Les pourparlers de paix ont débuté. Nous ne savons pas exactement quand ni où ils aboutiront mais les choses évoluent rapidement. Si l'attention se concentre à juste titre sur les défis géostratégiques colossaux qui n’avaient pas été anticipés, il n'est pas trop tôt pour commencer à tracer la carte des principales implications économiques pour l'Europe.
DETTE PUBLIQUE ET DÉPENSES MILITAIRES (% DU PIB)
Dans l'ensemble, les conséquences devraient être positives à court et à long terme. L’ampleur de l’impact dépendra des décisions que prendra l'Europe elle-même. En bref, le cessez-le-feu devrait stimuler la croissance du PIB à court terme, principalement par le canal de la demande, et à long terme pourrait accroitre la production potentielle. L'impact sur l'inflation est plus incertain car plusieurs facteurs s’opposent, mais globalement plus limité. De plus, les monnaies européennes pourraient s’en trouver renforcées (ce qui freinerait l'inflation). Ces effets seraient plus prononcés dans les pays d'Europe centrale et orientale et moins marqués au Royaume-Uni, l'Europe occidentale se trouvant dans une situation intermédiaire.
Le scénario central retenu ici est celui d’un accord de cessez-le-feu gelant le conflit en grande partie le long de la ligne de front actuelle (avec 19 % du territoire ukrainien occupé par la Russie). Une paix réelle - avec des frontières internationalement reconnues et une réintégration complète de la Russie dans l'économie mondiale - semble hors de portée dans un avenir prévisible. Dans ce scénario, la majorité des 5 à 8 millions d’Ukrainiens réfugiés en Europe rentreraient progressivement chez eux et la reconstruction commencerait sur le champ. L'Union européenne et le Royaume-Uni prendraient des mesures immédiates, et augmenteraient notamment les dépenses de défense de manière très significative pour compenser la baisse de l'engagement des États-Unis.
L'augmentation des dépenses de défense sera de loin le principal moteur d’impact économique. Jusqu’à ces derniers jours, les estimations des dividendes économiques de la paix mettaient l'accent sur le regain de confiance qu'elle génèrerait pour l'Europe. Mais ce regain est désormais contrebalancé par la perspective, jusqu'ici inimaginable, du pivot géostratégique amorcé par les États-Unis en se distançant de l’Europe. Pour compenser ce retrait, on estime qu’il faudrait que les pays européens dépensent autour de 250 à 300 milliards de dollars par an, ce qui porterait le total de leurs dépenses de défense à 3,5 % du PIB (contre 2 % actuellement)[1]. Les estimations disponibles suggèrent une élasticité de 0,5 à 1 pour les dépenses de défense dans l'UE : une hausse des dépenses de 1,5 % du PIB devrait augmenter le PIB d'environ 0,9 à 1,5 % (même en tenant compte des "fuites" substantielles par le biais des importations d'équipement, qui devraient diminuer avec le temps sur la base des déclarations d'intention des dirigeants de l'UE). Au-delà de ce coup de pouce cyclique, un impact positif sur la productivité est possible, dans la mesure où une part significative des dépenses de défense est allouée à la R&D, ce qui profitera ensuite à l'ensemble de l'économie.
La majeure partie de cette augmentation des dépenses de défense ne devrait pas à court terme nécessiter de coupes dans d'autres postes de dépense. Comme le montre le graphique, plusieurs membres de l'UE devant augmenter leurs dépenses disposent de la marge de manœuvre budgétaire nécessaire pour le faire. D'autres, comme la France ou l'Italie, sont beaucoup plus limités, mais l’UE envisage d’ores et déjà de suspendre le pacte de stabilité budgétaire pour donner plus de flexibilité. De plus, les discussions progressent rapidement en vue d’un financement au niveau de l'UE, que ce soit en réaffectant des fonds existants, ou même en contractant de nouveaux emprunts communs. Le Royaume-Uni, en revanche, dispose de moins de marge de manœuvre budgétaire et pourrait donc ne pas bénéficier d'une relance budgétaire supplémentaire directe. Il devrait toutefois profiter des retombées positives du gain de croissance et des dépenses de défense de ses voisins européens. À long terme cependant, pour maintenir un niveau de dépenses de défense beaucoup plus élevé, il sera nécessaire d’augmenter les recettes ou de réduire d'autres types de dépenses. Tout coup de pouce permanent à la croissance serait alors dû à des effets de productivité.
