Edito

Instabilité intrinsèque

13/01/2025
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L'économie mondiale est confrontée à une longue liste d'incertitudes : croissance, inflation, taux d'intérêt, aléas politiques, géopolitiques, tarifaires, etc. Lorsque l'incertitude est exceptionnellement élevée, comme c'est le cas aujourd'hui, l'environnement économique devient intrinsèquement instable et peut évoluer soudainement et radicalement. Cela constitue un vent contraire économique, car les entreprises qui sont fortement exposées à ces sources d'incertitude peuvent reporter leurs décisions d'investissement et d'embauche. Cela pourrait peser sur la confiance des ménages, déclenchant une réduction des dépenses discrétionnaires. Les marchés financiers peuvent également devenir plus volatils car les investisseurs raccourcissent leur horizon d'investissement. Il est manifestement urgent de créer un environnement politique prévisible.

Lorsqu'ils discutent des incertitudes inévitables des perspectives économiques, les banquiers centraux et les commentateurs économiques en général font souvent référence à la balance des risques. La présidente de la BCE, Christine Lagarde, a déclaré, lors de sa conférence de presse de décembre, que les risques pour la croissance restaient orientés à la baisse.[1] Aux États-Unis, le président de la Fed, Jerome Powell, a récemment déclaré que le FOMC considérait que les risques liés à la réalisation de ses objectifs en matière d'emploi et d'inflation étaient à peu près équilibrés.[2] Ces déclarations sont utiles, mais elles ne nous informent que sur les risques qui feraient pencher la balance dans un sens ou dans l'autre ou qui se neutraliseraient les uns les autres. Elles ne transmettent pas d'informations sur une question plus fondamentale, à savoir le degré d'incertitude. Est-il supérieur ou inférieur à la normale ?

À l'heure actuelle, nous pouvons affirmer sans craindre de nous tromper qu'il est exceptionnellement élevé. La liste des incertitudes est longue : la zone euro connaîtra-t-elle une stagnation plutôt qu'une croissance modérée ? L'inflation va-t-elle s'accélérer aux États-Unis en raison des mesures prises par l'administration Trump (droits de douane, expulsion des immigrants illégaux, réductions d'impôts) ? La Fed va-t-elle augmenter ses taux cette année au lieu de les réduire ? Les droits de douane américains seront-ils augmentés globalement ou sur une base sélective ? Comment la géopolitique influencera-t-elle les perspectives économiques et de marché ? Wall Street continuera-t-il d'ignorer la hausse des rendements des bons du Trésor ?

L'incertitude est un défi parce qu'elle nous oblige à prendre des décisions sans disposer de toutes les informations pertinentes. Lorsque l'incertitude est anormalement élevée, la prise de décision constitue un défi qui augmente de façon exponentielle. Pour illustrer ce point, partons de la supposition que la croissance économique dépend du niveau d'inflation, des taux d'intérêt à long terme et du taux de change. Supposons que lorsque l'incertitude est à un niveau normal, chaque variable peut prendre trois valeurs dans une fourchette relativement étroite. Pour la croissance, cela implique que 27 (33) résultantes sont possibles, en fonction des combinaisons spécifiques inflation/rendements obligataires/taux de change. Lorsque l'incertitude est plus élevée que la normale pour chaque variable, la fourchette est plus large. Supposons que nous devions maintenant distinguer cinq cas possibles. Cela impliquerait que 125 (53) résultantes de croissance sont possibles. Certes, un certain nombre d’entre elles peuvent être exclues (par exemple, lorsque l'inflation surprend à la hausse, il est peu probable que les rendements obligataires surprennent à la baisse). Cependant, les boucles de rétroaction entre les différentes variables font que l’appréhension des interconnexions devient rapidement excessivement complexe.

