Chaque année, au printemps et à l’automne, les décideurs économiques et financiers du monde entier se réunissent à Washington DC pour assister aux Réunions de printemps du FMI et de la Banque mondiale. Des milliers d’économistes et de responsables du secteur privé financier les accompagnent. C’est, pour chacun, l’occasion de partager et de comparer avec ses pairs, dans des cadres formels et informels éparpillés dans la capitale américaine, ses propres perspectives économiques. En 25 ans de participation, l’édition de la semaine dernière a été l'une des plus intéressantes des réunions auxquelles j’ai assisté car j’ai eu le sentiment, comme tous les participants, de vivre un moment charnière de l'histoire économique. Voici les points essentiels que je retiens de ces réunions.
La politique tarifaire de l'administration américaine constitue un choc négatif important à court terme pour le monde entier mais surtout pour les États-Unis
La politique tarifaire des États-Unis constitue un choc négatif important à court terme pour le monde entier. Mais il y a un consensus en dehors de l'administration américaine sur le fait que ce sont les États-Unis qui en pâtiront le plus. En effet, si partout dans le monde le choc sera délétère pour la demande, il sera, en l'absence de mesures de rétorsion, désinflationniste hormis aux États-Unis.
En effet, il est frappant de constater à quel point l'inflation a été absente des discussions en dehors du contexte américain. Cette pression désinflationniste, amplifiée par la dépréciation du dollar vis-à-vis de la plupart des devises, permettra aux banques centrales de ces pays (y compris nombre de pays émergents) d'assouplir leur politique monétaire plus tôt et davantage que ne pourra le faire la Réserve fédérale (Fed).
La croissance économique de ces pays étant positive et leurs marchés du travail généralement solides au moment du choc tarifaire et d'incertitude, la plupart des décideurs politiques et des analystes du secteur privé considèrent que l’impact sera significatif mais gérable, à condition que l'incertitude politique et les tarifs douaniers diminuent rapidement par rapport à leurs niveaux actuels.
Vers une croissance, au mieux, très faible et une hausse de l'inflation aux États-Unis en 2025
Les prévisionnistes privés s'accordent à penser que l'économie américaine connaîtra en 2025, au mieux, une croissance très faible et une inflation plus élevée. Certains d’entre eux voient déjà une légère récession dans leur scénario central, mais aucun ne retient comme scénario de base une récession profonde de l’économie américaine.
Pour leur part, les représentants de l'administration Trump se sont montrés confiants dans le fait que de multiples accords commerciaux seraient bientôt conclus, et que l'économie retrouverait son élan grâce aux réductions d'impôts et à la déréglementation. Toutefois, si les droits de douane et l'incertitude politique persistaient à un niveau exceptionnellement élevé au-delà de quelques mois, la croissance du PIB subirait des dommages plus graves. Le risque de "développements non linéaires" – soit une détérioration brutale de l'économie et des corrections brutales des prix des actifs – est donc, pour beaucoup, un risque à prendre plus au sérieux.
Les droits de douane américains ne seront pas finalisés de sitôt
Les droits de douane américains pourrait atterrir plus tard et plus haut qu'attendu. L'administration américaine a clairement indiqué que son objectif était un rééquilibrage fondamental du système commercial mondial aboutissant à une réindustrialisation significative de l’économie américaine. Les États-Unis reconnaissent qu'il s'agit d'un objectif à long terme, mais il bénéficie d'un soutien bipartisan significatif.
C'est probablement avec la Chine qu'il faudra le plus de temps pour parvenir à un accord commercial. Les droits de douane « réciproques » vis-à-vis d'autres pays seront probablement négociés à la baisse par rapport aux niveaux annoncés le 2 avril, les taux supérieurs à 10% étant suspendus pour des périodes mobiles de 90 jours tant que des négociations constructives sont en cours. Pour l'instant, les pays qui ont entamé de tels pourparlers ne savent pas exactement ce qui pourrait permettre de conclure un accord. Les droits de douane sectoriels (en vigueur comme annoncés) atterriront probablement à un niveau élevé proche de 25%.
