Au cours des trente-cinq dernières années, le monde a connu de profonds changements. D'une situation d'équilibre au début des années 1990 — le dividende de la paix, la Grande Modération, la mondialisation —, nous sommes passés à un monde caractérisé par un certain nombre de perturbations géopolitiques, économiques (économie de l'offre) et environnementales. Une caractéristique singulière et fascinante de cette nouvelle ère réside dans la coexistence de l'abondance (production et diffusion des données, besoins d'investissement) et de la rareté (pénurie d'effectifs qualifiés dans un contexte de vieillissement de la population, difficulté à trouver des financements). Ces développements soulèvent d'importantes questions. En tant qu'entreprise, investisseur, salarié, gouvernement, quelle est mon exposition au risque climatique, à la révolution de l'IA, à la fragmentation économique et au niveau des taux d’intérêt ? Quelle est l'exposition de mes clients ? Mon modèle économique ou mon portefeuille d'investissements sont-ils résilients aux chocs inattendus ? Les finances publiques sont-elles robustes ? Dans un monde caractérisé à la fois par l'abondance, la rareté et les perturbations, l'analyse de l'exposition des acteurs économiques aux différents scénarios est appelée à jouer un rôle capital.
La pause estivale nous donne la possibilité de nous détendre et (d'essayer) de nous déconnecter du flux ininterrompu de l'actualité. Il nous donne également l'occasion de prendre du recul par rapport aux données traditionnelles que nous devons absorber tout au long de l'année. Quelles sont les grandes tendances de long terme ? Quelle influence peuvent-elles exercer sur mon portefeuille d'investissements ou sur mon entreprise ? Quels sont les risques et quelles sont les incertitudes ? Pour répondre à ces questions, il est utile de revenir sur l'histoire récente et d'identifier les évolutions qui ont marqué le monde. Au risque de simplifier à l'excès et de faire preuve d'amnésie sélective — en brossant un tableau idyllique du passé lointain —, on peut considérer qu'en trente-cinq ans, nous sommes passés d'un état d'équilibre à une situation de perturbations.
La notion « d'équilibre » renvoie au dividende de la paix dont a bénéficié le monde à partir du début des années 1990, après la chute du mur de Berlin et du Rideau de fer. Ce dividende a permis de rediriger les capacités de financement vers les investissements technologiques et la fourniture de biens publics. Cette notion est également liée à la Grande Modération, une ère qui démarre au milieu des années 1980, marquée par une forte diminution de la variabilité de la croissance du PIB réel et de l'inflation[1], même s'il convient de préciser que cette période a tout de même connu plusieurs crises — krach de Wall Street en 1987, crise asiatique en 1997, effondrement du fonds spéculatif Long Term Capital Management en 1998, éclatement de la bulle des valeurs de technologie en 2000, etc. — soulignant l'instabilité accrue des marchés financiers. Un troisième aspect de la notion « d'équilibre » est lié au phénomène de mondialisation qui a notamment vu la Chine rejoindre l'Organisation mondiale du commerce en 2001. Revenons aux années 2020. La notion « d'équilibre » a maintenant cédé la place à une situation de « perturbations » de la politique nationale dans de nombreux pays — polarisation[2], populisme — et au niveau géopolitique schéma 1).
Ces évolutions affectent à leur tour l’économie, comme le soulignent les recherches dans le domaine de la géoéconomie[3] : montée du protectionnisme, découplage États-Unis/Chine, utilisation de l'économie comme une arme et « friendshoring » (relocaliser chez les pays « amis »)[4], priorité donnée à l'autonomie stratégique[5], etc. D'autres facteurs ont eu - ou continuent d'avoir — des effets fortement perturbateurs. La pandémie de Covid-19 a mis en évidence la fragilité des chaînes d'approvisionnement longues et complexes, incitant les entreprises à les simplifier, à les diversifier, et donc à les rendre plus robustes. Les changements climatiques ont également un effet perturbateur, car ils créent de nouvelles sources de risque, mais ils induisent également des efforts d'investissement considérables visant à changer le mix énergétique et à accroître l’efficacité énergétique de l'activité économique tout en réduisant son empreinte carbone.
Une caractéristique singulière et fascinante de cette nouvelle ère réside dans la coexistence de l'abondance et de la rareté. Abondance de production de données, de facilité d'accès à ces données et de rapidité de la diffusion des informations. Abondance également des besoins d'investissement, en lien avec les forces perturbatrices évoquées plus haut ainsi qu'avec le progrès technologique, notamment l'intelligence artificielle. La notion de « rareté » renvoie quant à elle à la perte de marge de manœuvre en matière de politique — politique monétaire, et surtout budgétaire compte tenu des niveaux élevés de la dette publique de nombreux pays — et aux pénuries de main-d'œuvre induites par le vieillissement de la population et l’évolution des besoins en compétences. Au niveau absolu, les capacités de financement sont élevées, mais comparées à l'énormité des besoins en investissements, elles demeurent relativement limitées. Les dépenses requises par la transition verte, les investissements liés à l'IA, les dépenses militaires, la réorganisation des chaînes d'approvisionnement, etc. induisent une forte augmentation des besoins en financement, et la question se pose de savoir comment ces besoins seront satisfaits : taux d’intérêt plus élevés, augmentation de l'offre de crédit, accroissement des taux d'épargne et/ou retards dans la mise en œuvre de ces programmes d'investissement ?
Ces développements ont d'importantes répercussions sur les entreprises, les ménages et les gouvernements. Les premières devront impérativement faire preuve d'agilité pour mettre à profit les informations déjà disponibles et exploiter les nouvelles sources de données en ayant recours à l'intelligence artificielle[6], sans perdre de vue l'autre grande priorité consistant à jouer un rôle actif dans la transition verte. Condition nécessaire, mais non suffisante, les entreprises devront se doter d'effectifs disposant de compétences adéquates. Les entreprises, les ménages et les gouvernements devront prêter attention aux coûts de financement. Dans cette nouvelle ère, l'inflation a peu de chances de revenir durablement en deçà du niveau cible des banques centrales. En outre, les besoins de financement vont probablement empêcher une baisse des taux d’intérêt réels sinon limiter son ampleur. Étant donné le nombre de changements qui se produisent simultanément, le terme « exposition » occupe désormais une place centrale (schéma 2).
En tant qu'entreprise, investisseur, salarié, gouvernement : quelle est mon exposition au risque climatique, à la révolution de l'IA, à la fragmentation économique et au niveau des taux d’intérêt ? Quelle est l'exposition de mes clients ? Mon modèle économique ou mon portefeuille d'investissements sont-ils résilients aux chocs inattendus ? Les finances publiques sont-elles robustes ? Dans un monde caractérisé à la fois par l'abondance, la rareté et les perturbations, l'analyse de l'exposition des acteurs économiques aux différents scénarios est appelée à jouer un rôle capital.