On peut s'attendre à un soutien supplémentaire de la croissance grâce à l'augmentation des exportations vers l'Ukraine au fur et à mesure que la reconstruction se mettra en place. Début 2024, les organisations internationales ont estimé les besoins en matière de reconstruction à près de 500 milliards de dollars pour la décennie à venir[2]. Ils sont probablement plus importants aujourd'hui. Il sera difficile de trouver des moyens de financement d’une telle ampleur et cela prendra du temps, surtout en l’absence de consensus international sur l'utilisation des actifs russes à cette fin. Mais l'UE a déjà promis à l’Ukraine une facilité de 50 milliards d'euros qui permettra de démarrer la reconstruction d'infrastructures essentielles telles que le logement, les transports et les capacités de production. À plus long terme, l'UE et l'Ukraine ont toutes deux beaucoup à gagner d'une plus grande intégration économique, l'Ukraine étant dotée de ressources naturelles que l'Europe a identifiées comme essentielles à sa souveraineté économique, ainsi que d'une puissance potentielle en matière d'intelligence artificielle et en matière technologique[3].
À l'inverse, le retour des réfugiés en Ukraine aura un impact négatif sur la croissance, mais il devrait être faible dans l'ensemble et progressif. Les plus grands contingents de réfugiés se sont installés en Allemagne, en Pologne et, dans une moindre mesure, en République tchèque, avec un nombre relativement important en Espagne et au Royaume-Uni. Il est difficile d'estimer le pourcentage de ces réfugiés qui rentreront chez eux. Au Royaume-Uni, où la plupart d'entre eux occupent un emploi, les enquêtes suggèrent qu'une grande majorité préféreraient rester. Toutefois, la Pologne et la République tchèque semblent plus vulnérables, car elles comptent un grand nombre de réfugiés qui occupent un emploi ; leur retour au pays réduirait à la fois l'offre et la demande de main-d'œuvre. En Allemagne, où une part beaucoup plus faible de réfugiés ukrainiens travaillent, l'impact se ferait sentir principalement par une baisse de la demande, bien qu'à l'échelle de l'économie allemande cet impact soit négligeable.
Les décisions prises concernant l'utilisation du gaz russe acheminé via le gazoduc ukrainien auront un impact important sur la croissance et l'inflation. D'un point de vue technique, c’est le seul gazoduc opérationnel. Sa réouverture nécessiterait l'accord de l'Ukraine (pour laquelle les frais de transit constitueront une incitation) ainsi que l'intérêt des membres de l'UE voisins pour l'achat de ce gaz[4]. Cette perspective a déjà contribué à faire baisser le prix de référence au comptant (TTF) de 10 %, et un nouveau mouvement à la baisse serait très probable, peut-être jusqu'à 20-25 % au total, toutes choses étant égales par ailleurs. Cela profiterait à tous les importateurs de gaz européens, sous la forme d'une croissance plus élevée et d'une inflation plus faible.
En revanche, le cessez-le-feu devrait avoir un impact négligeable sur les autres matières premières. La production ukrainienne de céréales et d'autres produits alimentaires se situe à peu près à son niveau d'avant l'invasion, à l'exception de la partie qui provenait des territoires actuellement occupés. Les exportations de pétrole russe sont restées limitées davantage par les quotas de l'OPEP+ que par les sanctions, et les exportations d'autres produits de base russes n'ont pas été sanctionnées.
Les coûts de transport pourraient toutefois diminuer en cas de retour au trafic d'avant-guerre sur l'itinéraire de transit de la mer Noire (le tonnage récent représente environ 50 % du niveau d'avant-guerre) et, le cas échéant, de levée d’une partie des sanctions imposées à la Russie.
En résumé, malgré la persistance d'incertitudes profondes, un cessez-le-feu ressemblant à notre scénario central et accompagné de décisions économiques judicieuses constitue un autre risque positif pour les pays européens. On peut en effet s’attendre à des effets positifs sur la croissance (au moins à court terme). L’impact sur l'inflation, lui, serait variable d’un pays à l’autre en fonction de l’équilibre entre forces inflationnistes (croissance plus élevée, départ de main d’œuvre) et désinflationnistes (coût de l’énergie), mais globalement gérable sans nécessiter de déviation significative de la politique monétaire par rapport à sa trajectoire actuelle.