L’élection présidentielle du 5 novembre est associée à des enjeux économiques sous-jacents mais potentiellement déterminants.
Aspects politiques : le scrutin oppose la vice-présidente Kamala Harris (démocrate) à l’ancien président Donald Trump (républicain). Le mandat du vainqueur débutera le 20 janvier 2025. Le scrutin s’annonce particulièrement disputé, malgré un momentum de fin de campagne en faveur de Donald Trump. Dans le même temps, les électeurs se prononceront sur la composition du futur Congrès, dont l’impact sera majeur sur la marge de manœuvre de la nouvelle administration.
Contexte économique : le vote intervient sur fond d’apparente puissance renforcée de l’économie. Celle-ci s’illustre par de solides performances macro-économiques, malgré les chocs récents, qui semblent augurer d’un atterrissage en douceur. Néanmoins, les hausses passées de prix et de taux continuent de peser sur le moral des agents.
Enjeux économiques :
Relations économiques internationales : le scrutin n’enrayera pas la tendance à la dé-globalisation. Les deux camps s’inscrivent dans des réflexes protectionnistes et interventionnistes.
Régulation et environnement : la volonté de déréglementation de Trump s’oppose à la promesse de Kamala Harris de s’attaquer aux pratiques monopolistiques. La question environnementale marque un clivage plus net entre les candidats. Donald Trump souhaite notamment remettre en cause le soutien aux énergies renouvelables et faciliter l’exploitation des énergies fossiles.
Politique budgétaire : les projets de Trump et de Harris sont opposés en matière de taxation et de public ciblé. Cependant, les deux sont jugés générateurs de dette additionnelle, malgré l’évidente détérioration des finances publiques. L’hypothèse Trump est associée au risque le plus important, du simple au double.
Réserve fédérale : une atteinte à l’indépendance de la Réserve fédérale (Fed), suggérée par Trump, nuirait à sa crédibilité, avec des conséquences néfastes pour le mandat dual et l’attractivité des titres américains.
Impact pour le reste du monde :
Le risque principal est lié à un renchérissement du dollar américain et des taux d’intérêt. La politique promue par Trump est susceptible d’accroître les rendements obligataires américains (surcroît de dette) et l’inflation (restriction de l’offre, tarifs douaniers), cette dernière amenant la Fed à relever ses taux. Il en résulterait des conditions financières resserrées pour le reste du monde pesant sur la croissance et les comptes publics.
Principal évènement politique de l’année à l’échelle planétaire, la 60e élection présidentielle de l’histoire des États-Unis aura lieu le 5 novembre 2024. Les candidats majeurs sont la vice-présidente sortante Kamala Harris (démocrate) et l’ancien président Donald Trump (républicain). Le vote populaire vise à désigner le collège des 538 grands électeurs qui procèderont à l’élection effective du futur président, dont l’investiture est programmée pour le 20 janvier 2025. L’élection s’annonce particulièrement disputée. L’entrée en lice de Kamala Harris en juillet a créé une dynamique positive pour le parti démocrate, avant que l’adhésion à Donald Trump ne regagne en vigueur, augmentant les probabilités de victoire en fin de campagne. Les électeurs se prononceront également sur la composition du Congrès (renouvellement total de la Chambre des représentants et partiel du Sénat). Ceci aura des implications majeures quant à la capacité du nouveau président à conduire sa politique.
Si les sujets sociétaux sont au cœur du débat public, les questions économiques n’en demeurent pas moins essentielles. D’une part, l’élection aura des conséquences potentiellement importantes sur la trajectoire des finances publiques américaines. D’autre part, le choix de l’éventuel successeur de Jerome Powell à la tête de la Fed en 2026 est susceptible de s’inscrire dans une remise en cause plus large du mandat de la Banque centrale. Enfin, les orientations, largement interconnectées, des politiques industrielles, environnementales et douanières, dépendront du vainqueur de l’élection, comme leurs conséquences pour le reste du monde et, notamment, pour l’Union européenne.
