Dans sa lutte contre le réchauffement climatique, l’Union européenne est en passe de franchir une étape importante : le lancement de la phase opérationnelle de son mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF). Selon quelles modalités ? Pour quels acteurs concernés ? Avec quelles conséquences économiques ? Le tour de ces questions (et de quelques autres) dans les lignes qui suivent.
Dans un mois, la 30e Conférence des partie (COP) sur le changement climatique se tiendra à Belém (Brésil). Alors que le réchauffement global s’accélère (la cote d’alerte de +1,5°C par rapport à l’ère préindustrielle est en passe d’être franchie de manière certaine), celle-ci doit passer en revue les « contributions déterminées au niveau national » (NDCs) visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) à horizon 2035, et rehausser leur niveau d’exigence. Or, à ce jour, l’UE n’a toujours pas dévoilé ses intentions (à l’inverse du Canada, du Brésil, du Japon, ou encore du Royaume-Uni notamment) alors que la réalisation de l’objectif Fit for 55 (au minimum 55% de réductions des émissions de GES à horizon 2030 par rapport à 1990) implique d’accentuer les efforts[1] . C’est dans ce contexte que les Vingt-Sept musclent leur dispositif, en se dotant d’une taxe carbone aux frontières.
Quand ? Pour qui ? Le 1er janvier 2026 marquera l’entrée en phase opérationnelle du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF). À compter de cette date, et après une longue phase préparatoire, les entreprises de l’Union européenne (UE) seront tenues de déclarer les émissions de CO2 incorporées dans leurs importations de marchandises (hors UE), dès lors que celles-ci dépasseront 50 tonnes annuelles. Introduit par la loi de simplification Omnibus, ce seuil exempte de facto les petites et moyennes entreprises du dispositif (soit 90% des effectifs), qui se trouve donc surtout réservé aux grands groupes. Pour autant, le MACF ne serait pas vidé de son sens : d’après le commissaire européen au climat, Wopke Hoekstra, il permettrait encore de capturer 99 % des émissions des secteurs concernés (cf. infra ). Autre assouplissement introduit par la loi Omnibus : alors que le dispositif initial prévoyait l’acquittement des certificats MACF dès 2026, l’échéance est repoussée au 1er février 2027.
Les secteurs concernés sont ceux dont les activités de production sont les plus énergivores et comptent pour près de la moitié du total des émissions en Europe. Il s’agit de l’acier, de l’aluminium, du ciment, des engrais, ainsi que de l’électricité et de l’hydrogène obtenus à partir de combustibles fossiles (gaz pour l’essentiel).
UE : ÉMISSIONS DE GAZ À EFFET DE SERRE PAR SECTEUR Pourquoi ? Comment ? Le MACF vise un double objectif : intensifier la tarification du CO2 dans l’UE de manière à en accélérer sa transition énergétique, tout en évitant les « fuites » de carbone soit le remplacement des produits soumis au dispositif par des importations en provenance de pays où les émissions sont peu, voire pas du tout, taxées.
Jusqu’à présent, ces fuites ont été en bonne partie évitées grâce à la distribution de quotas gratuits d’émission. Entré dans sa quatrième phase, le système d’échange européen (SEQE, plus couramment désigné sous le terme de marché du carbone) prévoit néanmoins de réduire ces derniers de manière accélérée, jusqu’à les supprimer totalement à l’horizon de 2034. Cela pourrait effectivement inciter à des arbitrages en faveur des productions étrangères (délocalisations ou réimportations). C’est précisément dans le but de contrer ce risque que le MACF a été mis sur pieds.
Quant à son fonctionnement, il peut être compris à l’aide d’une arithmétique simple. Sachant qu’une tonne d’acier produite en filière classique a un bilan carbone de 1,8 tonne d’équivalent CO2 (t CO2 eq.)[2] , l’importation de 50 tonnes (le seuil déclaratif) représente une base taxable de 90 t CO2 eq. (le montant des certificats MACF à déclarer). Si la tonne de CO2 s’échange à 100 euros dans l’UE mais à zéro dans le pays d’importation, alors la taxe aux frontières s’établira à 9 000 euros. Ainsi, l’arbitrage entre production intra et extra européenne sera rendu neutre financièrement.
À quel coût ? Avec quelles conséquences économiques ? Le MACF vise donc à accompagner la disparition progressive des quotas d’émission gratuits en Europe (et d’une manière générale la réduction de l’ensemble des quotas) pour un coût qu’une étude récente a estimé à EUR 35 milliards sur dix ans pour les entreprises[3] . Ce montant, plutôt modeste (il équivaut à 1,2% du budget de l’UE), tient compte du fait qu’une partie de la charge sera soit répercutée sur le consommateur final, soit prise à leur compte par les fournisseurs de l’UE (Chine, Inde, Turquie, etc.).
