Edito

États-Unis : les conséquences économiques de la polarisation politique

26/02/2024
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Le « vote économique » — ou l’influence potentielle de l’environnement économique sur le comportement de vote — a été au cœur de vifs débats au cours des trois dernières décennies. Deux questions se posent à cet égard : les perceptions économiques individuelles sont-elles influencées par l’affiliation politique des électeurs et, en l’occurrence, cela a-t-il une incidence sur les dépenses ? Dans un cas comme dans l’autre, les résultats de la recherche empirique aux États-Unis ne sont pas probants. S’agissant des investissements des entreprises, la conclusion est sans appel : la polarisation exerce une influence négative. Ce dernier point constitue une raison suffisante pour affirmer que le renforcement significatif de la polarisation politique aux États-Unis au cours des dernières décennies a une incidence sur le plan économique. Les effets d’une telle polarisation sur la politique économique et la capacité à agir rapidement lorsque les circonstances l’exigent posent également question.

Dans la perspective de l’élection présidentielle américaine de cette année, de nombreux observateurs auront inévitablement présent à l’esprit ce mot célèbre, forgé par James Carville, stratège de la campagne de Bill Clinton en 1992 : « it’s economy, stupid »[1][2]. Les résultats économiques pourraient de nouveau être déterminants dans le comportement de vote des électeurs le 5 novembre prochain, mais dans quelle mesure ? Les électeurs porteront-ils un regard rétrospectif sur la hausse spectaculaire de l’inflation en 2021 et au début de 2022 et sur ses conséquences néfastes sur le pouvoir d’achat ou se focaliseront-ils sur la forte baisse de l’inflation depuis la seconde partie de 2022 ? Prêteront-ils attention au niveau élevé des taux hypothécaires ou se rassureront-ils devant la résilience du marché du travail ? Cette thématique, dite du « vote économique », a été au cœur d’un vif débat au cours des trois dernières décennies[3]. La question primordiale est de savoir si les perceptions économiques individuelles peuvent être influencées par l’affiliation politique. En pareil cas, les perceptions économiques pourraient avoir une incidence sur le comportement de vote, mais elles seraient susceptibles d’avoir une « coloration » politique selon l’affiliation des électeurs[4]. Lewis-Beck et Martini (2020) montrent dans quelle mesure la perception de l’économie par les électeurs – s’améliore-t-elle ou ralentit-elle ? – est corrélée aux évolutions en termes d’inflation, de marché actions et de croissance du PIB réel. Selon leur analyse, les « évaluations rétrospectives de l’économie nationale par les électeurs suivent les changements réels de l’économie américaine ». L’ajout de l’identification partisane, comme variable explicative, n’améliore pas de manière significative les résultats de la régression. Cela signifierait que les perceptions des électeurs correspondent à la réalité économique. Cependant, d’autres recherches font ressortir l’existence d’un biais partisan. Ainsi, les anticipations d’inflation des ménages sont moins élevées lorsque le parti de leur choix contrôle la Maison-Blanche. « Sous la présidence de Barack Obama, les anticipations d’inflation des républicains étaient plus élevées que celles des démocrates. Ce fossé partisan s’est inversé lorsque Donald Trump a été élu… Et il s’est de nouveau inversé lorsque Joe Biden est arrivé au pouvoir[5] ». D’autres chercheurs estiment, sur la base des données d’enquête, que les personnes « affiliées au parti qui contrôle la Maison-Blanche sont systématiquement plus optimistes que celles dont le parti d’affiliation n’est pas au pouvoir[6] ». Pour autant, rien ne prouve que cela se traduit par une hausse des dépenses. Les auteurs en déduisent que « l’optimisme économique induit par un biais partisan reflète plutôt une forme d’encouragement en faveur de leur parti (‘cheerleading’) que des anticipations réelles de croissance du revenu ». D’autres aboutissent à une conclusion différente, faisant le constat qu’après l’élection présidentielle « la consommation augmente dans les régions dont la couleur politique est celle du vainqueur du scrutin et qu’elle diminue dans les régions dont la couleur est celle du vaincu »[7].