La perception du bilan économique de l’administration sortante aura également un rôle à jouer. L’élection intervient, en effet, dans un contexte particulier de décalage important entre le sentiment dégradé des agents économiques et les performances macroéconomiques positives du pays. En août 2024, 44% des Américains citaient un élément à caractère économique[1] lorsqu’interrogés sur « le problème le plus important de la nation »[2] (graphique n°1). L’augmentation de ce chiffre est nette depuis janvier 2021, c’est-à-dire depuis l’accession de Joe Biden à la présidence. Il s’élevait alors à 9%, ce qui constituait un plus bas depuis 1968.
Cet article vise à mettre en évidence les enjeux économiques sous-jacents et potentiellement déterminants de la présidentielle américaine. Nous dresserons, pour commencer, un état des lieux de la situation macroéconomique des États-Unis, avant d’évoquer l’impact des élections au Congrès sur la marge de manœuvre du futur président. Nous aborderons ensuite le sujet des politiques économiques – industrielle, commerciale, environnementale – qui ont une incidence sur l’attractivité du territoire américain mais aussi, et peut-être surtout, celui des répercussions sur les relations économiques extérieures. Enfin, nous évoquerons les enjeux liés au policy mix, entre une situation budgétaire détériorée et une politique monétaire dont l’indépendance pourrait être menacée.
État des lieux : une économie toujours plus forte ?
Prêts pour l’atterrissage
Les États-Unis se démarquent positivement dans le cycle actuel. Le pays a, en effet, retrouvé son niveau de production de la fin 2019 dès le T1 2021 (graphique n°2), alors que le choc récessif brutal entraîné par la Covid-19 est venu interrompre la plus longue période d’expansion économique de son histoire (juin 2009 – février 2020). La croissance américaine est, par ailleurs, restée robuste en 2022 (+2,0%) et 2023 (+2,9%), dépassant les prévisions et son rythme potentiel, et ce, malgré le choc inflationniste et le resserrement monétaire massif engagé par la Fed pour y faire face.
Cette dernière a relevé sa cible de taux à +5,25% - +5,5% (+525 pb) entre mars 2022 et juillet 2023, avant de la maintenir à ce niveau jusque septembre 2024. Ce resserrement – le plus rapide et le plus massif depuis les années 1980 – a nourri un consensus quant à l’occurrence d’une récession. Celle-ci ne s’est pas matérialisée, tandis que le scénario du soft landing (retour de l’inflation à la cible de 2% sans récession) a gagné en vraisemblance.
Décalage macro-micro
Deux facteurs nuancent ce tableau globalement positif. Le premier a trait à la détérioration des finances publiques. Nous y reviendrons plus bas. Le second est l’envolée de l’inflation en 2021 et 2022, atteignant des niveaux inédits depuis plus de 40 ans (+8,0% en moyenne annuelle en 2022 selon la mesure IPC du BLS). Cela a entraîné des difficultés importantes pour les ménages, doublement pénalisés par la perte de pouvoir d’achat et le durcissement des conditions de crédit. L’inflation a ensuite reflué avec un coût économique moins important que redouté (graphique n°3). Cette désinflation a ouvert la voie aux baisses de taux, la Fed enclenchant la détente de ses taux directeurs en septembre 2024. Le processus de rattrapage des revenus réels est également amorcé.
Pour autant, le sentiment des ménages ne s’est pas particulièrement amélioré. Ce décalage est le fruit de l’aversion du public pour l’inflation et de l’apparition, plus récemment, de craintes liées à l’emploi. En outre, le resserrement monétaire passé continue de produire des effets négatifs par le canal du crédit immobilier. La consommation des ménages n’en est toutefois pas moins restée robuste ces derniers trimestres, sur fond de résilience surprenante du marché du travail et de dépense de l’excès d’épargne, constituant le moteur principal de la croissance américaine.
