Chaque année, l'été macroéconomique débute et s’achève par deux conférences incontournables de banques centrales macroéconomiques : fin juin, le forum de la BCE tenu dans la ville ventée de Sintra, sur la côte portugaise, et fin août le symposium dans la vallée pittoresque de Jackson Hole, dans le Wyoming aux États-Unis. Elles réunissent des banquiers centraux, des universitaires et quelques économistes du secteur financier pour débattre de nouveaux travaux de recherche pertinents pour la politique monétaire et comparer leurs perspectives Cette année, les vents à Sintra étaient forts et incessants, mais les discussions toujours aussi calmes, concentrées et riches qu’habituellement, une métaphore appropriée de la situation des banquiers centraux ces jours-ci. Voici quelques points clés à retenir.
Pas de triomphalisme malgré des atterrissages en douceur à portée de main
Les principales banques centrales atteignent ou se rapprochent de leurs objectifs en matière d'inflation,[1] avec des marchés du travail en excellente santé. Toutes se considèrent « bien positionnées », mais aucune n'est prête à déclarer « mission accomplie » car elles s'inquiètent des dangers qui les guettent sur la piste d’atterrissage.
Pour la Réserve fédérale américaine (Fed), le principal danger est le risque d'une flambée des prix domestiques en raison des droits de douane imposés par la Maison Blanche à tous les partenaires commerciaux des États-Unis. À Sintra, son président, J. Powell, a reconnu que le FOMC aurait probablement déjà réduit les taux d'intérêt si ce risque n’existait pas. Jusqu'à présent, il n'y a pas eu de répercussion des droits de douane sur les prix, mais les entreprises avaient des stocks non soumis aux nouveaux tarifs à écouler et ont pu se permettre d'attendre de connaître le niveau final des droits de douane. Cette situation devrait changer au cours des prochains mois. L'ampleur de la répercussion et à quel point celle-ci entraînera une hausse généralisée des prix et des salaires sont les questions clés, dont les réponses dépendent en grande partie de la croissance du PIB. C'est pourquoi à Sintra J. Powell ne s'est pas engagé sur les prochains pas du FOMC, estimant qu'il y avait « plusieurs voies possibles à partir de maintenant ». Pour notre part, nous ne prévoyons pas de baisse de taux avant l'automne, voire d’ici la fin de l’année.
Comme la Fed, la Banque d'Angleterre (BoE) doit encore ramener l'inflation à 2%. Elle maintient donc une politique monétaire restrictive après seulement quelques baisses de taux très graduelles. Néanmoins, contrairement à son homologue américaine, elle est confrontée à la perspective d'une détérioration rapide des perspectives d'emploi, ce qui a poussé son gouverneur, Andrew Bailey, à déclarer avec fermeté que la trajectoire des taux était clairement à la baisse. Nous prévoyons, pour notre part, une nouvelle baisse en août.
Pour la Banque centrale européenne (BCE) et la Banque du Japon (BoJ), en revanche, l'inquiétude qui domine est celle d'une inflation trop faible à l'avenir. Cela peut paraitre paradoxal : l'inflation s'établit à près de 2% depuis deux mois dans la zone euro et dépasse largement cet objectif depuis trois ans au Japon. Mais les deux pays s'inquiètent de l'issue des négociations tarifaires avec les États-Unis et de leur impact sur la croissance nationale comme mondiale. En outre, à court terme, le Japon est confronté à une incertitude politique, tandis que la BCE doit faire face à l’appréciation rapide de l'euro face au dollar (+14 % depuis le début de l'année). Tous ces facteurs créent des risques de désinflation, tout comme une reprise de la tendance à la baisse des prix de l'énergie. C'est pourquoi la BCE juge opportun à ce stade de maintenir une position neutre et la BoJ une posture accommodante. Nous prévoyons une nouvelle baisse des taux directeurs de 25 points de base de la part de la BCE en septembre. Il faudra probablement plus de temps à la BoJ pour avoir assez confiance en la pérennité de l’inflation sous-jacente pour faire un nouveau pas vers la normalisation de sa politique (i.e. une nouvelle hausse de taux).
Revue des stratégies pour faire face à un monde plus incertain
La BoE, la BCE et la Fed ont toutes les trois entrepris de passer en revue leur stratégie et leur cadre opérationnel. La revue de la BCE[2] s’est conclue la première, à la veille du forum de Sintra. Son diagnostic pourrait être repris par ses pairs : dans un monde marqué par une plus grande instabilité géopolitique, le réchauffement climatique et une plus grande fragmentation des échanges, l'inflation risque d'être plus volatile ; elle sera également moins prévisible en raison des effets complexes et concurrents de l'intelligence artificielle, du vieillissement des populations et de la transition climatique.
