L’issue des élections présidentielles américaines du 5 novembre décidera de l’ampleur du virage protectionniste emprunté outre-Atlantique. Pour autant, les exportations mondiales ont jusqu’à présent bien résisté à la hausse des barrières tarifaires. D’ici la fin de la décennie, le FMI prévoit une croissance des exportations de biens similaire voire légèrement supérieure à celle du PIB mondial. Le durcissement des mesures protectionnistes affectera la croissance globale, mais les effets sur le commerce mondial seront plus nuancés.
En cas de hausse généralisée des droits de douane - une promesse de campagne du candidat Donald Trump - et hormis la Chine qui subirait des hausses de taxe encore plus importantes, les pays les plus directement affectés seront d’abord, et avant tout, les pays limitrophes ou géographiquement proches des États-Unis (cf. tableau 1). Parmi les grandes économies mondiales, le Canada et le Mexique, qui exportent plus de la moitié de leurs biens vers les États-Unis seraient les plus touchés. Viendraient ensuite les pays d’Amérique centrale (Honduras, Costa Rica), puis ceux d’Amérique du Sud. Les grands partenaires commerciaux des États-Unis dans la zone Asie-Pacifique (en particulier Taiwan et Corée du Sud, mais aussi l’Australie et le Japon) – qui exportent, pour leur part, plus de 10% de leurs biens vers le pays – seraient le deuxième bloc défavorisé. En Europe, l’Irlande, les Pays-Bas et le Royaume-Uni exportent tous les trois également plus que la moyenne mondiale (entre 8 et 9%) vers les États-Unis. La France, l’Espagne et l’Allemagne sont proches de la moyenne européenne (5,3%), tandis que les pays d’Europe de l’Est sont les moins exposés au sein du Vieux Continent.
La « régionalisation » des échanges et le « derisking » soutiendront le commerce mondial
Il convient toutefois de prendre du recul et d'observer que, malgré la montée des mesures protectionnistes et des tensions géopolitiques à travers le monde, les exportations mondiales de biens se sont maintenues sur une trajectoire ascendante, portée jusqu’ici par les pays émergents et par la résilience de la demande aux États-Unis (cf. graphique 1). Les coûts du fret maritime ont significativement reculé par rapport à leurs niveaux atteints au milieu de l’été et ils ont constitué un soutien supplémentaire au volume des échanges.[1] Certes, les dynamiques sont beaucoup plus contrastées en Europe, du fait du ralentissement économique au sein du bloc des 27 et de la baisse de leurs exportations vers la Chine.
Dans leurs prévisions d’octobre 2024, le FMI et l’OMC s’accordent néanmoins pour dire que la croissance du commerce mondial conserverait un élan solide en 2025, égale ou supérieure à 3%.[2] De manière plus significative encore, le FMI prévoit sur la période 2026-2029 une augmentation cumulée des exportations de biens en volume à hauteur de 13,9%, un chiffre légèrement supérieur à la croissance du PIB mondial, qui s’élèverait à 13,2% (cf. graphique 2). Dans un contexte de hausse globale des mesures protectionnistes, ces chiffres sont remarquables. Par ailleurs, si la part des exportations de services dans les échanges mondiaux est vouée à croître, ses effets d’entraînement et de complémentarité avec les biens, alimenteront la demande pour ces derniers.[3]
Ainsi plutôt qu’une démondialisation au sens d’une rétractation des échanges internationaux, c’est vers une plus grande régionalisation des échanges que l’économie mondiale semble se diriger.[4] D’ailleurs, la politique de derisking (« atténuation des risques ») préconisée par les États-Unis et l’Union européenne, qui vise à diversifier les partenaires commerciaux tout en renforçant la production d’activités stratégiques sur le territoire national (semiconducteurs, batteries électriques, terres rares), alimentera ce phénomène de régionalisation. Concrètement, cela pourrait se traduire par le renforcement des dynamiques actuelles. Celles-ci sont caractérisées par l’affirmation, au sein des chaînes de production mondiales, de pays industriels de taille intermédiaire, proches ou intégrés aux grands pôles économiques régionaux et bénéficiant de coûts de main d’œuvre relativement moins élevés : l’Inde pour l’Asie du Sud-Est, le Vietnam et la Malaisie pour l’Asie orientale, la Pologne et la Turquie pour l’Europe, le Mexique pour l’Amérique du Nord. Autrement dit, la captation de parts de marché par ces pays depuis 2018 – année marquant le durcissement des sanctions américaines envers la Chine – au détriment des pays industriels « traditionnels » européens (Allemagne, Royaume-Uni) et asiatiques (Japon, Corée du sud, Hong Kong) s’accentuerait (cf. graphique 3).
C’est d’autant plus probable que les entreprises chinoises entendent renforcer leurs investissements directs sur ces territoires dans le but d’accentuer leurs ancrages locaux et de contourner les barrières aux exportations auxquelles elles font face. Ce durcissement envers les exportations chinoises n’est pas exclusif aux économies avancées. Un nombre croissant de pays au sein des émergents introduisent des mesures similaires dans le but, eux aussi, de protéger leur tissu industriel face à la concurrence accrue des industriels chinois. À cet effet, la Turquie a notamment instauré en juin 2024 une taxe de 40% sur les importations de véhicules en provenance de Chine. Le Brésil a également mis en place en octobre dernier de nouveaux droits de douane sur diverses importations (fer, acier, les câbles à fibres optiques), qui, bien que ne visant pas explicitement la Chine, affectent particulièrement cette dernière.
Pour ces pays, l’augmentation des barrières douanières entre les grandes puissances économiques constitue donc une opportunité. Elle leur permet d’attirer des capitaux étrangers et de se développer – la hausse drastique des investissements directs étrangers chinois vers la Hongrie en témoigne. Mais cela risque aussi d’alimenter les tensions politiques à l’intérieur de chaque bloc économique, surtout au sein de l’Union européenne. Entre croissance - économique et industrielle - et souveraineté économique, un équilibre est à trouver.
Jusqu’à présent, la hausse des tensions commerciales ne se traduit pas par un raccourcissement des chaines de production mondiale mais plutôt par un allongement. Il s’explique par l’émergence de nouveaux pays, ceux évoqués précédemment, qui viennent s’intercaler dans la chaîne de production reliant les grandes puissances économiques en « conflit direct ».[5] Cela conduit à plus d’exportations de biens intermédiaires, et in fine plus d’échanges au sens large, les exportations de biens intermédiaires représentant environ la moitié des échanges de biens mondiaux[6]. Si l’accroissement des mesures protectionnistes est négatif pour la croissance mondiale, leurs effets sur le dynamisme du commerce international sont plus nuancés qu’il n’y paraît.