L’incontournable Congrès
Jour d’élections
L’enjeu du 5 novembre n’est pas circonscrit à la seule élection du président des États-Unis. Dans le même temps, les électeurs sont appelés à désigner les personnalités qui formeront le 119e congrès du pays (2025 – 2027). Le Congrès, branche législative du pouvoir fédéral, se compose du Sénat et de la Chambre des représentants. Cette dernière est composée de 435 membres, représentant un district congressionnel pour un mandat de deux ans. Quant au Sénat, il compte 100 élus (deux par État) et se voit renouvelé d’un tiers tous les deux ans.
Répartition des pouvoirs
La marge de manœuvre législative et budgétaire du futur président dépendra largement de la configuration du Congrès issu de l’Election Day. La matérialisation des projets les plus ambitieux politiquement ou majeurs pour les comptes publics nécessitera le contrôle des deux Chambres par la formation politique du président. À l’inverse, un Congrès divisé (une seule Chambre alignée avec l’administration) ou d’opposition (parti présidentiel en minorité dans les deux cas) contraindrait drastiquement les velléités réformatrices du président. Dans ce cas de figure, le président dispose toutefois d’un droit de veto sur les projets adoptés par le Congrès. Ce dernier ne peut le contourner qu’à la faveur d’un nouveau vote recueillant une majorité qualifiée dans les deux assemblées[3]. L’hypothèse d’un président élu qui n’obtiendrait pas de majorité parlementaire n’a rien d’improbable au regard de l’historique et des rapports de force actuels.
Incertitude
En écho à l’élection présidentielle, les élections au Congrès s’annoncent tout aussi disputées. L’analyse des forces en présence suggère que Kamala Harris est davantage susceptible de composer avec un Congrès divisé.
Coopération internationale et industrie domestique : une différence de méthode
Dé-globalisation
Une tendance globale vers plus d’interventionnisme d’État est apparue au cours des dernières années en matière de politique industrielle, voire de protectionnisme sur le plan des échanges commerciaux. Au sein des économies occidentales, les États-Unis se situent à l’avant-garde de cette mutation qui devrait s’amplifier à moyen terme. L’amorce d’une guerre commerciale ouverte avec la Chine et l’imposition de droits de douane sur l’acier et l’aluminium lors du mandat de Donald Trump ont marqué les débuts de cette mutation. Le choc pandémique l’a amplifiée, avec l’attention accrue portée aux chaînes d’approvisionnement et à l’accès aux matériaux critiques. Notons, dans la perspective de cette élection, que le président dispose de pouvoirs élargis en matière de politique commerciale qui lui permettent d’appliquer assez largement son programme sans approbation du Congrès.
Davantage de droits de douane
Un retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis s’accompagnera probablement d’une intensification de la guerre commerciale entre le pays et ses partenaires commerciaux. L’ancien président a notamment promis un tarif douanier de 10-20% sur l’ensemble des importations. Comme lors de son mandat, la Chine constituerait la cible principale, avec des droits de douane s’élevant à 60%. Les propositions du candidat ont pour objectif affiché la protection de la production et des emplois domestiques. Néanmoins, ces propositions auront très probablement des effets indésirables importants, notamment sur l’inflation. Une inflation plus élevée viendrait peser sur la demande intérieure, d’autant plus qu’elle appellerait une réponse restrictive de politique monétaire, pour un bilan négatif sur la croissance.
De-coupling v. re-routing
Le camp républicain souhaite également remettre en cause le statut de Most Favored Nation (nation la plus favorisée) de la Chine. Il s’agirait d’une illustration symbolique de retour en arrière en matière d’intégration économique, le statut ayant été accordé en 2000 en préambule de l’entrée de la Chine dans l’OMC (2001).
En revanche, la portée effective des mesures de découplage des échanges commerciaux est à relativiser pour le moment. Certes, les importations américaines de biens en provenance de Chine ont reculé depuis 2018 (-20,7%), mais elles se sont significativement accrues, dans le même temps, depuis le Mexique (+38,3%), la Corée du Sud (56,5%) et le Vietnam (132,9%). En parallèle, les exportations chinoises en direction de ces pays ont fortement progressé. Ce phénomène de re-routing renvoie à une forme d’inertie ou d’inévitabilité du commerce entre les deux puissances, en plus de suggérer l’inefficience des pratiques protectionnistes par les surcoûts associés.
