La première baisse des taux directeurs par la Banque centrale européenne, le 6 juin dernier, n’aura surpris personne, les membres du comité ayant en effet largement préparé le terrain en amont de la décision. Le calendrier et l’ampleur des assouplissements à venir sont plus incertains, compte tenu des pressions toujours fortes sur les salaires, de l’inflation élevée dans les services, et de la résurgence des tensions sur le fret maritime mondial. Nous prévoyons que deux nouvelles baisses des taux directeurs interviendraient en 2024, au rythme d’une par trimestre (septembre et décembre).
Si notre prévision du taux terminal n’a pas évolué par rapport à notre anticipation de mars (le taux sur la facilité de dépôt se stabiliserait à 2,50% à horizon du second semestre 2025), nous avons reporté l’anticipation d’une baisse de 2024 à 2025. Le second semestre 2024 marquera, par ailleurs, une légère amplification du resserrement quantitatif de la BCE avec le réinvestissement partiel des actifs détenus au titre du programme PEPP (Pandemic Emergency Purchase Programme), conduisant à un recul net supplémentaire du bilan de EUR 7,5 mds par mois. Cette évolution n’est qu’une première étape avant la fin complète du programme de réinvestissement du PEPP à partir du 1er janvier 2025. La BCE ne réinvestit plus, depuis juillet 2023, les titres acquis par l’intermédiaire du programme APP (Asset Purchase Programme) arrivant à échéance.
Un triptyque contrarié
Les dernières projections internes de la BCE, publiées le 6 juin, n’inciteront toutefois pas cette dernière au relâchement. Par rapport aux chiffres de mars, les estimations de juin incluent des révisions à la hausse pour la croissance du PIB en 2024 (+0,3 point de pourcentage, à 0,9% en 2024) et une légère baisse pour 2025 (-0,1 pp, à 1,4%). C’est néanmoins du côté des coûts que les révisions les plus importantes sont à signaler. D’abord sur les prix à la consommation (HICP), avec une révision en hausse de l’inflation de 0,2 pp à la fois pour 2024 et 2025 (respectivement à 2,5% et 2,2%), mais aussi et surtout sur les coûts unitaires du travail (CUT) où des révisions significatives, s’étalant jusqu’en 2026, sont à noter[1]. Pour l’heure, les coûts salariaux en zone euro ne décélèrent en effet pas autant qu’attendu, et cette dynamique, couplée à un léger recul de la productivité, alimente une hausse soutenue des coûts unitaires du travail. C’est principalement le cas des pays dont l’économie est relativement plus centrée sur l’industrie et où les taux d’inflation ont reculé plus tardivement – notablement aux Pays-Bas (les CUT ont progressé de 8,5% a/a au T1), en Allemagne (+6,9%), en Autriche (+10,6%), Croatie (+12,5%) et Lettonie (13,2%). Le triptyque espéré par la BCE – modération des salaires, hausse de la productivité, baisse des marges des entreprises – n’est pas encore tout à fait au rendez-vous, même si la BCE note, depuis le second semestre 2023, une nette diminution de la contribution des marges à l’inflation.[2]
Après une stabilisation attendue à 0,3% t/t au deuxième trimestre 2024, la croissance en zone euro se renforcerait légèrement au troisième (+0,4% t/t) pour converger vers le taux de croissance anticipé pour les États-Unis. Les indices PMI se sont progressivement redressés depuis le début de l’année (composite à 52,2 en mai), même si les indicateurs pour le secteur manufacturier, quoiqu’en amélioration eux aussi, affichent un niveau toujours très bas (47,3). L’activité industrielle en zone euro, freinée en premier lieu par le ralentissement de l’économie allemande, reste par ailleurs exposée à une escalade des tensions commerciales entre Bruxelles et Pékin. La Commission européenne a haussé le ton ces derniers mois, en augmentant les droits de douane sur les véhicules électriques et certains composants plastiques importés depuis la Chine, ainsi qu’en lançant de nouvelles investigations antidumping (produits médicaux, biocarburants) qui pourraient à terme déboucher sur de nouvelles sanctions. Les autorités chinoises ont jusqu’à présent répliqué avec retenue, en ciblant principalement les secteurs de l’alimentation (viande de porc), des spiritueux (cognac), et certains produits chimiques (thermoplastique). Néanmoins, des mesures de rétorsion plus larges, ciblant les biens manufacturés et certaines matières premières critiques, sur lesquels les Européens sont fortement dépendants de la Chine, auraient une tout autre résonance. Par ailleurs, la stagnation de l’emploi manufacturier en zone euro et le nouveau point bas, en part de l’emploi total, au T1 2024 (12,8%) illustrent les difficultés de la région à réenclencher une véritable dynamique de réindustrialisation, qui sera de toute façon lente à se matérialiser, compte tenu du temps nécessaire pour construire de nouvelles infrastructures.
Maintenir le cap
Le renforcement attendu de l’activité au second semestre 2024 devrait soutenir certaines créations d’emploi dans la zone euro, même si les effets du resserrement monétaire sur les conditions financières des entreprises pourraient engendrer des pertes ailleurs. À ce stade, le déséquilibre offre-demande sur le marché du travail reste important, avec un ratio d’emplois vacants relativement élevé (2,6% au T1 2024, selon Eurostat), ce qui a contribué à une baisse historique du taux de chômage en zone euro à 6,4% en avril. Que le taux de chômage continue ainsi de baisser, en dépit de la stagnation de l’activité dans la zone euro entre le T4 2022 et le T4 2023, est remarquable.
À l’issue des élections européennes qui se sont déroulées du 6 au 9 juin, le rapport de force au sein du parlement de Strasbourg a évolué en faveur du Parti Populaire Européen (PPE) et des partis ultra-conservateurs. Le maintien possible d’une grande majorité de coalition entre le PPE, les Socialistes-Démocrates (S&D) et les centristes (Renew) devrait toutefois limiter les risques de blocages législatifs, même si des accords seront plus difficiles à sceller qu’auparavant. L’entrée en vigueur, en mai 2024, de plusieurs programmes d’envergure (Critical Raw Material Act, Net Zero Industry Act) permettra aussi de maintenir un cap stratégique pour le Vieux Continent.
Achevé de rédiger le 18 juin 2024