Imagineriez-vous qu'un homme politique, qui centre sa stratégie économique sur l’augmentation des impôts des ménages et des entreprises, puisse se faire élire ? Ou que le parlement d'un État membre de l'Union européenne vote contre une initiative de l'UE visant à réduire ces mêmes impôts ? Probablement pas. Et pourtant, ces deux cas de figure se sont produits tout récemment : Donald Trump et ses partenaires républicains ont pris le contrôle de la Maison Blanche et du Congrès américain, tandis que le Parlement français a voté, à une large majorité, contre l'accord commercial UE-Mercosur.
Les tarifs douaniers et autres barrières commerciales sont des taxes, mais contrairement aux taxes ils sont étrangement populaires ces temps-ci auprès de l'opinion publique et de la classe politique. Étrangement parce qu’ils font généralement plus de mal que de bien : à court terme, ils génèrent des hausses de prix en transférant une partie des revenus des entreprises et des consommateurs nationaux vers les caisses de l’État (cas des droits de douane) ou vers les producteurs locaux dont les biens sont protégés par ces taxes (cas des barrières commerciales non tarifaires); à plus long terme, ils encouragent une allocation inefficace des ressources productives (main-d'œuvre et capital) et réduisent les transferts de technologie, ce qui entraîne, dans les deux cas, des pertes de productivité. Ils limitent aussi le choix des consommateurs et, pour les producteurs, les possibilités de croissance. Ce n'est pas seulement la théorie économique qui le dit, mais aussi une profusion de recherches empiriques.[i]
Pourquoi, alors, les restrictions commerciales sont-elles de nouveau à la mode (voir graphique) ? Une des raisons historiques est que la libéralisation du commerce mondial, bien qu'elle soit bénéfique du point de vue économique pour la grande majorité, peut nuire à certains segments de la société, notamment aux entreprises peu sujettes à la concurrence et à celles qui sont les moins efficaces, ainsi qu’à leurs employés. Il s'agit là d'un élément fondamental et non d'un simple bug. Mais cette minorité a tendance à s’exprimer davantage et à mieux s’organiser que les autres. Elle peut ainsi convaincre et s’attirer la sympathie de la population, et ainsi gagner le soutien d'une partie de la classe politique, notamment de personnalités antisystème qui ont le vent en poupe partout dans le monde. Plus récemment, les perturbations d’approvisionnement sans précédent pendant la pandémie de Covid-19 ont mis en lumière les vulnérabilités dues aux chaînes d'approvisionnement longues et complexes, qui sont maintenant au cœur des processus de production d’importants secteurs de l'industrie. La sécurité économique est devenue une nouvelle priorité pour les gouvernements du monde entier. La souveraineté économique s’est ensuite rapidement imposée depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie et la nouvelle doctrine des États-Unis qui vise à répondre à sa rivalité avec la Chine. Bien que légitimes sur le plan conceptuel, ces deux motivations ont une portée mal définie et, de ce fait, constituent un terreau fertile pour ériger de nouvelles barrières commerciales. De plus, elles viennent s’ajouter à l'autorisation de droits de douane correctifs, reconnue de longue date à l'échelle internationale face aux pratiques déloyales, telles que le dumping ou les subventions publiques, qui sont elles aussi de nouveau d’actualité.
Dans ce contexte, quelle est la meilleure réponse aux nouveaux droits de douane que le président américain pourrait décider d'imposer ? Laissons de côté la question de la posture de négociation. Certains, dont le candidat nommé au poste de Secrétaire au Trésor, affirment que le président Trump considérait la menace de tarifs douaniers comme un outil de négociation nécessaire pour atteindre d'autres objectifs, par exemple ceux liés à l'immigration ou à la sécurité, et non un but en soi. Dans les pays visés par ces tarifs, nombre d’acteurs estiment impératif de répondre à la menace de droits de douane par des représailles toutes aussi fortes, à la fois comme stratégie de négociation et comme réponse aux attentes présumées de leurs électeurs. Mais à supposer que les États-Unis imposent effectivement des droits de douane supplémentaires, quelle sera la meilleure réponse ? Les études analytiques disponibles concluent massivement en défaveur de représailles via des restrictions commerciales. En effet, celles-ci fragmenteraient l'économie mondiale et une telle fragmentation, qu’elle soit totale ou partielle, génèrerait des coûts énormes pour l’ensemble des parties concernées.
Sans surprise, les décideurs économiques non élus ont été les premiers à plaider contre les représailles commerciales, et ils ont le grand mérite de l'avoir fait promptement et aussi clairement. Faisant suite à des travaux approfondis menés par le Fonds monétaire international (FMI) depuis plusieurs années, Andrew Bailey, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, a été le premier[ii] d’entre eux, suivi de près par Philipp Lane[iii] et Christine Lagarde[iv] de la BCE. Il faut espérer que beaucoup d’autres suivront et que leurs voix seront amplifiées par celles des entreprises les plus menacées par la fragmentation économique (notamment les entreprises du secteur manufacturier œuvrant à l'échelle mondiale), et qu’ils seront entendus par les élus qui choisiront la réponse à y apporter.
L’ampleur de l’estimation des coûts de la fragmentation varie mais ces derniers seront inévitablement élevés. Selon la BCE[v], les coûts d’un commerce mondial fracturé varient de 2 % du PIB mondial, dans un scénario de découplage modéré (barrières partielles dans tous les secteurs), à 5,5 % si l'on y ajoute des interdictions totales dans certains secteurs, et à 9 % dans le cas où les échanges seraient interrompus dans tous les secteurs. L’ordre de grandeur est le même pour l'impact sur le PIB des pays européens. Des travaux passés du FMI[vi] ont montré des pertes de production tout aussi importantes en cas de fragmentation du commerce mondial en quatre blocs, les économies les plus ouvertes étant les plus touchées. Les estimations du reste de la littérature économique étudiée par le FMI sont très variées, mais elles pourraient atteindre 12 % du PIB mondial à long terme.[vii]
Il est préférable que chaque partenaire commercial des États-Unis s’aide lui-même plutôt qu'il se fasse du tort, c'est-à-dire qu’il renonce à mettre en place des tarifs douaniers en représailles et qu’il approfondisse l'intégration commerciale avec les pays qui le souhaiteront. Tous ces partenaires commerciaux devraient également poursuivre les politiques nationales nécessaires pour stimuler leur croissance et leur compétitivité. Pour l’Union européenne et le Royaume-Uni, cela signifie réduire les barrières internes - à la fois au sein de l'UE, des estimations récentes du FMI indiquant que réduire les barrières intérieures au même niveau que celles du marché américain augmenterait la productivité de 7%[viii], et entre le Royaume-Uni et l'UE - et stimuler les investissements, tant publics que privés. Pour la Chine, cela signifie renforcer la demande intérieure, en particulier la consommation, pour contrer la baisse rapide du taux de rendement des investissements en capital de ses entreprises.