Différents moyens, même objectif
Il ne faut pas attendre un regain de coopération dans l’hypothèse d’une victoire de Kamala Harris. Sur ces thèmes, il n’existe pas d’opposition idéologique fondamentale entre les deux camps, mais plutôt des différences dans l’intensité du discours ou des projets et actions politiques. La politique économique de l’administration Biden, défendue par Harris durant la campagne, s’est caractérisée par un retour en grâce de l’interventionnisme fédéral qui s’est traduit, notamment, par l’Inflation Reduction Act (IRA, 2022, transition écologique) et le CHIPS Act (2023, semi-conducteurs). Ainsi, si les moyens divergent, l’accent mis sur les incitations fiscales pour les démocrates et sur les barrières tarifaires pour les républicains, ils s’inscrivent dans une même optique protectionniste.
En outre, le nombre de mesures de politiques commerciales jugées nuisibles au libre-échange est resté élevé sous la présidence de Biden (graphique n°5), quand la majorité des tarifs douaniers hérités de l’ère Trump ont été maintenus.
L’environnement en suspens
Les candidats divergent plus nettement sur les questions de réglementation. Trump a promis un effort important de déréglementation (10 réglementations supprimées pour la création d’une nouvelle). Certes, Harris appelle au changement sur les réglementations pénalisant les ménages les plus modestes et les petites entreprises. Mais elle a aussi promis de s’attaquer aux comportements monopolistiques et aux pratiques tarifaires des grandes entreprises, notamment dans la grande distribution et le secteur pharmaceutique.
Cette différence s’étend à l’appréhension des thèmes environnementaux, naturellement liés aux questions réglementaires. L’administration Biden a acté le retour des États-Unis dans l’accord de Paris. Le vote de l’IRA, qui met les objectifs environnementaux au service de la politique industrielle, en constitue l’un des marqueurs forts. Kamala Harris a cependant fait machine arrière sur son opposition au gaz de schiste. L’exploitation de celui-ci s’est muée en atout pour l’économie américaine en permettant au pays de devenir, à partir de 2020, producteur net d’hydrocarbures, ce qui favorise sa compétitivité et sa capacité d’absorption des chocs énergétiques. Le revers de la médaille est que cela pénalise la transition énergétique. Quant à Donald Trump, il souhaite à nouveau quitter l’accord de Paris et a dénoncé à plusieurs reprises l’action du camp démocrate en faveur de la voiture électrique. Si la position démocrate n’est pas sans ambiguïté, elle demeure toutefois plus proche d’une prise en compte des questions écologiques.
Budget : Sky is the Limit?
La question budgétaire est relativement absente de la campagne. Cela peut sembler étonnant du fait de la détérioration importante des métriques des finances publiques américaines au cours de la dernière décennie. Cette détérioration est antérieure à la crise pandémique qui l’a accentuée.
Les candidats sont, en réalité, une faible incitation à impulser un changement de narratif et de politique vers plus de rigueur, notamment pour des raisons électorales. Toutefois, le sujet viendra assurément se rappeler au vainqueur de l’élection au cours de son mandat. De plus, le vote du budget est une source fréquente de tensions bipartisanes.
Le déficit permanent
Le budget fédéral des États-Unis est déficitaire depuis 2001. Le Congressional Budget Office prévoit que le déficit se maintiendra à des standards anormalement hauts sur la période 2024 – 2033 (6,3% en moyenne, graphique n°6), ce qui contribuerait à une poursuite de la hausse du ratio d’endettement public vers des records historiques (graphique n°7). En outre, les projections du CBO reposent sur l’état actuel de la législation. Dès lors, elles s’accompagnent de risques à la hausse liés aux projets de la future administration. Certes, le particularisme américain (puissance financière et politique, dollar, absence d’alternative quantitative aux bons du Trésor américain) permet au pays d’enregistrer des déficits courant et public sans perte de crédibilité.