Ces estimations rejoignent celles de la Commission européenne, selon lesquelles la dépense des entreprises aurait peu à pâtir de la mise en place du MACF. Dans la mesure où celui-ci encourage la substitution de solutions traditionnelles assises sur le fossile (centrales thermiques, hauts-fourneaux, etc.) par d’autres, moins carbonées mais à forte intensité capitalistique (éoliennes, panneaux photovoltaïques, centrales nucléaires…) l’investissement se trouverait même augmenté. L’étude d’impact de la Commission le crédite ainsi de +0,4 point de pourcentage (pp) à horizon 2030, par rapport à un scenario contrefactuel (sans MACF ni disparition progressive des quotas gratuits).
La charge du dispositif serait surtout portée par la consommation (-0,5 pp à horizon 2030) qui, au-delà du MACF, sera aussi concernée par l’entrée en vigueur d’un second marché du carbone à horizon 2027 (cf. encadré ). L’impact sur le PIB européen est finalement estimé à -0,2 pp à horizon 2030, soit moins de 0,05 pp par an. La perte apparait donc limitée, plus encore si on la compare au coût de l’inaction. À titre de comparaison, une étude produite par des chercheurs de la Banque centrale européenne (BCE) et de l’institut de Mannheim[4] évalue à -0,8 pp de PIB (à horizon 2029) les conséquences de l’intensification des évènements climatiques extrêmes en Europe (inondations, sécheresses, vagues de chaleur). À ce coût, déjà bien supérieur à celui d’une taxe carbone aux frontières, l’opportunité de renforcer la lutte contre le dérèglement climatique ne se discute plus.
Enfin, la facture pourrait encore se réduire si les pays fournisseurs se dotaient eux-mêmes d’un système d’échanges de quotas d’émissions (la Chine a commencé avec son électricité) dont les prix seraient alors déduits du MACF. L’hypothèse n’est pas aberrante. En 2024, la 29e conférence des parties (COP), qui s’est tenue à Bakou, a, en effet, jeté les bases d’un véritable mécanisme de compensation global et organisé des émissions de CO2 , endossé par les États et régi par les Nations-Unies[5] . En d’autres termes, l’effort de décarbonation demandé aux industries européennes pourrait être d’autant mieux accepté que d’autres sont désormais incités à le partager.
MISE EN PLACE D’UN SECOND MARCHÉ DU CARBONE EN 2027 : LE SEQE 2 Mise en place d’un second marché du carbone en 2027 : le SEQE 2 À compter de 2027, au plus tard en 2028 en cas de « prix exceptionnellement élevés » de l’énergie, un deuxième marché du carbone spécifique au chauffage des bâtiments, ainsi qu’au transport routier (le SEQE 2), sera lancé. Précision importante : dans le cadre du SEQE 2, les fournisseurs d’énergie (compagnies pétrolières, distributeurs de gaz, fuel, etc.) devront déclarer les émissions de CO2 liées à la vente de leurs produits (en 2027) dans le but d’acquérir les quotas sur le marché (en 2028), cette fois-ci sans possibilité de gratuité.
Sans être les principaux acteurs, les consommateurs finaux (ménages, etc.) sont tout de même concernés, dans la mesure où tout ou partie de la taxe carbone payée par leur fournisseur risque de leur être répercutée. En bout de chaine, c’est bien une incitation à la conversion des systèmes de chauffage, isolation des logements et achats de véhicules électriques qui est créée. Il s’agit toutefois de dépenses lourdes (équivalentes à quatre années de revenus pour un ménage modeste en France selon le rapport Pisani-Mahfouz[6] ), difficiles à envisager en l’absence de tout système d’aides. Le SEQE 2 prévoit à cet égard d’alimenter un « fonds social pour le climat » jusqu’à hauteur de EUR 65 milliards, dont EUR 9,7 milliards destinés à la France.
*** Créé en 2005 dans le but d’atténuer les émissions des secteurs de l’énergie et de l’industrie, le marché européen du carbone est en passe d’acquérir une dimension supplémentaire. Il a jusqu’ici plutôt bien fonctionné : en vingt ans, les entreprises entrant dans le périmètre du SEQE 1 ont réduit de 50% leurs rejets de CO2 , soit bien davantage que la moyenne européenne. À horizon 2030, c’est une baisse de 62% (par rapport à 2005) qui est visée, ce qui implique une intensification de l’effort. L’objectif est ambitieux, mais avec l’instauration d’un mécanisme d’ajustement aux frontières, l’UE augmente ses chances de l’atteindre.