de cyberattaque, au même niveau que l’administration précédente), et que l’effet net soit nul. Quel que soit l’effet net, pendant quelques mois, les indicateurs surveillés par la Fed (cf. infra) risquent de perdre en pertinence. En août 2019, QT1 était interrompu. À la même date, le plafond sur la dette fédérale était suspendu, autorisant le Trésor à reconstituer ses avoirs auprès de la Fed. La quantité de monnaie en banque centrale s’était révélée insuffisante un mois seulement après (graphique 5).
EN 2019, LA CRISE DES MARCHÉS REPO ÉTAIT INTERVENUE UN MOIS APRÈS LA SUSPENSION DU PLAFOND DE LA DETTE FÉDÉRALELa difficile évaluation des besoins en réserves des banques
À défaut de connaître précisément le montant optimal de réserves (ni insuffisant, ni trop abondant mais suffisamment « ample » pour écarter tout risque de stress qui lui imposerait d’injecter en urgence de la monnaie centrale), la Fed se donne pour objectif, depuis le lancement du QT2, de maintenir son offre de réserves au-dessus d’un niveau plancher, proche de celui observé au moment de l’accident de 2019. Elle a présenté en mai 2024 deux trajectoires possibles d’évolution de son bilan[7]. Elles supposent, toutes deux, la fin de la réduction du bilan en 2025 puis, au terme d’une année de pause[8], une reprise des achats d’actifs afin de préserver le stock de réserves à hauteur de 8% (hypothèse basse) ou de 10% (hypothèse haute) du PIB. À l’appui de simulations de la fonction de demande de réserves, Afonso, Giannone, La Spada et Williams (2022)[9] ont, par ailleurs, estimé qu’un ratio des réserves/actifs bancaires inférieur à 11% suggèrerait une rareté des réserves, un ratio supérieur à 11% mais inférieur à 12-13% indiquerait un stock de réserves suffisamment « ample », et au-delà de 13%, un stock « abondant ».
L’encours des réserves des banques auprès de la Fed s’établissait à environ USD 3 200 mds en moyenne au cours des deux premiers mois de 2025, soit 11,3% du PIB et 14% des actifs bancaires (contre USD 1 400 mds, soit 8% du PIB et autant des actifs bancaires, au moment de la crise des marchés repo de septembre 2019). D’après les paramètres retenus par la Fed, elle disposerait donc encore de marges de manœuvre pour réduire la taille de son bilan. À la mi-février, le stock de réserves excédant le seuil qui marque la frontière entre suffisance et insuffisance de réserves ne s’élevait toutefois plus qu’à USD 370 mds. Or, en supposant le maintien du rythme actuel du QT2, le portefeuille de titres de la Fed devrait encore diminuer de USD 400 mds d’ici la fin d’année. Toutes choses égales par ailleurs, et sur la base de nos prévisions de croissance du PIB, QT2 pourrait s’achever d’ici l’été 2025.
Le risque est toutefois que ces planchers aient perdu en pertinence. Pour diverses raisons, les besoins en réserves des banques évoluent (encadré 1). La difficulté est d’évaluer dans quelle ampleur.
Or, aux États-Unis, le niveau minimum de réserves désiré par les grandes banques est d’autant plus important que leurs contraintes de liquidité sont particulièrement exigeantes (cf. infra), et que la stigmatisation associée aux guichets de prêts de la Fed les prive d’un accès à la monnaie centrale en cas de besoin. Diverses solutions sont à l’étude pour corriger la perception très négative qu’en ont les superviseurs bancaires et les dirigeants de banques depuis 2008. La principale avancée en la matière, depuis la ruée bancaire de mars 2023, est la précision apportée par la Fed à l’occasion de la publication de « questions fréquemment posées » l’été dernier[10]. Elle y indique que, dans le cadre de leurs stress tests internes de liquidité (ILST), les banques peuvent envisager la reconstitution de leur stock de réserves, via la mobilisation de leurs actifs pré-positionnés auprès de la Fed (via la fenêtre d’escompte ou la facilité de prise en pension de titres de la Fed) ou auprès des Federal Home Loan Banks[11] (via les prêts garantis des FHLB), à condition toutefois de mobiliser des actifs « hautement liquides » (identiques aux titres éligibles aux actifs liquides de haute qualité au numérateur du LCR)[12].
Cet assouplissement vise à pallier l’effet stigmatisant - aux yeux des superviseurs et des dirigeants de banques - du recours aux facilités d’urgence de la Fed. Il doit les convaincre de leur utilité, dans le cadre réglementaire, pour répondre aux besoins immédiats de liquidité des banques (et à inciter les banques à se préparer à en faire usage en pré-positionnant des actifs).En conférant aux titres du Trésor et aux titres adossés aux créances hypothécaires émis par les agences de garantie et de refinancement hypothécaire (MBS), le statut de quasi-substituts aux réserves en banque centrale, dans le cadre des ILST (qui constitue l’exigence de liquidité la plus contraignante aux États-Unis), cet assouplissement pourrait, en outre, réduire le niveau minimum souhaité de réserves. Il risque toutefois d’évincer la détention d’actifs peu ou non liquides (comme les créances à l’économie) au profit d’actifs liquides (Treasuries, MBS) et de détourner la fenêtre d’escompte de son utilité première (transformer des actifs illiquides en liquidités pour des banques solvables confrontées à un choc de liquidité)[13]. Sa capacité à amoindrir le caractère stigmatisant des facilités de prêts de la Fed n’est, en outre, pas encore démontrée.
