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Taiwan : croissance solide dans un climat conflictuel

12/07/2024
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Le nouveau président taiwanais Lai Ching-te a pris ses fonctions le 20 mai dernier. Il devrait poursuivre l’agenda de politique intérieure et de politique étrangère de sa prédécesseuse, dans un climat plus tendu. D’une part, Pékin pourrait accroître ses manœuvres militaires autour de l’île. D’autre part, le Parlement est désormais dominé par les partis d’opposition, qui devraient ralentir ou bloquer de nombreux projets du gouvernement. Au moins la nouvelle administration pourra-t-elle compter sur une conjoncture économique favorable pour entamer son mandat. La croissance accélère depuis un an, tirée par le rebond du cycle électronique mondial. Alors que Taiwan conserve une très forte avance technologique dans l’industrie des puces électroniques, son secteur manufacturier connaît des changements liés à la réorganisation des chaînes de valeur en Asie.

Nouveau gouvernement, nouveau parlement

PRÉVISIONS

Le nouveau président Lai Ching-te, du Parti démocrate progressiste (Democratic Progressive Party, DPP), a été investi dans ses fonctions le 20 mai 2024 pour un mandat de quatre ans. Son agenda de politique intérieure et de politique étrangère devrait être dans la continuité de sa prédécesseuse, Tsai Ing-wen, issue du même parti et restée huit ans au pouvoir. Cependant, le nouveau président devra affronter un climat beaucoup plus tendu. D’abord, alors que le maintien du statu quo officiel dans les relations entre Taipei et Pékin est le scénario le plus probable à court terme, les tensions dans le Détroit de Taiwan resteront très élevées. Pékin a multiplié les exercices militaires autour de l’île en réponse au discours offensif de Lai Ching-te, et pourrait à l’avenir accroître progressivement ses manœuvres d’intimidation. Sur le plan intérieur, le nouveau gouvernement devrait rencontrer d’importantes difficultés pour avancer dans son agenda, puisque le DPP a perdu la majorité au Parlement depuis les élections générales du début d’année[1]. Les partis d’opposition pourraient faire obstruction à de nombreux projets, de surcroit dans un climat parfois chaotique, comme le laissent présager les récentes rixes au Parlement.

L’industrie en plein rebond

TAIWAN : REDRESSEMENT DE LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE

Après un net ralentissement en 2022 et début 2023, la croissance économique s’est redressée. Elle a atteint +1,3% en 2023 et +6,6% en glissement annuel (g.a.) au T1 2024, et devrait dépasser 4% en moyenne cette année.

Taiwan bénéficie d’une position dominante et d’une très forte avance technologique dans l’industrie des puces électroniques, qui représentent 39% du total de ses exportations de marchandises et 34% de sa production industrielle. L’activité économique est donc très dépendante du cycle électronique mondial. Après avoir atteint un pic historique début 2022, les exportations de marchandises et la production industrielle se sont contractées continûment du T2 2022 au S1 2023 en raison, notamment, du retournement du cycle électronique. Puis ces dynamiques se sont de nouveau inversées à partir de l’été 2023. La demande mondiale de semi-conducteurs s’est redressée, soutenant le rebond de la production et des exportations du secteur manufacturier. La production industrielle a rebondi de +8,8% en g.a. sur les cinq premiers mois de 2024, après une baisse moyenne de -12,2% en 2023, et les exportations ont augmenté de +9,1% en g.a en valeur sur la même période (après -10% en 2023).

La croissance du secteur industriel restera solide au S2 2024, même si les entreprises ont encore des stocks à écouler. De fait, les niveaux de stocks du secteur manufacturier sont encore relativement élevés après plus d’un an de baisse depuis le pic atteint au T1 2023. Les prévisions de demande mondiale de puces électroniques pour 2024 sont favorables, en particulier dans le secteur de l’IA et des ordinateurs à haute performance – ce qui profite particulièrement aux usines de Taiwan. Les prévisions ont toutefois été un peu revues à la baisse par rapport au début de l’année[2], notamment pour les puces utilisées dans l’industrie automobile et dans les produits électroniques grand public.