Néanmoins, il reste exposé à des interrogations fortes quant à la soutenabilité de ses finances publiques sans enrayement de sa trajectoire d’endettement. De plus, la persistance des déficits réduit la marge de manœuvre pour l’absorption de futurs chocs, alors que l’importance de la charge d’intérêts est de nature à entraîner un effet d’éviction par rapport à d’autres dépenses plus utiles ou productives (graphique n°8).
Deux projets dispendieux
Le Tax Cuts and Jobs Act (TCJA), loi emblématique du premier mandat de Trump, sera prolongé et étendu en cas de victoire du républicain[4]. En outre, Trump appelle à une nouvelle réduction de l’impôt sur les sociétés (à 15%), après l’avoir abaissé de 35% à 21% en 2017. Ces projets entraîneraient certainement une détérioration supplémentaire de la trajectoire budgétaire par rapport à celle, déjà négative, projetée par le CBO, principalement sous l’effet d’une diminution des recettes. En outre, la thèse d’un impact finalement positif du TCJA de 2017 sur les comptes publics a été invalidée.[5]
Sur la partie « recettes », Harris est aux antipodes de son concurrent. La candidate propose une hausse du « corporate tax rate » (de 21% à 28%) ainsi qu’une plus ample taxation du capital et des hauts revenus. Ces projets sont théoriquement générateurs de recettes fiscales supplémentaires mais ils pourraient avoir des effets négatifs sur l’investissement. Concernant le TCJA, Harris souhaite en limiter l’extension aux ménages au revenu inférieur à 400 000 USD par an, en plus d’une pérennisation du tax child credit à un niveau plus élevé.
Aucun des deux candidats n’a fait du budget une priorité de campagne ou de politique économique. Plus préoccupant, il est estimé que leurs projets creuseraient encore les déséquilibres budgétaires, de façon plus marquée sous l’hypothèse Trump que sous l’hypothèse Harris (graphique n°9).
Le scénario central du Committee for a Responsible Federal Budget (CRFB), un organisme non partisan, évalue à USD 3 950 milliards l’impact net des mesures proposées par Kamala Harris sur le déficit prévu pour la période 2026 - 2035, les différentes hausses d’impôts compensant partiellement 7 650 milliards de dépenses et baisses d’impôts supplémentaires. L’impact net du projet de Trump serait de -7 750 milliards du fait de l’accroissement des dépenses et des baisses d’impôts (10 400 milliards, principalement pour l’extension du TCJA et la défiscalisation des heures supplémentaires et allocations de la Sécurité sociale) partiellement compensées par une hausse des recettes (+3 700 milliards, essentiellement via les droits de douane).
L’usage du budget à sens unique
Le stimulus budgétaire a joué un rôle-clé dans la reprise post-pandémique. Au moment du choc, le policy mix a agi de manière coordonnée avec, d’un côté, le soutien du CARES Act et, de l’autre, celui des baisses de taux du FOMC (mars 2020). Néanmoins, politique budgétaire et monétaire sont entrées en contradiction à partir de 2022. Le resserrement massif de la Fed a cohabité avec l’absence d’une réduction discrétionnaire du déficit budgétaire qui aurait pu aider la première dans sa lutte contre la résurgence de l’inflation. Le maintien d’un budget expansionniste a toutefois contribué à la solidité de la consommation des ménages malgré le double choc inflationniste et de taux. Ce policy mix désaccordé s’inscrit dans une tendance de long terme d’abandon progressif de l’usage de la politique budgétaire à des fins contracycliques à sa contrepartie monétaire lorsqu’il s’agit de refroidir l’économie américaine. En outre, la polarisation de la vie politique américaine constitue un obstacle structurel au changement de trajectoire budgétaire.
Effets en cascade
La persistance des déficits peut receler des effets secondaires négatifs sur les taux d’intérêt. Il en résulterait un durcissement des conditions financières pour tous les emprunteurs, qu’il s’agisse des agents économiques des États-Unis ou d’autres souverains. Le rôle de référence des obligations américaines explique cela.
