Edito

« Européaniser » l’épargne individuelle à long terme

04/06/2024
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Lors d’une conférence de presse conjointe en Allemagne, le mardi 28 mai 2024, et dans la lignée des rapports Letta[1] et Noyer[2], et des déclarations du ministre français de l’Économie, le président français et le chancelier allemand ont évoqué leur souhait de créer un « produit d’épargne européen » pour « renforcer la compétitivité et la croissance de l’Europe ». Une nouvelle approche pour remettre l’Union des marchés de capitaux sur les rails.

Les ménages détenaient environ 29 800 milliards d’euros d’encours d’actifs financiers dans la zone euro au 31 décembre 2023. Environ un tiers (près de 9 500 milliards) de cette épargne était collecté sous forme de dépôts et intermédié par les banques, moyennant un processus de transformation des risques et des maturités, pour financer l’économie dite « réelle » principalement sous forme de prêts et, dans une bien moindre mesure, sous forme de titres de dette détenus par les banques. Un deuxième tiers (9 200 milliards) était alloué à des actions et des parts de fonds. Enfin, un dernier tiers (11 600 milliards) était logé dans des dispositifs d’assurance-vie et de retraite, et investi dans des instruments de taux.

Une grande partie de cette épargne est « exportée » en dehors de la zone euro tandis que les entreprises européennes se procurent une fraction de leurs besoins en fonds propres auprès d’investisseurs non-résidents[3]. Ce paradoxe illustre notamment les préférences différentes des investisseurs de part et d’autre de l’Atlantique (cf. graphique).

POSITION EXTÉRIEURE NETTE DE LA ZONE EURO

Cette circulation des capitaux permet certes à nos économies ouvertes de se financer là où des économies fermées se heurteraient aux préférences locales des investisseurs, à l’insuffisance de capitaux ou à des coûts de financement plus élevés. Mais la préférence des Européens pour les actifs moins risqués et moins rémunérés n’est pas sans conséquence. Ainsi, en dépit d’une position extérieure nette de la zone peu ou prou équilibrée, les investisseurs non-résidents captent une valeur ajoutée créée dans la zone euro supérieure à celle qu’obtiennent les investisseurs de la zone euro sous forme de rémunération des actifs qu’ils détiennent en dehors des frontières européennes.

Au demeurant, le financement sous forme de capitaux propres est un préalable indispensable aux entreprises récentes et innovantes pour obtenir d’autres financements externes sous forme d’endettement. Il permet également à des entreprises plus anciennes de financer des projets d’envergure, comme une rupture technologique. Le financement de l’innovation constitue un levier d’amélioration de la productivité et de la compétitivité européennes et justifie donc la volonté politique de réorienter l’épargne européenne vers les instruments de fonds propres. Mais l’appétit des épargnants pour les actions ne se décrète pas, il peut simplement être encouragé par des incitations fiscales.

Au-delà des besoins en fonds propres, les investissements futurs dans la transition énergétique, la transition numérique, l’intelligence artificielle vont susciter des besoins de financement sous forme de dette à long terme grandissants dans l’Union européenne. Un risque existe que les taux d’intérêt se tendent en cas d’insuffisance d’épargne longue pour couvrir ces nouveaux besoins. D’où la nécessité de créer les conditions en amont (par des incitations fiscales en faveur de l’épargne et en ne contraignant pas les bilans bancaires par des exigences prudentielles excessives).

Enfin, un argument essentiel à nos yeux - (présent depuis 2015 dans la sémantique de la Commission européenne relative à l’Union des marchés de capitaux, mais passé sous silence dans les Rapports Noyer et Letta) est la mutualisation des risques au sein de l’Union européenne (risk sharing). À la faveur d’un tel mécanisme, un pays confronté à un choc idiosyncratique subirait une baisse du PIB moindre que ce que l’ampleur du choc suggérerait. L’effet stabilisateur des revenus tirés de la détention d’actifs financiers émis dans d’autres États membres, non concernés par le choc, autoriserait ainsi un certain lissage de la consommation[4].