La principale nouveauté qui ressort de l'examen de la BCE est son intention de publier des scénarios parallèlement à ses décisions de politique monétaire afin d'expliquer sa fonction de réaction. La BoE expérimente ces scénarios depuis un certain temps déjà et en a récemment officialisé l’utilisation. Les dirigeants de la Fed et de la BoJ ont fait preuve de prudence à Sintra lorsqu'ils ont été interrogés sur la possibilité d'imiter cette pratique. Par ailleurs, la BCE a confirmé la symétrie de son objectif de 2% (c'est-à-dire qu'elle se préoccupe autant des écarts supérieurs que des écarts inférieurs et a confirmé garder l'ensemble de sa boîte à outils). Elle s'est également engagée à être « agile » y compris, si nécessaire, en créant de nouveaux instruments. L'élément le plus proche d'un mea culpa a été la référence faite à la nécessité de « proportionnalité » dans l'utilisation et la conception des politiques non conventionnelles. Cette référence, ainsi que celle à l'utilisation de « mesures énergiques ou[3] persistantes appropriées en cas d'écarts importants et durables » suggèrent un léger penchant hawkish dans l'intention de la politique, du moins par rapport aux pratiques passées.
Comment stimuler la productivité de l'Europe ?
Conformément à l’idée selon laquelle en matière d'inflation les résultats dépendront à l'avenir essentiellement de l'offre, le programme du Forum de la BCE[4] a accordé une grande attention aux comparaisons entre l'Union européenne et les États-Unis, et notamment l'écart de productivité important entre les deux. Si les différences de dynamisme du marché du travail peuvent en expliquer une partie, l’absence d'intégration financière en Europe a été considérée comme l’obstacle majeur à la libération du potentiel de croissance de l'Europe. Alors que récemment l'accent a beaucoup été mis sur la nécessité d'une plus grande intégration des marchés de capitaux en Europe, les présentations à Sintra ont montré qu'en fait les marchés bancaires étaient encore beaucoup moins intégrés, d’où une plus grande hétérogénéité dans la tarification du crédit entre les pays (et donc dans la transmission de la politique monétaire). Une discussion sur les institutions financières non bancaires (IFNB) a également montré clairement qu'il subsistait une ambivalence significative à l'égard de ces institutions, bien qu'elles soient au cœur de toute union des marchés de capitaux.
Nécessité de rattraper le retard sur les stablecoins
« Si nous devons avoir des stablecoins, elles doivent être réglementés », a déclaré le président de la Fed, M. Powell, pour résumer le sentiment général. Les stablecoins — des actifs numériques garantis à hauteur de 1:1 par des actifs liquides de haute qualité, tels que les bons du Trésor — ne figuraient pas à l'ordre du jour officiel du forum de la BCE. Cependant, elles ont fait l'objet de nombreuses références dans les panels comme dans les conversations informelles, après avoir été au cœur de la réunion annuelle de la Banque des règlements internationaux (BRI) [5] quelques jours auparavant, et avoir fait la une de l'actualité en Corée du Sud. Elles ont connu une croissance très rapide et devraient encore gagner en importance après l'adoption par le Sénat américain du Guiding and Establishing National Innovation for US Stablecoins Act (ou « GENIUS Act »), qui devrait bientôt entrer en vigueur.
Pour le gouvernement américain, l'intérêt de créer une nouvelle source de demande captive pour les bons du Trésor américain est évident. Pour tous les autres, cela crée une pression pour encourager le développement d'un équivalent en monnaie locale, ou pour permettre l'utilisation généralisée des monnaies stables émises par les États-Unis en dollars américains. Les craintes portent sur les risques des stablecoins pour la stabilité financière mais aussi, si leur utilisation s’étend en dehors des États-Unis, sur la capacité des autorités nationales à mettre en œuvre des contrôles de capitaux, voire à mener une politique monétaire efficace. Sans oublier la perspective de voir la domination mondiale du dollar américain s'accentuer.
À l'heure où l'Europe s'efforce de mettre en orbite son Union de l'épargne et de l'investissement, il s'agit là d'un nouveau défi qui requiert une attention urgente. Qui sait, ce défi pourrait se révéler être un catalyseur utile.