La dérive, sans conséquence pour l’heure, des finances publiques américaines, autorisée par la position singulière des États-Unis, sera très probablement mise à l’épreuve à moyen terme, le risque s’accroissant à mesure de l’augmentation de l’endettement fédéral, selon l’évolution des problèmes de gouvernance ou en cas de chocs macroéconomiques et financiers.
Politique monétaire : les vertus de l’indépendance
Powell pas menacé
Le mandat de Jerome Powell à la tête de la Réserve fédérale arrivera à expiration en 2026. Il appartiendra au futur président des États-Unis de désigner son successeur, avant que le Sénat ne se prononce sur sa proposition. Ceci illustre l’importance et le rôle de garde-fou exercé par le Congrès sur le pouvoir discrétionnaire du Président. En 2020, le Sénat, pourtant sous contrôle républicain, a, par exemple, retoqué la proposition de nommer Judy Shelton au Conseil des gouverneurs, pour ses positions jugées non-conventionnelles.
Si Jerome Powell est potentiellement éligible à une reconduction, son nouveau mandat arriverait à terme dès le mois de janvier 2028, ce qui correspond à l’expiration de son mandat non-renouvelable de membre du Conseil des gouverneurs. Notre scénario central, à ce jour, est que Powell se maintiendra à la présidence de la Fed jusqu’au terme de son mandat actuel, y compris dans l’hypothèse d’une victoire de Trump en dépit de l’inimitié notoire que lui voue ce dernier. Si le Federal Reserve Act institue la possibilité légale de révoquer un gouverneur pour « cause », le processus, probablement long et à l’issue incertaine, n’a encore jamais été expérimenté. En ce sens, un arrêt anticipé du mandat de Powell (hors décision personnelle) apparaît hautement improbable.
L’ancre de l’indépendance
Les candidats divergent dans leur conception de la politique monétaire. Donald Trump a déclaré que le président devrait avoir « au moins son mot à dire » concernant la fixation des taux d’intérêt[6] , quand Kamala Harris s’est engagée à ne « jamais interférer dans [ses décisions] »[7]. En filigrane, la question posée est celle du degré d’indépendance de la Banque centrale américaine. Si celle-ci semble admise aujourd’hui, il ne s’agit pas d’une donnée historiquement intangible. Ce sont des éléments empiriques, tels que la collusion Nixon/Burns de 1972 (pour l’exemple à ne pas / plus suivre) ou l’ère Volcker à la Fed (pour son caractère de référence) qui ont conduit au consensus. De ce point de vue, et en dépit du cadre législatif, une rupture institutionnelle historique ne peut toutefois être tout à fait écartée.
Cela serait dommageable pour la crédibilité de l’institution. Une banque centrale sous influence politicienne s’expose à une suspicion de biais inflationniste, menaçant l’ancrage des anticipations d’inflation. À ce titre, la célérité du resserrement en 2022 avait autant pour objectif le refroidissement de l’économie que la minimisation du risque d’un désancrage des anticipations d’inflation, du fait des lags et de taux réels restant négatifs. Objectif atteint pour ces dernières, qui sont demeurées relativement bien ancrées (graphique n°10). La communication et les messages envoyés jouent ainsi un rôle crucial, de concert avec la cible de taux, dans la perception de la crédibilité de la Banque centrale américaine par le public.
Risques pour le mandat dual
La capacité d’intervention (curative ou préventive) de la Fed serait par définition amoindrie en cas de subordination à l’administration. En outre, le maintien de taux bas pour soutenir l’économie la priverait de marge de manœuvre pour jouer son rôle contracyclique en cas de récession (contrainte de la zero lower bound), en plus de globalement menacer le mandat dual du fait des risques inflationnistes. La Fed ne dispose pas non plus d’une pleine latitude dans la fixation des taux dès lors que, pour apprécier l’adéquation du calibrage de sa politique monétaire (afin de savoir jusqu’où elle doit ou peut aller lorsqu’elle monte ou baisse les taux), elle doit tenir compte du niveau du taux neutre, dont l’estimation est par essence incertaine.
In fine, compte tenu également de l’évolution des taux de marchés, le pouvoir de la Fed sur le niveau effectif des taux – en plus d’être fonction de sa crédibilité – n’est pas automatique (graphique n°11).
