Les énergies fossiles et les ressources minérales sont centrales dans le processus de transition bas-carbone. L’Amérique latine, riche en minerais et métaux clés pour la transition, et les pays du CCG[1], dépendants des revenus issus des hydrocarbures, apparaissent a priori à l’opposé sur la carte de la transition. Les conséquences macroéconomiques sont pourtant difficiles à déterminer pour le moment. Les pays du Golfe ont certains avantages sur le marché du pétrole, mais le rythme de la transition pourrait affecter la rente plus rapidement qu’escompté. En Amérique latine, si l’importance des réserves de matériaux critiques rendent les perspectives plus favorables, des stratégies nationales diverses et de multiples contraintes pourraient en limiter l’ampleur. Pour l’ensemble de ces pays, au-delà des gains possibles de croissance à court terme, l’objectif commun serait de s’extraire de la dépendance aux matières premières et de progresser dans les chaînes de valeur.
Transition bas-carbone et matières premières
L’élément central de la lutte contre le changement climatique est la transition bas-carbone. Celle-ci devrait permettre de passer d’une économie basée sur les énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) à une économie qui émet le moins possible de gaz à effet de serre (GES), réduisant donc la consommation d’énergie fossile au maximum.
Un tel processus aura des conséquences très différentes en fonction des pays, selon que l’on se situe du côté des économies les plus émettrices de GES (dépendantes de la production d’énergies fossiles ou de secteurs productifs fortement émetteurs de GES, industrie lourde notamment), ou du côté des économies disposant d’actifs favorables à la transition (matériaux recherchés, fort potentiel dans les énergies renouvelables). L’accélération de la transition est en effet étroitement liée à une hausse de la demande de certains matériaux et métaux nécessaires à l’électrification des usages (cuivre et lithium par exemple) et à la mise en œuvre de certaines technologies clés de la transition telles que la production d’énergie renouvelable.
Hydrocarbures : un horizon incertain
Quel que soit le scénario envisagé, la transition bas-carbone aura des conséquences négatives à moyen et long terme sur la demande en énergie fossile. Selon le scénario STEPS[2] (le plus conservateur concernant le rythme de la transition) de l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), la demande mondiale d’énergie fossile pourrait baisser structurellement à partir de 2030, rapidement pour le charbon, plus lentement pour le pétrole et le gaz. Concernant le pétrole, l’amorce de la baisse de la demande est notamment due à l’électrification du transport routier (45% de la demande mondiale de pétrole) soutenue par la hausse des ventes de véhicules électriques (VE) (+35% en 2023 dans le monde) dans les pays développés et en Chine (60% des ventes mondiales de véhicules électriques en 2023).
Cela dit, le ralentissement de la demande de pétrole devrait être très progressif. Au cours des 50 dernières années, la part relative des hydrocarbures dans le total de l’énergie consommée est passée de 80% à 77% même si elle a plus que doublé en volume. Cette part devrait continuer à diminuer au cours des prochaines décennies, mais la première étape de la transition est vraisemblablement une accumulation d’hydrocarbures et d’énergies renouvelables sur une longue période.
Par ailleurs, la transition bas-carbone implique des changements technologiques importants (nouvelles infrastructures de production d’énergie, dispositifs de capture du carbone, production d’hydrogène), qui pourraient être à l’origine d’un « effet rebond » de la demande globale d’énergie et donc potentiellement de celle d’hydrocarbures.
Au-delà de cette tendance de fond, les conséquences de la transition sur l’équilibre du marché du pétrole et donc sur les prix restent incertaines. Le rythme de la transition est un élément déterminant, qui reste pourtant très difficile à anticiper, car dépendant de nombreux facteurs tels que changements dans les habitudes de consommation, mise en place de réglementations, taxation carbone à grande échelle, ou encore progrès technologiques. Certains scénarios alternatifs anticipent une baisse accélérée de la demande et des prix du pétrole dans un horizon relativement court, d’environ deux décennies. Selon les estimations de Boer et al.[3], les perspectives de prix du baril à l’horizon 2050 sont très diverses (de 15 USD/b à 300 USD/b) selon que l’on se réfère à une transition principalement déterminée par la demande (accélération de l’électrification des modes de transport par exemple) ou par l’offre (par exemple des réglementations contraignant la production).