Dans cette optique, il convient de qualifier l'environnement économique mondial actuel d'intrinsèquement instable. Cela est dû, dans une large mesure, à l'incertitude politique, géopolitique et de la politique économique.[3] La perspective d'une augmentation des droits de douane à l'importation aux États-Unis et de mesures de rétorsion susceptibles d’être prises par les autres pays en est la parfaite illustration. Cela augmente considérablement l'incertitude qui entoure les prévisions d'inflation et de croissance. L'instabilité intrinsèque ne signifie pas qu’une dynamique négative est inévitable. Elle reflète simplement une situation qui peut changer soudainement et évoluer radicalement. Cette incertitude agit comme un vent contraire économique car les entreprises peuvent remettre à plus tard des décisions irréversibles - pensons aux grands projets d'investissement -, préférant attendre que l’horizon s’éclaircisse. Cependant, cette prudence a un coût car reporter un projet implique que la contribution aux bénéfices d'une entreprise sera manquée (le coût d'opportunité de l'attente) et comporte le risque de perdre du terrain vis-à-vis des concurrents si ces derniers ont mis en œuvre leurs plans d'investissement. De toute évidence, l'exposition à la source de l'incertitude est importante. Ainsi, en cas d’un relèvement des droits de douane à l'importation, les entreprises orientées vers l'exportation réagiront différemment que celles axées sur le marché intérieur.

L'incertitude géopolitique est un facteur également important et les recherches empiriques montrent qu'elle a un impact néfaste sur les entreprises américaines.[4] En période de forte incertitude macroéconomique - ce qui est clairement un concept plus large que l'incertitude géopolitique - les entreprises américaines et européennes réduisent leurs embauches.[5] [6] Les craintes suscitées par la détérioration du marché du travail et le risque de perte d'emploi pourraient, à leur tour, peser sur la confiance des ménages et leurs dépenses telles que les soins de santé, les produits et services de soins personnels, les loisirs, les forfaits vacances et les produits de luxe.[7] Enfin, sur les marchés financiers, les investisseurs peuvent adopter un horizon d'investissement plus court et montrer une sensibilité accrue aux fluctuations des données économiques, ce qui implique une augmentation de la volatilité qui entraîne un coût économique. Pour conclure, on ne peut que partager l’avis de la Commission européenne qui, dans une récente analyse des conséquences de l'incertitude, a déclaré que « garantir un environnement politique prévisible et éviter des revirements de politique coûteux sont essentiels pour favoriser un climat propice à la consommation et surtout à l'investissement, et finalement améliorer le potentiel de croissance ».[8]


[1] Source : BCE, conférence de presse, Christine Lagarde, présidente de la BCE, Luis de Guindos, vice-président de la BCE, Francfort-sur-le-Main, 12 décembre 2024.

[2] Source : Réserve fédérale, transcription de la conférence de presse du président Powell, 18 décembre 2024.

[3] Christine Lagarde parle de l'incertitude auto-infligée : « L'incertitude sur l'évolution politique, en fonction des élections, des nominations ou autres, dans plusieurs États membres. Il s'agit d'une incertitude que nous nous sommes infligée à nous-mêmes, mais qui est causée par les situations politiques actuelles. Les choses finiront probablement par se résoudre, et nous verrons mieux les conséquences économiques de ces décisions. » Source : voir note de bas de page 1.

[4] Source : Dario Caldara et Matteo Iacoviello, Measuring Geopolitical Risk, American Economic Review 2022, 112(4) : 1194-1225. Pour une vue d'ensemble plus large, voir : William De Vijlder, Économie mondiale : les conséquences économiques de l'incertitude géopolitique, Etudes économiques de BNP Paribas, Ecoweek, 30 octobre 2023.

[5] Source : Uncertainty and Labor Market Fluctuations, Soojin Jo et Justin J. Lee, document de travail 1904 de la Federal Reserve Bank of Dallas, 2 juillet 2019.

[6] Uncertainty and firms’ labour decisions. Evidence from European countries, Marta Martínez-Matute et Alberto Urtasun, Journal of Applied Economics, 2022, pp. 220-241.

[7] Source : The effect of macroeconomic uncertainty on household spending, Olivier Coibion, Dimitris Georgarakos, Yuriy Gorodnichenko, Geoff Kenny, Michael Weber, IZA – Institute of Labor Economics, document de travail 14213, mars 2021.

[8] Commission européenne, Le coût de l'incertitude – nouvelles estimations, Prévisions économiques européennes, automne 2024.

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