Impact sur l’attractivité financière
La volonté de Trump d’affaiblir le dollar américain pour améliorer la compétitivité-prix du commerce extérieur pourrait s’inscrire dans une reprise en main plus large de la politique monétaire. Paradoxalement, les politiques promues par Trump, en matière de taxation ou de droits de douane, sont jugées favorables au dollar américain, dont l’appréciation va à l’encontre de son souhait de le voir plus bas. De fait, sur les derniers mois, la corrélation entre la probabilité d’une victoire de Trump à l’élection et l’appréciation du dollar apparaît forte (graphique n°12).
En l’absence d’un accord transnational (type Plaza 1987), il reste la possibilité d’un affaiblissement du billet vert par les baisses de taux directeur, au risque toutefois de créer de l’instabilité autour de la devise nationale et de nuire à son attractivité, alors qu’il s’agit d’un atout fondamental de l’économie américaine. De la même manière, la matérialisation des risques inflationnistes associés au programme économique de Trump, combinée à une moindre indépendance ou crédibilité de la Fed et à une devise plus faible, provoquerait un renchérissement du risque associé aux actions et obligations américaines, en plus d’un effet négatif pour la conduite de la politique budgétaire.
Conclusion
Les enjeux économiques de l’élection présidentielle américaine ne sont pas circonscrits à l’identité du nouveau président ou de la nouvelle présidente, ou aux promesses électorales des candidats, dont la concrétisation est, de toute manière, hautement dépendante du rapport de force au Congrès. L’élection intervient dans un contexte de robustesse de l’économie américaine. Cela ne doit pas faire oublier les problèmes et les faiblesses structurelles (comme les inégalités socio-économiques et le déclin séculaire du taux d’activité) ni la dérive en cours des comptes publics ou encore l’impact négatif durable des prix nominalement plus élevés sur le sentiment des ménages.
Au-delà des retombées des développements américains sur les conditions macroéconomiques et financières pour le reste du monde. L’impact principal de l’élection pour les autres économies réside dans les politiques industrielle, commerciale et environnementale promues par les candidats. Sur ces thèmes, il existe une dynamique générale, nourrie par les conséquences de la pandémie de Covid-19, vers un plus grand isolationnisme. Celui-ci peut se manifester par des droits de douane majorés ou par un favoritisme domestique via la politique budgétaire. Néanmoins, un retour de Donald Trump à la Maison Blanche porterait de plus grandes atteintes à la coopération internationale et aux objectifs environnementaux. Les projets douaniers de l’ancien président pourraient endommager tant la compétitivité des entreprises exportatrices européennes que la coopération transatlantique. Au niveau américain, des effets contreproductifs sont également à craindre, que ce soit sur la croissance, l’inflation ou finances publiques en fonction du projet concerné.
Le résultat de l’élection est également susceptible d’avoir des conséquences importantes sur la définition du policy mix américain. Si aucun des candidats n’a fait de la consolidation budgétaire un thème de campagne, la détérioration des finances publiques américaines présente un risque et constitue un défi à long terme.
La place centrale de la Réserve fédérale (renforcée par l’abandon de la fonction contracyclique du budget en situation de surchauffe) est un enjeu majeur. Une plus grande ingérence politique, ou une véritable reprise en main par le pouvoir exécutif, poserait un problème d’autonomie et, in fine, nuiraient à la crédibilité et à l’efficacité de la Fed.
En définitive, le prochain président aura à traiter de défis complexes, aux conséquences potentiellement majeures sur l’organisation macroéconomique des États-Unis et la coopération internationale. L’élection met en lumière, de façon sous-jacente, ces enjeux invisibles qui dépassent les débats politiciens et joueront un rôle crucial dans la trajectoire de long terme de l’économie américaine.