Forte hausse de la demande de matériaux critiques
A l’inverse, la demande de minerais et métaux devrait augmenter significativement avec la transition. D’après le scénario intermédiaire (APS)[4] de l’AIE, la demande en minéraux critiques[5] devrait doubler d’ici 2030. En 2023, environ 30% de la demande de ces matériaux était liée à la transition bas-carbone (production d’énergie revouvelable, batteries, VE, réseau électrique et hydrogène) et cette proportion pourrait doubler d’ici 2040. Cela suppose notamment un doublement par rapport à 2023 de la demande de nickel et de colbalt et une multiplication par 9 de celle de lithium. Pour le cuivre, déterminant dans le processus d’électrification, la demande mondiale pourrait être multipliée par 1,5 d’ici 2040. Par ailleurs, si l’on se réfère au scénario issu des accords de Paris[6], plus optimiste mais de moins en moins probable, la demande des différents matériaux serait multipliée par plus de 20 en moyenne à horizon 2040 également.
Amérique latine : des atouts, mais de nombreuses contraintes
Les perspectives de demande pour les matériaux critiques suggèrent des opportunités de croissance significatives pour un certain nombre de pays d’Amérique latine. Plus de 60% des ressources totales en lithium se situent dans la région, dont 56% dans trois pays, L’Argentine, la Bolivie et le Chili (le « triangle du lithium »). Concernant le cuivre, 21% des réserves mondiales sont situées au Chili, tandis que le Pérou et le Mexique en détiennent 15%. La part de marché des pays d’Amérique latine dans l’activité d’extraction des matériaux critiques devrait rester dominante d’ici à 2030 (USD120mds sur un total d’environ USD500mds selon le scénario APS de l’AIE).
Il paraît pourtant irréaliste de penser que les pays d’Amérique latine domineront le marché mondial des métaux critiques dans les prochaines décennies, notamment en raison de stratégies minières très différentes.
Le lithium en est un bon exemple. En Bolivie, ce métal est un enjeu national depuis plusieurs décennies. Les ressources sont nationalisées, les investissements étrangers très limités et encadrés, et les projets de développement doivent faire face à la résistance de la population locale. Les stratégies nationales sont encore différentes au Chili et en Argentine : l’exploitation n’est opérée que par des compagnies privées en Argentine, alors que la situation est plus « hybride » au Chili (une compagnie publique nationale, une compagnie américaine et une compagnie chinoise se partagent l’exploitation).
Les environnements légaux et les stratégies nationales très hétérogènes se traduisent déjà concrètement : alors que la Bolivie dispose des ressources les plus importantes, l’extraction et la production sont très peu développées et les perspectives ne sont pas tellement favorables.
D’un point de vue technique, l’extraction du lithium est en outre longue et complexe, et doit être adaptée à chaque lieu d’extraction. Il faut également tenir compte des infrastructures disponibles (accès à l’énergie et aux ressources en eau). Contrairement au pétrole, l’offre de lithium ne peut pas s’ajuster facilement et sur un temps court.
Enfin, la technologie évolue vite (des batteries sans lithium pourraient être fabriquées à grande échelle dans un temps relativement court) et les techniques de recyclage s’améliorent, ce qui pourrait davantage encore contraindre les perspectives concernant les pays producteurs. La part des matériaux recyclés dans la demande totale pourrait atteindre en moyenne 15% en 2040 contre moins de 5% actuellement (environ 10% pour le cuivre).
Par ailleurs, il est capital pour les pays d’Amérique Latine de tenir compte de la multiplication des projets dans d’autres pays. Bien que les perspectives y soient favorables , la part de ces pays pourrait diminuer dans les prochaines années.
Pays du Golfe : une position favorable à relativiser
Les pays du Golfe dominent le marché mondial du pétrole : ils représentent un quart de la production et un tiers des réserves mondiales. Ils sont les principaux membres du cartel de l’OPEP et parmi les seuls à bénéficier d’une certaine flexibilité de leur production susceptible d’influer sur le marché.
Les économies du Golfe sont structurées par la rente pétrolière qui représente environ 2/3 de leurs exportations totales et plus de la moitié des revenus budgétaires. Ces pays sont actuellement assez peu endettés et disposent de fonds souverains importants mais leur situation économique pourrait se détériorer rapidement en cas de baisse durable des revenus pétroliers. Le prix du baril de pétrole qui équilibre le budget est actuellement relativement élevé et atteint en moyenne 75 USD/b, avec des niveaux supérieurs à 100 USD/b pour l’Arabie saoudite par exemple.
Le faible coût d’extraction du pétrole est le principal élément qui pourrait permettre aux pays du Golfe de pouvoir bénéficier de la rente pétrolière plus longtemps que les autres pays producteurs. Néanmoins, cet élément doit être relativisé étant donné, d’une part la nécessité d’un prix relativement élevé pour préserver la soutenabilité des finances publiques, et d’autre part, l’évolution récente du marché du pétrole. En effet, l’écart de coût d’extraction entre le Golfe et les autres producteurs tend à se réduire. Le développement du pétrole de schiste aux États-Unis (actuellement le premier producteur mondial) s’est accompagné de progrès significatifs dans les techniques d’extraction qui ont permis une baisse du coût de production dans cette région. Dans ce contexte, la capacité des pays du Golfe à résister mieux que les autres grands producteurs en cas de forte baisse de la demande et/ou des prix n’est pas totalement assurée.