États-Unis : indice de conflictualité partisane

Les divergences d’opinions sur l’économie, basées sur l’affiliation à un parti, sont le reflet de la polarisation politique. D’autres exemples sont les divergences de vue, partisanes, chez les responsables politiques et leurs électeurs sur un large éventail de sujets y compris des sentiments négatifs, voire de l’aversion, à l’égard de membres de l’autre parti : c’est ce que l’on appelle la polarisation affective[8]. Si l’on se fonde sur la couverture médiatique relative aux désaccords politiques sur les mesures gouvernementales, la polarisation s’est sensiblement renforcée après la crise financière mondiale (graphique)[9]. D’autres indicateurs montrent que la conflictualité idéologique n’a cessé de progresser depuis les années 1970. En théorie, cela peut entraîner des conséquences négatives sur le plan économique en raison du court-termisme de la politique économique (« politiques à courte vue »), la paralysie de l’appareil politique rendant difficile l’adoption des mesures nécessaires, ainsi qu’un accroissement de l’incertitude sur le plan de la politique économique. En cas de polarisation politique affective, les entreprises pourraient également être confrontées à des risques sur leurs marchés[10]. En toute logique, les investissements des entreprises sont particulièrement sensibles à ces facteurs. Selon Marina Azzimonti (2018), il existe une relation négative persistante entre la polarisation politique et l’investissement global. Ce résultat est confirmé même en tenant compte de l’influence de l’incertitude de la politique économique et de l’environnement macroéconomique. D’après ses estimations, « environ 27 % de la baisse des investissements des entreprises entre 2007 et 2009 peuvent être attribués à une augmentation de la conflictualité partisane ». Dans son analyse de la question à l’échelle des États américains, Qiaoqiao Zhu aboutit à la conclusion que « des hausses d’un écart-type de la polarisation politique se traduisent par une baisse de 1 % de l’investissement ou une réduction de 16 % du taux d’investissement comparé à la moyenne nationale»[11]. De plus, cet effet est presque entièrement imputable aux entreprises locales, qui ne disposent pas de la mobilité nécessaire pour investir dans les autres États. Sans surprise, on observe également un impact négatif sur la croissance de l’emploi.

La recherche empirique peut être résumée de la manière suivante : premièrement, certains auteurs estiment que les perceptions économiques des ménages ne sont pas significativement influencées par leur affiliation partisane, tandis que d’autres indiquent que les électeurs affiliés au parti qui contrôle la Maison-Blanche sont plus optimistes en ce qui concerne l’avenir. Deuxièmement, les données disponibles ne permettent pas de dire clairement si ce sentiment positif a une influence sur les dépenses. Troisièmement, s’agissant des investissements des entreprises, la conclusion est sans équivoque : la polarisation exerce une influence négative. Ce dernier point constitue une raison suffisante pour affirmer que le renforcement significatif de la polarisation politique aux États-Unis au cours des dernières décennies a une incidence sur le plan économique. Les effets d’une telle polarisation sur la politique économique et la capacité à agir rapidement lorsque les circonstances l’exigent posent également question.


[1] Trad. : « l’économie, il n’y a que cela qui compte »

[2] Source : It’s not just the economy, stupid, Financial Times, 21 février 2022.

[3] Source : Colin Lewis-Beck and Nicholas F. Martini, Economic perceptions and voting behavior in US presidential elections, Research and Politics, octobre-décembre 2020. Selon les auteurs, plus de six cents articles et ouvrages ont été consacrés à cette question.

[4] Les données de l’American National Election Study (ANES) permettent d’établir une corrélation entre les perceptions de l’économie par les électeurs et le soutien à leur candidat.

[5] Source : Carola Binder, Political party affiliation and inflation expectations, Brookings, 9 janvier 2023.

[6] Source : Atif Mian, Amir Sufi, and Nasim Khoshkhou, Partisan bias, economic expectations, and household spending, The Review of Economics and Statistics, mai 2023.

[7]Source : Alan S. Gerber, Gregory A. Huber, Partisanship and Economic Behavior: Do partisan differences in economic forecasts predict real economic behavior, document de travail, 2009.

[8] Source : Levi Boxell, Drivers of US political polarisation: Three stylised facts and their implications, CEPR VOXEU, 25 août 2021.

[9] Cet indice de conflictualité partisane (Partisan Conflict Index, PCI) « a été calculé tous les mois entre 1981 et 2017 à l’aide d’une approche de recherche sémantique visant à mesurer la fréquence de la couverture par la presse d’articles faisant état de dissensions politiques sur la politique du gouvernement— au sein des partis nationaux comme entre ces derniers —normalisée en fonction du nombre total de nouveaux articles en 1990. La recherche sémantique pour cet indice de référence est effectuée sur Factiva, une base de données de presse comprenant des copies numérisées de tous les grands journaux américains ». Source: Marina Azzimonti, Partisan conflict and private investment, Journal of Monetary Economics, 2018, pp. 114-131.

[10] Source : Qiaoqiao Zhu, Université nationale australienne, Investing in Polarized America: Real Economic Effects of Political Polarization. En cas de polarisation politique affective, les consommateurs pourraient, pour des raisons politiques, cesser d’acheter les produits de certaines sociétés.

[11] Source : voir note de bas de page 9.

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