Annexe : le panorama politique
Changement de programme : la vie politique américaine est marquée par le bipartisme. Les seuls candidats raisonnablement susceptibles de remporter la victoire lors d’une élection présidentielle sont ceux ayant été investis par le Parti républicain (Grand Old Party, GOP) et le Parti démocrate. Le choix du GOP s’est porté sur Donald J. Trump à l’issue du processus des primaires. Du côté du Parti démocrate, Kamala Harris a été investie par les délégués du parti en lieu et place de Joe Biden, lequel a renoncé à sa candidature face au constat d’une situation inextricable, notamment en matière de popularité.
Le ticket : les électeurs apportent leurs suffrages à un « ticket », composé du candidat et de son colistier, voué à l’accompagner à la Maison Blanche en tant que vice-président. Historiquement honorifique, le vice-président a gagné en influence au cours des dernières décennies. Surtout, il lui appartient de remplacer le président en cas d’incapacité de celui-ci à aller au terme de son mandat[10]. En 2024, les candidats ont fait le choix d’approches relativement distinctes s’agissant de la sélection de leur running mate. Donald Trump a priorisé l’alignement idéologique sur les positions de la branche trumpiste du parti en faisant le choix de J.D. Vance, sénateur de 40 ans. Quant à Kamala Harris, son choix de Tim Walz répond à la tradition du « rééquilibrage » (géographique, genre, ethnie) tout en désignant une personnalité plus proche de ses positions que d’autres colistiers putatifs[11].
Le mode de scrutin et ses implications : le président des États-Unis est élu au suffrage universel indirect. Ce sont les grands électeurs, au nombre de 538 et désignés par le « vote populaire » du 5 novembre au sein de chaque État, qui procèdent à l’élection effective du président. Le nombre de grands électeurs alloué à chaque État correspond à leur nombre d’élus au Sénat (2) et à la Chambre des représentants (en fonction de la démographie)[12]. Dans la quasi-totalité des cas, le leader du vote populaire dans un État remporte l’intégralité des grands électeurs associés, indépendamment de l’écart avec son poursuivant[13]. Il est toutefois possible, du fait de ce mode de fonctionnement particulier, que le ticket attirant le plus de suffrages populaires le 5 novembre ne soit pas, in fine, le vainqueur de l’élection. C'est advenu à cinq reprises dans l’histoire politique américaine, incluant les éditions 2000 (George W. Bush élu contre Al Gore) et 2016 (Donald Trump élu contre Hillary Clinton) de l’élection présidentielle (tableau 2).
Le système des grands électeurs et la solidité de l’ancrage de certains États au profit d’un parti politique redirigent les regards vers les États-clés. Les candidats sont tenus d’accorder à ceux-ci une attention et des moyens excédant nettement leur poids démographique du fait de l’influence qu’ils sont susceptibles d’avoir sur la répartition des grands électeurs. En 2024, les États-clés sont, dans l’ordre alphabétique (et attendu que nulle grosse surprise n’intervienne ailleurs) : l’Arizona, la Caroline du Nord, la Géorgie, le Michigan, la Pennsylvanie et le Wisconsin, soit un total de 93 grands électeurs. Ils représentaient, en 2023, 18,3% de la population et 15,6% du PIB des États-Unis. Entre 2016 et 2020, cinq de ces sept États ont basculé du camp rouge (républicain) vers le bleu (démocrate), permettant la victoire de Joe Biden.
Cela illustre l’importance capitale de ces swing states puisque le démocrate aurait été défait sans cet apport, malgré une avance importante de 7 millions de voix (4,4pp) au suffrage universel direct. Il est estimé qu’un surplus de seulement 43 000 électeurs cumulés en faveur de Trump dans l’Arizona, la Géorgie et le Wisconsin aurait pu conduire à sa réélection en 2020[14]. Sous les hypothèses improbables, à ce stade, d’égalité au collège (269/269) ou de candidat en tête n’atteignant pas les 270 grands électeurs (électeurs déloyaux, candidat tiers), le président serait élu par la Chambre des représentants selon le processus, jamais utilisé depuis 1824, de l’élection contingente[15]. En 2024, au regard de la faiblesse des écarts attendus dans les États-clés, les candidats tiers pourraient priver les candidats principaux de suffrages décisifs.
Achevé de rédiger le 31 octobre 2024