De la nécessité de sortir de la dépendance aux matières premières
Malgré des situations a priori opposées, les pays du Golfe et d’Amérique latine font face à un défi commun : sortir de la dépendance aux matières premières. Pour les premiers, la réduction attendue de la rente n’est qu’une question de temps, tandis que pour les seconds, les bénéfices potentiels du dynamisme du marché des minéraux dépendront d’un nombre important de contraintes.
Selon les indicateurs de rente calculés par la Banque mondiale, ces deux ensembles de pays ont des niveaux de dépendance aux matières premières très supérieurs à la moyenne mondiale ou aux pays à revenu intermédiaire. Plus généralement, bien qu’elle soit une source de revenus potentiellement importante, la dépendance aux matières premières a des conséquences négatives sur le développement économique des pays producteurs. Elle est source d’instabilité macroéconomique liée à la volatilité des prix (en dehors du cuivre, les prix des matériaux critiques ont chuté en 2023 après 3 années de hausse continue) et peut contraindre le développement d’autres secteurs exportateurs en favorisant l’appréciation du taux de change (le syndrome dit de Dutch disease).Enfin, la dépendance aux revenus fiscaux liés aux matières premières peut poser des problèmes de gouvernance économique.
Pour sortir de cette dépendance aux matières premières, la priorité est de diversifier la production, notamment celle destinée à l’exportation en progressant dans les chaînes de valeur afin de soutenir la croissance à long terme.
Dans le CCG, la diversification de l’économie progresse, mais celle des exportations reste insuffisante. Aux Émirats arabes unis, la part des services dans le PIB est importante (environ 50% du total, dominé notamment par les secteurs du tourisme, de l’immobilier et des transports), tandis qu’en Arabie saoudite, les activités industrielles intensives en énergies, par exemple la pétrochimie, et plus récemment les services, ont pris une part grandissante dans la composition du PIB. Néanmoins, la composition des exportations a relativement peu évolué depuis une vingtaine d’années, les hydrocarbures restent dominants et seuls les secteurs industriels très intensifs en énergie ont progressé.
Dans les secteurs liés à la transition bas-carbone, les pays du CCG ont des ambitions importantes dans le secteur minier (Arabie saoudite) ou la production d’hydrogène (ensemble des pays), mais aussi dans la production de batteries et de véhicules électriques. Par ailleurs, Aramco et ADNOC, les deux compagnies pétrolières nationales saoudienne et émiratie envisagent d’extraire du lithium à partir de la saumure de pétrole, mais sans préciser d’objectifs de production en raison d’une technologie employée qui doit encore faire ses preuves. La capacité de ces secteurs à générer des revenus suffisants et compléter une rente pétrolière déclinante reste très incertaine. En effet, sur ces marchés liés à la transition bas-carbone, les pays du Golfe vont faire face à une concurrence internationale très forte et ils n’auront donc pas la capacité à dominer le marché comme ils ont pu le faire sur celui des hydrocarbures.
Pour le moment, de manière très schématique, la chaîne de valeur du lithium se partage en deux parties : d’une part, les pays qui extraient et produisent la matière première (qui incluent donc l’Argentine et le Chili) et d’autre part, des pays, pour le moment principalement localisés en Asie, qui produisent les électrodes, les composants et la batterie elle-même. La Chine occupe une place particulière sur l’ensemble de la chaîne de valeur. Elle domine les segments du raffinage et du processing des matériaux critiques. Au niveau de l’extraction, sa domination est moins évidente et concerne principalement le graphite et les terres rares. Aussi les investissements chinois (sur le territoire national ou à l’étranger) dans le secteur minier sont en croissance significative et ont atteint en 2023 un plus haut depuis une décennie. Cela ne s’applique d’ailleurs pas seulement au lithium, mais aussi au nickel et au cobalt.
Pour les pays d’Amérique latine, l’enjeu est de progresser dans les chaînes de valeur et de mettre en place les politiques adéquates : financement des infrastructures nécessaires, acquisition du savoir-faire par exemple. En outre, le développement d'une industrie des piles au lithium-ion est étroitement liée à la perspective de développement d'une industrie à grande échelle de l'électromobilité dans une zone géographique voisine.
Achevé de rédiger le 5 juillet 2024