Le nouveau produit d’épargne européen ne constituerait pas un coup d’essai pour la Commission européenne. Il s’inscrirait dans la droite ligne du fonds européen d'investissement de long terme (European Long-term investment fund, ELTIF), introduit en 2015[5] et du plan d’épargne retraite individuel européen (Pan-European Personal Pension Product, PEPP) créé en 2019[6]. Le premier vise à mobiliser des financements de maturité longue en faveur de projets d’infrastructure, de sociétés non cotées ou de PME cotées qui émettent des instruments de capitaux propres ou de dette. Le second, ciblant les épargnants individuels, se caractérise par une grande flexibilité (choix de sortie en rente, en capital ou un mix), des frais de gestion et de transferts plafonnés et une portabilité en cas de déménagement d’un État membre de l’UE à l’autre.

Face à l’échec du PEPP, le rapport Noyer plaide, pour le futur plan d’épargne européen, en faveur d’une approche « décentralisée » (comprendre « nationale ») sous la forme d’un label européen, lequel pourrait bénéficier aux fonds - nouveaux ou anciens dont les caractéristiques seraient adaptées - répondant à des critères d’éligibilité prédéfinis. Six principes fondamentaux sont dégagés dans le rapport : un horizon d’investissement lointain (échéance à la retraite avec des cas de déblocage anticipé similaires au PERECO français), une exposition risquée (garantie en capital éventuelle mais uniquement à l’horizon, exclue en cas de déblocage anticipé), une gestion pilotée par défaut, une adhésion par défaut pour les salariés avec option de non-souscription, un régime fiscal privilégié (déductibilité du revenu imposable jusqu’à une certaine limite ou crédit d’impôt, alternativement exonération fiscale partielle des gains à la sortie, droits de succession avantageux). En l’absence d’harmonisation fiscale, ce produit devrait au moins bénéficier, dans chaque État membre, du régime fiscal le plus favorable applicable. Enfin, l’objectif de ces produits étant de flécher l'épargne des ménages européens vers les besoins d’investissements au sein de l’UE, une allocation minimale de 80% vers des actifs européens est préconisée.
Alors que les vingt-sept peinent à s’accorder sur la titrisation, sur l’harmonisation de la fiscalité ou sur celle du droit des faillites, ce produit d’épargne européen, qui semble faire pour l’heure consensus, pourrait offrir à la nouvelle Commission européenne issue des élections de juin prochain l’opportunité d’effectuer – enfin - un pas vers l’Union des marchés de capitaux.


[1] Letta E. (2024), “Much more than a market”. Report requested by the June 2023 European Council, April.
https://www.consilium.europa.eu/media/ny3j24sm/much-more-than-a-market-report-by-enrico-letta.pdf

[2] Noyer C. (2024), “Développer les marchés de capitaux européens pour financer l’avenir », rapport commandé par le ministre de l’Économie à un Comité d’expert présidé par Christian Noyer, avril. https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/b3ffec15-7ff9-4d6e-a3e0-4b634958f898/files/0f68a9a0-2f79-4cde-aa2a-1aafab7db11e

[3] Euro-area-quarterly-balance-of-payments-and-international-investment-position .pdf (banque-france.fr)

[4] Born A., Bremus F., Kastelein W., Lambert C., Martín Fuentes N. (2024), “Progress on CMU is instrumental to leverage shock absorption through capital markets”, SUERF Policy Brief n°866, 3 May.

[5] Règlement européen 2015/760, en application le 9 décembre 2015. Ce dispositif a fait l’objet d’une révision en 2023 (Règlement (EU) 2023/606 du 15 mars 2023 modifiant le règlement (EU) 2015/760 relatif aux fonds européens d'investissement à long terme (ELTIF 2)).

[6] Règlement européen 2019/1238, en application depuis le 14 août 2019.

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