Une liste d’indicateurs avancés à compléter
La Fed a enrichi sa palette d’outils de détection d’éventuelles pénuries de réserves. Elle publie, notamment, depuis octobre 2024, une estimation « en temps réel » de l’élasticité du taux effectif des fonds fédéraux à une variation du stock agrégé de réserves (Reserve Demand Elasticity, RDE)[14]. D’après la Fed, cette estimation permettrait de distinguer les périodes où les réserves sont « abondantes » de celles où elles sont « amples », voire de celles où elles sont rares[15]. Au début du mois de février, la RDE demeurait proche de zéro.
D’autres indicateurs, comme la part des paiements interbancaires réglés en fin de journée (après 17h)[16], l’ampleur des découverts intra-journaliers des banques auprès de la Fed[17], le volume des emprunts des banques américaines sur le marché des fonds fédéraux[18] ou encore la proportion de mises en pension de titres facturées à un niveau supérieur ou égal au taux de rémunération des réserves[19] sont également surveillés[20].
Sur la base de ces indicateurs, la Fed considère, pour l’heure, que les réserves demeurent abondantes (Logan, 2024 et Perli, 2024 et 2025)[21]. De fait, les pressions observées sur les taux des marchés repo au second semestre 2024 (graphique 6)[22] ont, pour une large part, été provoquées par des évènements calendaires spécifiques (lors de la clôture des comptes financiers en fin de trimestre et fin d’année, les intermédiaires financiers sont incités à réduire leurs expositions bilancielles en ne renouvelant pas leurs prêts repo notamment ; aux dates de règlement des émissions de titres du Trésor ou de paiement de l’impôt, le stock de réserves s’érode mécaniquement). Dans un contexte de réduction de la masse globale de liquidités, ces tensions ne sont pas, selon la Fed, alarmantes, d’autant qu’elles ont été modestes et se sont rapidement dissipées (Gowen, Perli, Remache et Riordan, 2025)[23].
LA RÉDUCTION DE LA MASSE GLOBALE DE MONNAIE CENTRALE COMMENCE À ÊTRE PERCEPTIBLE SUR LES MARCHÉS MONÉTAIRESLes indicateurs surveillés par la Fed mériteraient néanmoins d’être complétés. La Fed semble notamment sous-estimer les effets de l’essor du champ de la compensation centralisée des mises en pension de Treasuries, qui réduit les tensions de fin de trimestre mais accroît les besoins en réserves des banques (cf. infra). Par ailleurs, si la valeur moyenne des découverts intra-journaliers des banques auprès de la Fed demeure faible, signe de l’abondance des réserves au niveau agrégé, les pics des découverts intra-journaliers se sont nettement élargis au cours du second semestre 2024, renouant avec leur niveau de 2019[24]. Enfin, l’attention portée par la Fed au marché des fonds fédéraux suscite quelques interrogations. En effet, 1) les encours de prêts quotidiens y sont très modestes (une centaine de milliards de dollars en moyenne prêtés chaque jour contre 4 000 mds, au moins[25], sur les marchés de mises en pension de Treasuries), et 2) le nombre de participants y est, en temps normal, limité pour des raisons réglementaires (les GSE y réalisent l’essentiel des prêts, les succursales américaines de banques étrangères la plus large part des emprunts[26]).
Certes, en 2018 et 2022, alors que les besoins de liquidité se faisaient plus pressants, les banques régionales américaines ont eu plus largement recours au marché des fonds fédéraux. Les recommandations publiées en août 2024 par la Fed et la FDIC, relatives aux plans de résolution imposés aux banques de catégorie 2 et 3[27], pourraient néanmoins réduire leur intérêt pour ce marché. Les superviseurs ne préconisent pas un cadre aussi contraignant que celui appliqué aux banques systémiques mais recommandent une surveillance intra-journalière des risques de liquidité. Or, l’emprunt de fonds fédéraux n’est pas adapté pour répondre à ce type d’exigence. Sur le marché des fonds fédéraux, les prêts sont overnight. Les fonds empruntés sont généralement remboursés le matin (vers 5h30-6h00 du matin, heure de New York) et les emprunts reconduits à midi. La liquidité échappe ainsi pour quelques heures aux banques. L’emprunt de fonds fédéraux permet aux banques de se fournir en monnaie centrale pour régler une dette interbancaire, couvrir un décalage de paiements ou encore satisfaire la contrainte de liquidité bâloise LCR, mais il n’est pas adapté pour satisfaire aux exigences de liquidité spécifiques aux plans de résolution.
Les dépôts des FHLB auprès des banques constituent, en revanche, des indicateurs avancés pertinents, qui complèteraient opportunément la liste de ceux déjà surveillés par la Fed. La rapidité de leur gonflement, d’abord en 2018 puis courant 2022, à la veille de deux épisodes de tension extrême sur la liquidité (septembre 2019 et mars 2023), et la rémunération offerte en contrepartie (qui a pu excéder celle des réserves des banques auprès de la Fed) suggèrent, en effet, qu’ils améliorent, a contrario de l’emprunt de fonds fédéraux, les positions de liquidité intra-journalières et quotidiennes des grandes banques (graphiques 7 et 8). Leur surveillance paraît d’autant plus opportune que, depuis janvier dernier, les limites d’exposition par contrepartie, appliquées aux comptes de dépôts des FHLB, ont été relevées au même niveau que celles fixées pour leurs prêts de fonds fédéraux[28].