Sous l’effet de la politique tarifaire de l’administration Trump et de l’accélération du découplage sino-américain, la croissance économique mondiale devrait décélérer, le commerce international se reconfigurer et la réorganisation des chaines de valeur se poursuivre. Les effets de ces bouleversements sur les pays émergents seront multiples. Leurs exportations devraient ralentir et la concurrence des produits chinois s’accroître. Certains d’entre eux pourraient néanmoins saisir de nouvelles opportunités pour attirer des IDE et développer leur base de production manufacturière.
Hausse des droits de douane… La hausse des droits de douane appliqués par les États-Unis et l’incertitude sur leur politique commerciale affectent l’ensemble des pays émergents. Pour la Chine , les tarifs supplémentaires, introduits par l’administration Trump depuis le 20 janvier, s’élèvent à 30%. En tenant compte des spécificités sectorielles (tarifs plus élevés et exemptions), le tarif effectif moyen pesant sur les importations américaines de produits chinois est passé de 11% début 2025 à près de 35%. La trêve actuelle entre Washington et Pékin demeure fragile, mais l’on suppose que les tarifs supplémentaires resteront à leur niveau actuel en 2025. Des ajustements sectoriels sont possibles.
Pour les autres pays émergents , les tarifs supplémentaires s’élèvent aujourd’hui à 10%. Dans notre scénario central, ils seront également maintenus à ce niveau en 2025 (les mesures « réciproques » évoquées par Trump le 2 avril ne seraient pas appliquées). Ils seront accompagnés de tarifs sectoriels, généralement élevés, mais négociés à la baisse par certains pays. Les droits de douane atteignent déjà 25% dans l’automobile et viennent d’être doublés à 50% dans l’acier et l’aluminium. Des taxes jusqu’à 25% pourraient frapper le secteur pharmaceutique, l’électronique, les semiconducteurs et le cuivre – secteurs pour le moment exemptés. Le secteur des hydrocarbures restera protégé.
Les tarifs effectifs actuels varient selon les pays, en fonction de la structure de leurs exportations vers les États-Unis. Ils évolueront donc dans les prochaines semaines au gré des politiques sectorielles américaines et des négociations bilatérales. Pour le moment, les tarifs effectifs moyens les plus élevés concernent l’Asie émergente (graphique 1 ). L’Europe centrale est également pénalisée en raison du poids de l’automobile dans ses exportations. À l’inverse, les droits de douane les moins élevés concernent : les pays exportateurs de biens manufacturés encore exemptés (comme Singapour), les pays d’Amérique latine qui exportent principalement des matières premières, et les producteurs d’hydrocarbures.
Tarifs effectifs des États-Unis au 20 juin
… et ralentissement du commerce mondial : un choc négatif pour tous Le choc tarifaire pèsera sur la croissance des économies émergentes, d’abord via le ralentissement de la demande américaine et mondiale. La croissance du volume du commerce mondial de marchandises devrait ralentir de 2,9% en 2024 à seulement 1,1% en 2025, selon les Perspectives économiques mondiales (WEO) publiées début avril par le FMI – soit bien en dessous de la moyenne des dix dernières années (2,5% par an). L’OMC anticipait même, mi-avril, une légère baisse du commerce mondial de biens en 2025 (-0,2%), tirée par une contraction de plus de 10% des échanges en Amérique du Nord.
Les économies les plus vulnérables à ce coup de frein sont le Mexique et les pays asiatiques, compte tenu de leur degré élevé d’ouverture commerciale et de leur dépendance aux États-Unis (graphique 2 ). Les économies d'Europe centrale sont très ouvertes mais leur exposition directe à la demande américaine est faible. Même les taxes douanières sur l’automobile devraient avoir un impact direct limité sur la croissance, sauf en Slovaquie . En revanche, les effets indirects via le ralentissement des exportations vers l’Allemagne sera significatif pour plusieurs pays d’Europe centrale, mais pourraient être par la suite compensés par la reprise attendue de la croissance allemande.
Dépendance aux exportations et au marché américain
Les principales économies d’Amérique latine (hors Mexique) sont peu ouvertes, dépendent peu de la demande des États-Unis et se voient imposer des droits de douane relativement modérés. Les effets directs sur leur croissance devraient donc être limités. Certains pays pourraient même profiter d’une hausse du prix de leurs exportations de matières premières (produits agricoles, métaux critiques).
Intensification de la concurrence chinoise Les entreprises chinoises vont réorienter leurs exportations vers d’autres marchés pour compenser, en partie, la chute des ventes aux États-Unis (une baisse de 20% en 2025 représenterait environ USD 100 mds de biens chinois, soit 0,4% du total des exportations mondiales). Cette tendance était déjà visible au printemps. L’objectif est à la fois de faire transiter les biens via des pays tiers pour contourner les tarifs américains et de trouver de nouveaux débouchés.
La dynamique observée ces dernières années devrait donc se poursuivre. La Chine a continué de gagner des parts du marché mondial (14,7% en 2024 contre 12,8% en 2017) grâce à des prix bas et des produits compétitifs dans de nombreux secteurs. Cette stratégie va perdurer, mais elle devrait être plus difficile à mettre en œuvre. D’une part, les exportateurs chinois auront plus de mal à baisser leurs prix (page 5 du pdf ). D’autre part, les pays souffrant de la concurrence chinoise sur leur marché intérieur continueront d’actionner des mesures pour protéger les secteurs en difficulté. Pékin devra éviter des réactions protectionnistes, à un moment où elle cherche au contraire à renforcer ses liens hors États-Unis. Dans ce contexte, la Commission européenne a instauré, début avril et en accord avec la Chine, un mécanisme de surveillance des importations chinoises.
