Face au désengagement américain, l’Union européenne a décidé de serrer les rangs et de réinvestir massivement dans sa défense. Le Conseil européen a ainsi approuvé, le 6 mars dernier, un plan permettant théoriquement de mobiliser 800 milliards d’euros. Ce plan est divisé en deux volets. Le premier permettra à chaque État membre de dévier de sa trajectoire de dépenses à hauteur de 1,5% du PIB en moyenne sur une période de quatre ans, sans être visé par une procédure de déficit excessif. Ce dispositif permettrait – en théorie – de dégager une marge de manœuvre budgétaire supplémentaire de 650 milliards d’euros. Pour l’heure, plusieurs gouvernements nationaux ont annoncé qu’ils ne feraient pas usage de la clause dérogatoire (France) ou y sont défavorables (Italie, Espagne)[1].
UN EFFORT DE FINANCEMENT COLOSSALLe second dispositif est un instrument financier dédié (« Agir pour la sécurité de l’Europe », SAFE[2]) émis par la Commission européenne et qui permettrait de lever jusqu’à 150 milliards d’euros pour financer une facilité de prêt garanti par le budget européen et destiné aux États membres au titre de leurs dépenses militaires. Couplées aux investissements jugés nécessaires dans le rapport Draghi[3] en faveur des transitions énergétique et numérique, ces nouvelles ambitions européennes en matière de défense nécessiteraient de dégager, selon nos calculs, entre 938 et 988 milliards d’euros de financement annuel jusqu’en 2028, puis entre 775 et 825 milliards jusqu’en 2030.
Afin d’offrir une mesure de l’effort nécessaire, nous avons calculé les flux annuels moyens de financement mobilisés par les secteurs non financiers résidents (ménages, sociétés non financières, administrations publiques) de l’Union européenne au cours de la période 2015-2024 (hors période covid). Ces derniers se sont élevés à près de 600 milliards, répartis à parts quasiment égales entre les prêts[4] et les émissions nettes de titres de dette (les émissions d’actions cotées ayant été négatives en raison des rachats d’actions).
En faisant abstraction de la contrainte de financement externe, les besoins (investissement, consommation) couverts par ce flux net « historique » de près de 600 milliards perdureront, pour la plupart, au cours des prochaines années. La somme des besoins de financement « historiques » et nouveaux constitue donc une hypothèse approximative, quoique extrême, de l’ampleur de l’effort de financement nécessaire. Selon nos calculs, ces besoins supplémentaires impliqueraient entre un doublement et un triplement des flux de financements annuels jusqu’en 2028 (cf. graphique).
En pratique, atteindre de tels flux annuels de financement relève de la gageure. Tout d’abord, la concomitance d’un élargissement considérable des émissions obligataires, de la poursuite du QT de la BCE et du léger relèvement des anticipations d’activité à moyen terme devrait entraîner des taux longs durablement plus élevés. Cela devrait réduire les marges de manœuvre budgétaires, créant ainsi une substitution plutôt qu’un supplément d’investissement public et évinçant une partie des investissements privés. À cet égard, la réaction du marché obligataire à l’annonce du plan allemand d’investissements dans la défense et les infrastructures de 500 milliards d’euros (le Bund 10 ans avait gagné plus de 40 pb depuis fin février avant la détente récente liée aux annonces de droits de douane américains) livre un aperçu des effets prévisibles. Ensuite, certains États membres, contraints budgétairement, pourraient faire le choix de diminuer d’autres dépenses afin de n’accroître ni le déficit public ni la fiscalité.
Ces freins pourraient être atténués par des décisions de politique économique appropriées. La soutenabilité du surcroît d’endettement sera, en effet, d’autant plus grande que l’impact de ces investissements supplémentaires sur l’activité économique sera élevé. Sous cet angle, la création du mécanisme européen de ventes militaires visant à drainer les dépenses prioritairement vers la BITDE[5], qui sera d’abord testé dans le cadre d’un projet pilote, puis mis en place dès 2028, aura pour effet de soutenir le multiplicateur budgétaire[6] en stimulant notamment les investissements privés dans ce secteur.
Du côté des financements, et en attendant la concrétisation de l’Union de l’épargne et des investissements dont la Commission vient de dévoiler la stratégie le 19 mars dernier, une solution pragmatique serait peut-être d’alléger – momentanément et avec une recalibration demeurant cohérente avec le risque – les contraintes règlementaires qui pèsent sur les financements bancaires et les titrisations, de sorte que l’offre de financement supplémentaire bénéficierait à l’économie dans son ensemble.