L’ « exceptionnalisme américain » remis en cause
À plus long terme, les politiques menées jusqu'à présent par l'administration Trump sont considérées comme susceptibles de réduire l' « exceptionnalisme américain » car elles affaiblissent la croissance tendancielle des États-Unis et leur attrait pour les investisseurs, y compris en tant que fournisseur d'actifs sûrs. Reste à savoir dans quelle mesure.
La semaine dernière, l'administration Trump s'est montrée rassurante. Ainsi, le président Trump lui-même a précisé qu'il n'avait pas l'intention de limoger le président de la Fed, J. Powell. De plus, le secrétaire au Trésor, M. Bessent, a souligné que le plan était « L'Amérique d'abord, pas l'Amérique seule », que cette administration s'engageait à préserver le statut de monnaie de réserve du dollar et qu'elle prévoyait d'exercer un plus grand leadership pour recentrer les institutions de Bretton Woods sur leur mandat plutôt que de les quitter.
Si le soulagement des participants était palpable, nul ne sait combien de temps il durera. Outre la question de l'attrait pour les investissements d'une économie protégée par des droits de douane élevés, de nombreux propriétaires d'actifs présents à Washington, la semaine dernière, s’interrogent sur le statut de valeur refuge du dollar américain et des bons du Trésor à l'avenir, compte tenu de l'imprévisibilité récente des décisions de l’Administration dans différents domaines, et de préoccupations qui demeurent concernant la soutenabilité de la dette publique.
Les indices de mouvements d'argent sur ces bases restent peu nombreux mais, à moins que ces questions ne soient fermement et rapidement réglées, une accélération de la diversification est probable. Au minimum, les actifs américains "sûrs" pourraient faire l’objet une prime de risque persistante, qui se répercutera sur l'ensemble des autres actifs dont le prix sera inférieur à celui des actifs sûrs.
L'exceptionnalisme américain pourrait être encore atténué par le rattrapage du reste du monde. En dehors des États-Unis, l'appétit de la plupart des pays pour le commerce international semble non seulement intact, mais stimulé par la nécessité de compenser la baisse probable des échanges avec le partenaire américain. L'abaissement des barrières commerciales profitera à ces autres pays. Avant même cela, nombre d'entre eux espèrent bénéficier des effets de détournement d'un découplage commercial durable entre les États-Unis et la Chine.
En outre, de nombreuses économies se sentent encouragées à entreprendre des réformes structurelles pour remédier à des entraves de longue date afin de libérer leur potentiel de croissance (par exemple : le commerce interprovincial au Canada, le soutien à la consommation des ménages en Chine, etc.)
Une opportunité pour l’Europe
L'Europe en est le meilleur exemple, de nombreux participants - européens ou non - estimant qu'il s'agit d'une « opportunité pour l'Europe ». En effet, elle dispose de marges de manœuvre à la fois monétaires et budgétaires pour contrer le choc tarifaire américain et, pour une fois, elle semble déterminée à les utiliser sans retards préjudiciables.
L’Europe dispose également d'un plan d’action précis - les rapports Letta et Draghi - pour résoudre les problèmes structurels qui freinent sa croissance depuis longtemps. Enfin, elle a déjà pris des décisions historiques pour changer de braquet en matière de dépenses de défense et mieux les coordonner. Tempérant néanmoins cet optimisme, les responsables politiques européens ont pris soin de souligner qu'il reste encore beaucoup de travail à accomplir, qu'il faut le faire mais que le succès ne sera pas facile à décrocher.
Dans l'ensemble, malgré l'ampleur historique du tournant politique initié par les États-Unis et le champ exceptionnellement large des issues possibles, la plupart des participants ont le sentiment d'avoir des moyens d’agir face au choc, et de mener leurs propres économies à une meilleure situation au bout du compte. Compte tenu de l'ambiance des semaines précédentes sur les marchés et parmi les décideurs économiques, on ne pouvait pas espérer de conclusion plus optimiste.