Réorganisation

TAIWAN : PRINCIPAUX PARTENAIRES COMMERCIAUX

L’investissement a baissé de -8,2% en termes réels en 2023, entraîné par la chute des dépenses en machines et équipements (-19,8%). Ce recul a succédé à cinq années de hausse soutenue : le taux d’investissement est passé de 21,1% du PIB en 2017 à 28,1% en 2022, puis à 25,5% en 2023. L’investissement a souffert l’an dernier du retournement du marché électronique mondial, du resserrement des conditions de financement et des inquiétudes des entrepreneurs liées au changement de gouvernement à Taiwan et aux tensions avec la Chine. L’investissement a continué de se contracter au T1 2024 (-5,4% en g.a.), mais devrait bientôt se redresser, encouragé par le rebond du cycle électronique.

Cependant, d’autres causes plus structurelles expliquent la faiblesse de l’investissement. Dans les années 2018-2022, l’industrie électronique à Taiwan a renforcé ses capacités de production et sa position de leader mondial dans le secteur des puces très sophistiquées. Son expansion a été portée par la forte hausse de la demande de biens électroniques pendant la crise sanitaire. En outre, les tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine ont incité certains producteurs taiwanais installés en Chine continentale à relocaliser une partie de leur activité. Ils ont investi dans des usines dans d’autres pays de la région, pour profiter de coûts de production plus bas, mais aussi à Taiwan – d’autant plus que des programmes de soutien financier et logistique ont été mis en place par le gouvernement. Depuis 2022, le contexte géopolitique s’est complexifié et la guerre technologique sino-américaine s’est intensifiée. Les gouvernements et les entreprises multinationales ont adopté des politiques de de-risking, qui visent à sécuriser les chaînes de production (y compris en s’immunisant des répercussions éventuelles de conflits et de sanctions occidentales contre la Chine) et leur approvisionnement en biens stratégiques (y compris en puces et équipements électroniques). Cette réorganisation des chaînes de production mondiales concerne directement le secteur manufacturier à Taiwan, étant donné sa spécialisation et les tensions dans le Détroit de Formose. Elle pourrait freiner la croissance de l’investissement domestique à court et moyen terme. Dans le même temps, la capacité de l’industrie taiwanaise à conserver son avance technologique dans les microprocesseurs fait peu de doute.

L’évolution des flux d’investissements directs (ID) et de la composition des exportations témoigne des ajustements en cours. D’abord, les ID taiwanais à l’étranger ont augmenté fortement en 2023 (de USD 15,6 mds en 2022 à USD 24,8 mds) et les ID étrangers à Taiwan ont légèrement reculé ; les sorties nettes d’ID (résidents et non-résidents) ont ainsi atteint un pic historique de -USD 19 mds ou -2,5% du PIB, contre -0,7% en moyenne en 2019-2022 (les flux nets d’ID sont structurellement négatifs et Taiwan est dans l’ensemble un exportateur net de capitaux). Ensuite, la composition des ID taiwanais a changé : les investissements en Chine se réduisent depuis plusieurs années, et leur baisse s’est accélérée en 2023 (ils représentaient 11% du total des flux d’ID en 2023, contre 33% en moyenne en 2020-2022 et 50% en 2015). À l’inverse, les ID taiwanais dans les pays de l’ASEAN et aux États-Unis ont augmenté à un rythme soutenu.