Pour les pays émergents, le redéploiement chinois ajoute un effet négatif indirect à l’impact direct du choc tarifaire, en renforçant la concurrence des biens chinois à la fois sur leur marché intérieur et sur leurs marchés à l’exportation. Ces dernières années, en Europe centrale , les produits chinois sont venus concurrencer les produits locaux sur leurs marchés à l’exportation, notamment dans l’automobile et autres secteurs de moyenne et haute gamme. En Asie, la concurrence chinoise a fragilisé la production locale dans des secteurs tels que le textile et l’automobile, en particulier en Indonésie et Thaïlande (p.9 du pdf ). Cela dit, la Chine a également augmenté ses exportations de biens intermédiaires vers certains pays, alimentant ainsi la montée en gamme de leur industrie.
La reconfiguration des chaines de valeur pourra encore bénéficier à certains émergents De fait, la stratégie chinoise face au protectionnisme américain peut également générer un effet positif pour certains pays émergents. Entre 2018 et 2024, le Mexique et les pays d'Asie ont ainsi bénéficié des tensions commerciales sino-américaines, et ont accru leurs parts de marché aux États-Unis. Le Mexique et le Vietnam , notamment, ont développé une activité de « connecteurs » : une part croissante des biens en provenance de Chine a transité par ces pays pour être exportés aux États-Unis après création de valeur ajoutée. Cette dynamique s’est accompagnée d’une hausse des IDE et du développement de leur base manufacturière.
En 2025, ces dynamiques devraient s’interrompre avec le durcissement de la politique commerciale américaine. En outre, d’une part, l’administration Trump soutient la relocalisation des usines aux États-Unis et devrait freiner les projets d’IDE des entreprises américaines. D’autre part, elle renforce sa surveillance de l’origine des biens importés. Elle pourrait par exemple conditionner le maintien de droits de douane à 10% à des mesures limitant le rerouting des marchandises chinoises. Les pressions américaines devraient donc freiner, au moins à court terme, les projets d’IDE dans les pays connecteurs – en particulier au Mexique (p.13 du pdf ).
Mais à moyen terme, les entreprises chinoises et autres multinationales poursuivront la réorganisation et la diversification de leurs chaines de production. Si l’on suppose que les États-Unis maintiennent des droits de douane réciproques homogènes entre marchés émergents (ce qui reste incertain), les IDE iront vers les pays offrant les meilleures conditions aux investisseurs, en termes de main d’œuvre (salaires, qualifications, productivité), de fiscalité, de degré d’ouverture de l’économie, de développement du secteur manufacturier et d’intégration dans les chaines de valeur, et de qualité des infrastructures et des services logistiques. S’ajoutent des critères de proximité géographique et géopolitique.
En Asie, le Vietnam reste bien positionné sur de nombreux critères (salaires relativement bas, stratégie proactive pour attirer les IDE, intégration dans les chaines de valeur, position géographique, politique étrangère de multi-alignement). Toutefois, il doit investir massivement dans ses infrastructures, et le pays est l’un des plus exposés à de nouvelles hausses des droits de douane américains. La Thaïlande, la Malaisie et l’Inde (p.7 du pdf ) ont aussi des atouts (niveau d’éducation, infrastructures, climat des affaires et intégration dans le commerce mondial pour les deux premiers, bas salaires et incitations fiscales à l’investissement manufacturier pour l’Inde). Ces trois pays semblent les mieux positionnés pour bénéficier de nouveaux IDE chinois et gagner des parts de marché, en particulier aux États-Unis.
L’Europe centrale dispose d’atouts pour attirer des IDE d’entreprises souhaitant se rapprocher du marché européen. Depuis 2018, la Hongrie arrive en tête pour l’accueil des IDE chinois (p.19 du pdf ). La République Tchèque et la Pologne sont également bien positionnées. Tout en étant intégrés à l’Union européenne, ces pays disposent d’une base manufacturière solide, d’une fiscalité relativement attractive, d’une main d’œuvre qualifiée et de salaires encore compétitifs malgré leur hausse rapide ces dernières années.
Quel accès au marché chinois ? Enfin, l’Amérique latine dispose d’un énorme atout pour attirer des IDE chinois : ses ressources naturelles (cf. p.15). Par ailleurs, l’Amérique latine pourrait gagner de nouvelles parts de marché en Chine en se substituant aux États-Unis dans le secteur agro-alimentaire. Le Brésil , dont les principaux produits exportés en Chine sont similaires à ceux des États-Unis (par exemple le soja, la viande, le coton et le pétrole), a augmenté ses exportations vers la Chine ces dernières années et devrait continuer (p.11 du pdf ). Les pays d’Amérique latine (hors Mexique), qui sont moins directement exposés au choc tarifaire, pourraient donc aussi profiter de la guerre commerciale sino-américaine en gagnant des parts du marché chinois dans les secteurs minier et agricole.
À l’inverse, il sera plus difficile pour les pays exportateurs de biens manufacturés d’Asie et d’Europe de gagner des parts du marché chinois : même si la Chine parvient à renforcer sa consommation privée, ses importations devraient rester limitées par la stratégie de Pékin visant à renforcer l’autosuffisance du pays dans les secteurs industriels. Ces pays chercheront à diversifier leurs partenaires commerciaux ; certains, comme la Malaisie ou la Thaïlande, ont ainsi relancé des négociations avec l’Union européenne afin de mettre en place rapidement des accords de libre-échange.
Achevé de rédiger le 24 juin 2025