Depuis 2019, l’endettement du secteur privé de l’ensemble des pays émergents en pourcentage du PIB progresse tandis que, dans le même temps, celui des pays avancés diminue. L’analyse par pays montre toutefois que la Chine en est très largement responsable et que, même hors Chine, les ratios d’endettement masquent des effets d’agrégation positifs. Ainsi, sur la base des ratios médians et des écarts des taux d’endettement à leur tendance (credit gap), hors Chine, le secteur privé s’est désendetté dans nombre de pays jusqu’au troisième trimestre 2024. Les conditions économiques et financières actuelles et à venir laissent davantage anticiper une poursuite de cette baisse.
La semaine passée, le Fonds monétaire international (FMI) et l’Institute of International Finance (IIF) ont publié presque simultanément une mise à jour de leurs estimations d’endettement public et privé[1]. D’ordinaire, les informations et les analyses relatives aux problématiques d’endettement portent sur les annonces de défaut ou de restructuration de dette souveraine, en cas de tensions sur les rendements obligataires des États. Les estimations du FMI et de l’IIF, qui ne se limitent pas aux seuls États mais s’étendent aussi les entreprises et les ménages, offrent l’occasion de faire le point sur l’endettement privé dans les pays émergents[2].
Par rapport à son niveau de la fin 2019, et malgré les chocs sanitaires (Covid), financiers (durcissement monétaire américain) et géopolitiques (guerre en Ukraine, conflit israélo palestinien et libanais), l’endettement privé de l’ensemble des pays émergents n’a progressé, selon le FMI, que de 6,5 points de pourcentage (pp) de PIB pour atteindre 128% du PIB fin 2023. Toutefois, d’après l’IIF et sur un échantillon plus restreint mais représentatif, la progression est de 10,3 pp de PIB à 140,5 % de PIB au T3 2024. La hausse est certes moindre que celle de l’endettement public (+13,6% pour l’échantillon du FMI, +16,6 pp pour celui de l’IIF), mais elle contraste avec celle de l’endettement du secteur privé des pays avancés (-5,4 pp pour le FMI et -2,5 pp pour l’IIF. Faut-il s’inquiéter de cette aggravation générale ?
La réponse est plutôt non. Contrairement aux pays avancés, dont les évolutions par pays et par agents sont relativement homogènes, la moyenne générale (pondérée par les PIB) donne une vision trompeuse de la dynamique à l’œuvre depuis la fin 2019. L’augmentation est en grande partie imputable à celle – massive – de l’endettement privé en Chine, à la fois des entreprises et des ménages. Hors Chine, l’endettement du secteur privé a diminué de 3,2pp et ressortait à 69% du PIB selon le FMI. Selon l’IIF, le ratio au T3 2024 était pratiquement le même qu’à la fin 2019 (78% sur un champ le plus comparable avec la statistique du FMI - cf note de page 1) et très stable depuis le T1 2022. En outre, même hors Chine, ces ratios moyens masquent des effets d’agrégation positifs. Ainsi, la médiane des différences de taux d’endettement entre fin 2019 et le T3 2024 est légèrement négative pour les ménages (-0,7 pp), et elle l’est très nettement pour les entreprises non financières (-1,5 pp pour l’endettement total et -3,4 pp pour l’endettement domestique[3]). Le constat est le même pour les écarts des taux d’endettement à leur tendance mesurée à l’aide d’un filtre HP (credit gap), indicateur couramment utilisé en recherche économique appliquée pour évaluer les excès ou surplombs de crédit (notamment par la Banque des règlements Internationaux). En médiane également, et toujours hors Chine, les credit gap sont encore négatifs (ils l’étaient déjà fin 2019), tant pour les ménages que pour les entreprises non financières.
En résumé, si l’on fait abstraction de l’impact temporaire de la crise du Covid-19 sur les ratios de dette entre le début de 2020 et la fin de 2021, il est plus juste de dire que, hors Chine, le secteur privé s’est désendetté dans nombre de pays.
Quels sont les facteurs de ce désendettement ? Les économistes du FMI en distinguent principalement trois : la croissance récente et les anticipations de croissance, l’inflation non anticipée (inflation surprise) et l’incertitude. Pour 2023, la contribution de la croissance récente à l’endettement reste négative même si elle s’érode. La contribution de la croissance anticipée est en revanche encore positive mais elle s’effrite également, en ligne avec les révisions à la baisse des prévisions de croissance sur cette période et celle de la croissance potentielle depuis la crise du Covid-19. Les deux contributions se sont compensées en 2022 et 2023. Les contributions de l’inflation non anticipée (rigidité de la désinflation liée aux effets de diffusion des prix des biens à ceux des services et du rattrapage salarial) et de l’incertitude (multiplication des foyers de tensions géopolitiques) ont été négatives, même si elles se sont légèrement réduites. Les économistes du FMI ne mentionnent pas l’effet du durcissement des politiques monétaires en 2022-2023, qui a toutefois probablement contribué à la modération du crédit domestique au secteur privé.
Pour les pays émergents, dans quel sens ces différents facteurs vont-ils affecter la dynamique de l’endettement privé à l’avenir ? Si Donald Trump met ses menaces protectionnistes à exécution, entraînant des mesures de rétorsion équivalentes à la part des pays concernés, l’impact récessif pour l’économie mondiale sera significatif.[4] L’effet sera non seulement conjoncturel mais il risque d’être aussi structurel si le relèvement des barrières tarifaires s’avère permanent. Dans ces conditions, la contribution combinée de la croissance à court terme et du potentiel de croissance deviendra négative. De plus, le durcissement du protectionnisme se doublera d’une augmentation de l’incertitude pour tous les agents économiques, et notamment pour les entreprises ce qui affectera leurs décisions d’investissement. En effet, même si l’assouplissement de la politique monétaire aux États-Unis et en Europe se poursuit, les taux d’intérêt à long terme resteront plus élevés plus longtemps, tout au moins aux États-Unis, ce qui devrait soutenir le dollar. Les pays émergents seraient évidemment les premiers à pâtir du durcissement de leurs conditions de financement extérieures. Enfin, la contribution de l’inflation non anticipée sera très probablement nulle, les taux d’inflation se stabilisant à partir de l’année prochaine.
La baisse des ratios d’endettement du secteur privé dans les pays émergents devrait selon toute vraisemblance se poursuivre. Elle pourrait même s’accentuer si la dégradation des conditions financières extérieures, et notamment un reflux des investissements de portefeuille vers les États-Unis (un fort ralentissement est déjà observé depuis octobre), conduit à un nouvel affaiblissement des taux de change contre dollar et se propage aux taux d’intérêt domestiques pour l’instant épargnés. Dans un tel scénario, nul doute que les banques centrales des pays émergents retarderaient et limiteraient l’assouplissement des politiques monétaires nationales malgré la désinflation.