Enfin, la structure des échanges commerciaux de Taiwan a aussi évolué sous l’effet de la réorganisation des chaînes de production, des tensions sino-américaines (qui ont conduit les importateurs américains à substituer certains biens en provenance de Chine par des biens achetés directement aux producteurs taiwanais) et de la nécessité pour Taiwan de réduire sa dépendance économique à la Chine. Sur les cinq premiers mois de 2024, les exportations de Taiwan vers les États-Unis ont par exemple bondi de +58% en g.a. et celles vers l’ASEAN-6 ont augmenté de 22%, alors que les exportations vers la Chine continentale et Hong Kong ont chuté de 4%. La part de la Chine et de Hong Kong dans les exportations totales de Taiwan est passée de 43,9% en 2020 à 33,5% sur les douze mois glissants finissant en mai 2024 ; la part des pays de l’ASEAN-6 a augmenté de 15% à 18,3% (dont 7,2% pour Singapour) et celle des États-Unis de 14,6% à 20,6%.

Consommation privée vigoureuse

La consommation privée a récupéré à partir de l’été 2022, après une longue période de restrictions sanitaires. Sa croissance a atteint un solide taux de +8,2% en 2023 (après +3,8% en 2022) et +4,4% en g.a. au T1 2024. Elle a été stimulée par des mesures de soutien du gouvernement, le redressement du marché du travail dans le sillage du rebond de l‘activité du secteur manufacturier (le taux de chômage a baissé de 3,6% à fin 2022 à 3,35% en mai 2024), et des effets de richesse positifs liés à la hausse des prix des actifs immobiliers et boursiers. L’indice des prix immobiliers à Taipei était en hausse de +13,6% en g.a. en mai 2024, et l’indice TAIEX a gagné 63% entre décembre 2022 et juin 2024, tiré par les sociétés du secteur high tech et battant des niveaux records depuis plusieurs semaines.

La reprise du tourisme sur l’île à partir de fin 2022 a également soutenu la consommation. Le nombre de visiteurs a progressé pour atteindre 2 millions au T1 2024, mais cette statistique reste 30% en-dessous de son niveau d’avant-Covid du T1 2019. Cela s’explique, notamment, par le moindre rebond du tourisme en provenance de Chine continentale (38% du total des entrées de visiteurs en 2018, et seulement 20% au T1 2024).

La croissance de la consommation privée va ralentir à court terme. Des facteurs de soutien demeurent, en particulier les bonnes conditions du marché du travail. En revanche, les tensions dans le Détroit devraient empêcher une reprise plus importante du tourisme. Du côté de la politique économique, les mesures budgétaires devraient rester en soutien de l’activité, mais les conditions de crédit devraient devenir plus restrictives.

La banque centrale a augmenté son taux directeur de 1,125% début 2022 à 1,875% en mars 2023, en réponse à l’accélération (modérée) de l’inflation. L’inflation des prix à la consommation a ralenti aux S2 2022 et S1 2023, puis est repartie à la hausse (atteignant +2,6% en décembre 2023). De plus, le marché immobilier est de nouveau en surchauffe, avec une réaccélération de la croissance des prêts au logement, passée de +3,9% en g.a. en juin 2023 à +8,6% en mai 2024. La banque centrale a donc de nouveau augmenté son taux directeur en mars 2024 (à 2%). Elle a également augmenté le coefficient de réserve obligatoire (à 5,75%) et durci davantage les règles prudentielles encadrant les crédits immobiliers. L’inflation s’est modérée au S1 2024 et devrait encore ralentir. À court terme, la banque centrale devrait laisser son taux directeur inchangé, mais pourrait introduire d’autres mesures pour contenir la croissance des prix des logements.

Achevé de rédiger le 5 juillet 2024.


[1]Le DPP détient désormais 51 sièges au Parlement sur un total de 113 (contre 61 précédemment), alors que le parti d’opposition, le Kuomintang, a 52 sièges (contre 38 auparavant) et le Taiwan People's Party 8 sièges. Les 2 sièges restants sont occupés par des indépendants.

[2]Les prévisions de croissance du marché des semiconducteurs en 2024 dépassaient +15% en début d’année. Elles sont maintenant proches de +10%, après -8% en 2023.

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE

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