La Ley Bases (ensemble de mesures destinées à la libéralisation de l’économie et, plus généralement, de la société) présentée par J. Milei au sortir de son investiture en décembre dernier a finalement été adoptée fin juin. Le parti du président ne disposant de majorité ni à la Chambre des députés, ni au Sénat, la version finale a été édulcorée. Pour autant, c’est une victoire pour J. Milei qui mène une course contre la montre entre une économie qui sombre dans une récession profonde et les premiers signes de désinflation. La lutte contre l’inflation justifie, pour le gouvernement, les coupes sombres dans les dépenses publiques et le maintien d’une stratégie d’appréciation du taux de change réel. Au-delà du rétablissement spectaculaire des comptes publics et de la balance commerciale depuis le début de l’année, la question est de savoir si ce traitement de choc, aussi utile soit-il pour maîtriser l’inflation, ne va pas affaiblir plus l’économie qu’il ne serait nécessaire.
Après six mois de bataille entre l’exécutif et les parlementaires, ponctuée de manifestations et d’émeutes, le gouvernement de Javier Milei a réussi à faire adopter son train de réformes (600 articles à l’origine, ramenés à 238 depuis). Ce dernier a dû faire des concessions mais des mesures fiscales emblématiques ont été votées en troisième et dernière lecture à la Chambre des députés[1]. Le dénouement de cet affrontement était inattendu compte tenu de l’absence de majorité pour le parti présidentiel dans les deux Chambres. Il a permis de ramener un peu de calme sur les marchés de taux et de change.
L’accalmie reste néanmoins précaire. L’économie argentine s’enfonce dans la récession et, bien que les mesures de restrictions budgétaires extrêmes aient réussi à réduire la flambée d’inflation de la fin 2023-début 2024, l’hydre inflationniste est loin d’être terrassée. Les réserves de change de la banque centrale qui s’étaient redressées au cours des tous premiers mois consécutifs à l’élection de J. Milei, plafonnent. Fort heureusement, le pays bénéficie encore du soutien du FMI et de la banque centrale de Chine.
Remède de cheval
Au T1 2024, le PIB s’est contracté de 3% t/t après -1,9% au T4 2023. Sur un an, la baisse atteint déjà 5,1%. L’activité dans le secteur de la construction s’est effondrée à une vitesse comparable à celle observée durant la crise de la Covid-19, ce qui témoigne de la violence du retournement (cf. graphique 1). La production industrielle n’a guère mieux résisté, reculant de plus de 10% par rapport à son niveau moyen de 2023. Avec l’envolée des prix à la consommation (+115% en cumul entre novembre et avril pour l’IPC officiel), les salaires réels accusaient, au T1 2024, une baisse de 20% sur un an dans le secteur privé et de 30% dans le secteur public et le taux de chômage est remonté à 7,7% contre 5,7% au T4 2023. Sans la baisse du taux d’épargne des ménages (les ventes au détail n’ont diminué que de 2% sur an en termes réels au T1 2024) et la contribution a priori très positive des échanges extérieurs au regard de l’évolution du solde commercial, le repli du PIB aurait été encore plus marqué.
L’aggravation de la récession est la conséquence de la contraction de la demande privée mais aussi des coupes sombres opérées dans les dépenses publiques, conformément aux promesses du candidat Milei. Ainsi, sur la période janvier-avril par rapport à la même période de 2023, les dépenses primaires (i.e. dépenses hors intérêts) du gouvernement central ont été réduites de 19% en termes réels dont -13% pour la masse salariale et autres dépenses courantes, -20% pour les transferts sociaux, -47% pour les transferts aux administrations non centrales et -80% pour les dépenses d’investissement. Seuls certains transferts aux plus démunis ont été maintenus (en termes réels).
Faiblesse persistante des réserves de change
Ce traitement de choc a permis i/ de ralentir l’inflation d’un rythme de progression à 2 chiffres de novembre à mars (17% par mois en moyenne) à 4,2% en avril ii/ de dégager un excédent du budget de l’État central (+1,3% du PIB sur la période janvier-avril pour le solde primaire, +0,1% pour le solde total) et de la balance des paiements courants (USD 7,6 mds sur janvier-avril contre un déficit de 4,8 mds sur la même période de 2023).
