Depuis 2023, les autorités américaines ont pris diverses dispositions pour soutenir la liquidité et la stabilité du marché des Treasuries . La transparence des transactions a été renforcée, le recours à la compensation centralisée des opérations de mises en pension a été accru, et un programme de rachat des titres les moins échangés (Treasury buybacks ) a été mis en place.
Les contraintes bilancielles, auxquelles sont exposées les banques chargées d’intermédier ce marché, demeurent toutefois un facteur aggravant en période de tensions. Afin d’y remédier, les régulateurs ont proposé, le 25 juin dernier, d’assouplir l’exigence de levier imposée aux groupes bancaires d’importance systémique et à leurs filiales de dépôts. Cette mesure devrait permettre de redonner à la norme de levier son rôle de filet de sécurité et de rassurer les investisseurs sur la capacité des banques à jouer pleinement leur rôle d’intermédiaires. Le répit offert pourrait toutefois n’être que de courte durée compte tenu des projections d’évolution de la dette fédérale. L’assouplissement de la norme de levier pourrait même, de manière involontaire, soutenir les stratégies des fonds à effet de levier, et ainsi renforcer certaines des fragilités que les régulateurs cherchent précisément à atténuer.
CONTRAINTES DE LEVIER AUX ÉTATS-UNIS : PLUSIEURS NORMES COEXISTENT
Redonner à la norme de levier son rôle de filet de sécurité Les primary dealers sont chargés d’animer les marchés (cash et repo ) de Treasuries en participant aux adjudications du Trésor, en intermédiant les opérations d’achats et de ventes fermes sur le marché secondaire, ou encore en facilitant la circulation du cash et du collatéral sur les marchés de mise en pension de titres (repo )[1] . Le cadre réglementaire mis en place au lendemain de la grande crise financière de 2008 a néanmoins dégradé leurs conditions d’exercice (Li, Petrasek et Tian, 2024) . Bâle 3[2] a, notamment, durci l’exigence de fonds propres liée à la taille des bilans bancaires, au travers de la norme de levier (cf. encadré ). Il a ainsi accru le coût bilanciel associé à l’activité des primary dealers , qui sont pour la plupart des filiales de très grandes banques. Or, plus la dette fédérale augmente, plus l’espace bilanciel nécessaire pour l’intermédier s’accroît.
Les distorsions induites par la réglementation Les nouvelles contraintes réglementaires ont non seulement modifié le positionnement des primary dealers mais également fortement affecté les niveaux et la volatilité des rendements des marchés financiers sur lesquels ils opèrent (Du, Hébert and Huber, 2019 ; Duffie et al., 2023 ; Favara, Infante and Rezende, 2024 ; Braüning et Stein, 2024). Ainsi, alors qu’ils privilégiaient jusqu’en 2008 l’emprunt de Treasuries (position nette courte), les primary dealers sont devenus, depuis lors, détenteurs fermes de Treasuries (position nette longue). Ils ont, par ailleurs, été incité à arbitrer entre l’animation des marchés de Treasuries et l’offre de dollar sur les marchés FX swaps, et à exiger des primes de risque plus élevées (Du, Tepper et Verdelhan, 2018). La réglementation bancaire et les innovations technologiques ont, de plus, conduit au déplacement d’une partie des activités d’intermédiation de marché, réalisées par les dealers , vers des sociétés de trading (Principal Trading Firms) , très peu tolérantes aux situations de stress[3] . Finalement, la dégradation des capacités d’absorption des Treasuries par les primary dealers aurait contribué à éroder sur le plan national (swap spreads négatifs[4] , même sur de très longues maturités) et sur le plan international (déviations majeures à la parité des taux d’intérêt couverte[5] ) le « rendement d’opportunité »[6] (convenience yield ) associé à la détention de l’actif réputé le plus sûr et le plus liquide[7] (Jermann, 2019 ; He, Nagel and Song, 2022 ; Du, Hébert and Li, 2023).
Des choix de portefeuille biaisés Évoquée régulièrement par les régulateurs depuis mars 2021[8] et défendue par de nombreux chercheurs (Duffie, 2020 ; Liang et Parkinson, 2020 ; Chen, Liu, Rubio, Sarkar et Song, 2021), la question d’une révision pérenne de la norme de levier n’avait, jusqu’ici, pas été tranchée . Pour rappel, la norme de levier est une exigence de fonds propres non pondérés des risques. Elle vise à garantir que les avoirs ou engagements d’une banque, indépendamment des risques qui y sont associés, n’excèdent pas un certain multiple de ses fonds propres. De ce fait, les titres du Trésor américain ou les réserves auprès de la Fed, bien qu’ils soient considérés comme des actifs « sûrs » et assortis d’une pondération en risque nulle pour le calcul des ratios de fonds propres pondérés des risques, comptent à part entière dans le calcul de l’exposition au titre du levier (dénominateur du SLR) comme tout autre actif, même très risqué.
Le calibrage de la norme doit lui permettre de s’imposer en qualité de limite extrême et non de contrainte permanente. À défaut, elle inciterait les banques à arbitrer en faveur d’actifs plus risqués et plus coûteux en termes de fonds propres, mais plus rentables. Or, pour certaines très grandes banques et leurs principales institutions de dépôts ( graphiques 1 et 2 ), la norme de levier SLR [9] est sur le point de devenir plus contraignante que l’exigence de fonds propres Tier 1 pondérés des risques et donc plus déterminante dans les choix de portefeuille [10] . Sans ajustement de la norme, certains établissements ne pourront bientôt plus assurer leur rôle d’intermédiaires sur le marché des Treasuries sans mobiliser des fonds propres supplémentaires. La nécessité de recalibrer la norme de levier, afin qu‘elle ne devienne pas plus contraignante que l’exigence pondérée, et qu’elle joue son rôle de filet de sécurité, s’est ainsi imposée à l’agenda des régulateurs.