Cependant, ce rééquilibrage n’a pas permis une reconstitution des réserves officielles de change qui plafonnent légèrement au-dessus de USD 29 mds, un niveau toujours faible malgré i/ la contraction des importations ii/ le maintien des investissements directs iii/ des rapatriements nets de capitaux de la part des résidents non financiers (y compris sous la forme de conversion de dollars contre pesos). L’explication est double pour l’essentiel : i/ 20% des recettes d’exportations ont été autorisées à être échangées sur le marché des changes au lieu d’être converties directement auprès de la banque centrale (BCRA) ii/ les autorités argentines ont remboursé, en termes nets, USD 4 mds aux institutions financières internationales (autres que le FMI) et aux créditeurs officiels bilatéraux.
Par conséquent, l’écart entre le principal taux de change parallèle (le blue chip swap rate) et le taux de change officiel (contre USD) qui s’était réduit jusqu’à 10% début avril (contre 200% fin novembre) est remonté à 50%. Or la réduction de cet écart a été un facteur essentiel de la très forte décélération de l’inflation mensuelle entre décembre et avril. En effet, quand celui-ci dépasse 50%, la sensibilité de la hausse des prix aux variations du taux de change est multipliée par 2. On pourrait donc craindre une réaccélération de l’inflation dans les prochains mois, sauf si la BCRA se résout à changer de stratégie et opère un durcissement monétaire à 180 degrés. Or c’est justement ce qu’elle s’apprête à faire.
Une stratégie monétaire et de change cohérente
Au cours des six derniers mois, la conduite de la politique monétaire avait été dictée par la nécessité de mettre un terme au coût de stérilisation exponentiel de la BCRA, i.e. les intérêts payés sur des bons émis par cette dernière (LELIQ) pour éponger le financement monétaire du déficit budgétaire (15,5% du PIB en cumul entre 2019 et 2023). L’année dernière, avec l’envolée du taux de rendement des LELIQ largement au-dessus de 100%, ce fardeau avait atteint, selon nos estimations, 9% du PIB (contre 5,1% en 2022 et 2,8% en 2021). Il était donc urgent que la BCRA desserre cette contrainte, ce qu’elle a fait en abaissant son principal taux de refinancement de 133% mi-décembre à 40% actuellement. Parallèlement, les bons du Trésor (utilisés pour les opérations de mises en pension) ont remplacé les bons de stérilisation dans son bilan. Au total, le coût de stérilisation a été ramené à 3,5% du PIB sur les cinq premiers mois de l’année.
Les autorités monétaires ont annoncé, qu’à partir du mois de juin, les taux d’intérêt réels redeviendraient positifs, ce qui, toutes choses égales par ailleurs, ne peut qu’alourdir le coût de la stérilisation. Cependant, les sources de création monétaire du déficit budgétaire (avances temporaires et transferts de la banque centrale au trésor) se sont totalement taries et les autres opérations du Trésor qui affectent l’évolution de la base monétaire y contribuent maintenant négativement.
Les facteurs monétaires de l’inflation seraient donc amenés à disparaître. Cependant, en Argentine, l’inflation d’origine monétaire est tellement endémique que le seul contrôle de la base monétaire ne suffit pas, même s’il est nécessaire. La lutte contre l’inflation impose à la banque centrale de maintenir un taux de dépréciation du taux de change officiel le plus faible possible (les autorités l’ont fixé, en accord avec le FMI, à 2% par mois contre dollar) afin de faire converger les taux de change parallèles vers le taux de change officiel.
En effet, l’appréciation réelle du taux de change comme moyen d’ancrer de manière crédible et durable des anticipations de désinflation est une stratégie incontournable pour tout pays exportateur de matières premières confronté à l’hyper-inflation. Le contrôle administratif des prix y est généralement inopérant pour équilibrer les comptes extérieurs (une dépréciation « forcée » du taux de change réel n’améliore que marginalement le solde courant) et surtout contreproductif pour l’investissement et donc la croissance à moyen terme.
L’objectif d’un ancrage par le taux de change réel accélère le processus de désinflation. Sur la durée, il doit cependant être complété et renforcé par des réformes dites structurelles contre les situations de monopole et, d’une manière générale, les barrières à l’entrée sur le marché des biens et services. C’est la tâche d’un ancien gouverneur de la BCRA(sous la mandature de Mauricio Macri), et actuel principal conseiller économique de J. Milei, Federico Sturzenegger, chargé de mener à bien ces réformes. Seront-elles acceptées par la population ? Telle est l’inconnue.
Achevé de rédiger le 30 juin 2024.