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Politique monétaire : et maintenant ?

25/09/2025
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À l’heure où les banques centrales naviguent entre inflation persistante, ralentissement économique et défis structurels inédits, leur marge de manœuvre n’a jamais été aussi scrutée. Faut-il baisser les taux pour soutenir la croissance, les maintenir pour ancrer l’inflation, ou les relever face à des chocs imprévus ? Entre exercices d’équilibristes, menaces sur leur indépendance et divergences régionales, les choix des banquiers centraux dessineront l’économie de demain.

Les Études Économiques de BNP Paribas vous proposent un décryptage en quatre temps pour comprendre les arbitrages monétaires qui façonnent l’économie mondiale :

1. Un panorama des enjeux : quels sont les défis communs aux banques centrales ? Quelles divergences entre Réserve fédérale, BCE, Banque d’Angleterre ou Banque du Japon ? Comment l’IA, le climat et les tensions géopolitiques rebattent les cartes ?

2. Pour les économies avancées, peut-on parler de statu quo ou de situation d’urgence ? Pourquoi la Fed pourrait baisser ses taux malgré une inflation tenace ? Quelle carte la BCE jouera-t-elle face à une reprise européenne fragile ?

3. Le coût des crédits aux ménages et entreprises en zone euro s’achemine-t-il vers un retour à la normale après les hausses historiques ?

4. Les économies émergentes font-elles preuve de résilience ou de vigilance en matière monétaire ? Avec des assouplissements monétaires en Asie et Amérique latine, et une vigilance au Brésil et en Europe centrale, quels risques pèsent sur la croissance de ces pays ?

Découvrez en vidéo les analyses de nos économistes.

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Politique monétaire : et maintenant ?

Vue d'ensemble des enjeux actuels

Hélène Baudchon

Isabelle Gounin Levy : Selon vous, quels sont les principaux sujets de préoccupation pour les banques centrales au cours des prochains semestres ?

Hélène Baudchon : On peut regrouper les banques centrales en trois catégories :

- Certaines jouent les équilibristes, entre un ralentissement de l’économie et une inflation non seulement supérieure à l'objectif mais qui, en plus, s'en éloigne. C’est le cas de la Banque d'Angleterre, de la Banque du Japon et de la Fed. A noter que la Banque d'Angleterre et la Fed sont dans un cycle de baisse des taux par rapport aux niveaux restrictifs d'il y a un an, alors que la Banque du Japon est dans un cycle de resserrement par rapport à des niveaux accommodants.

- D'autres banques centrales, comme la BCE, ont ramené leur politique monétaire en zone globalement neutre, avec une inflation conforme à l'objectif, mais elles doivent rester attentives à l'évolution de la situation économique qui pourrait justifier un assouplissement supplémentaire. La Banque du Canada est aussi dans ce cas de figure.

- Enfin, quelques banques centrales tentent de lutter contre la déflation, avec une inflation proche de zéro et des taux d'intérêt ultra bas. C’est le cas des banques centrales chinoise et suisse.

Isabelle Gounin-Levy : Outre les fluctuations habituelles du cycle économique, quels changements structurels les banques centrales doivent-elles prendre en considération, et comment ?

Hélène Baudchon : Malheureusement pour les banquiers centraux d'aujourd'hui, ces changements sont nombreux. Parmi eux, nous citerons en premier ceux qui concernent la population active, qu'ils résultent des évolutions démographiques ou des politiques migratoires. Le défi réside dans la réduction de l'offre de travail, qui réduit le potentiel de croissance d'une économie, c'est-à-dire la vitesse maximale qu'elle peut atteindre sans générer d'inflation.

Deuxième changement : le réchauffement climatique et la transition énergétique pour y faire face, susceptibles de générer des épisodes de pénuries qui font grimper les prix, au moins temporairement. Tant que ces chocs sont rares et que les anticipations d'inflation sont bien ancrées, les banques centrales peuvent les ignorer. Mais si ces chocs deviennent fréquents et/ou généralisés, une réponse pourrait être nécessaire.

Troisième changement : l'IA, qui a le potentiel d'augmenter fortement la productivité et donc le PIB potentiel. Mais on ne sait pas encore clairement dans quel délai ni dans quelle ampleur. Ce changement, contrairement aux deux précédents, est de nature à faciliter la tâche des banques centrales, en rehaussant la croissance potentielle. Mais il serait imprudent de leur part de parier dessus pour l'instant.

Isabelle Gounin-Levy : Les marchés financiers font-ils preuve de complaisance, et comment les taux de change peuvent s’intégrer dans les fonctions de réaction des banques centrales ?

Hélène Baudchon : Le fait est que, jusqu’ici, l’optimisme a dominé sur les marchés financiers. Et le dollar s’est déprécié par rapport à la plupart des devises, au lieu de s'apprécier comme beaucoup l'avaient prédit en réponse aux droits de douane américains. Ces évolutions ont été bénéfiques pour l'économie mondiale. Dans l'ensemble, les conditions financières se sont assouplies depuis le début de l'année. Mais :

- Le niveau élevé des valorisations du marché pose des risques pour la stabilité financière.

- Et du côté des devises, leur appréciation par rapport au dollar US pèse sur la compétitivité des exportations, possiblement jusqu’à nécessiter une réaction des banques centrales qui ne souhaitent pas voir l'inflation davantage baisser.

Isabelle Gounin-Levy : Pensez-vous que l’indépendance des banques centrales sera remise en question dans le futur ?

Hélène Baudchon : C’est un risque à surveiller de près. Les banques centrales non indépendantes ont une longue histoire, dans les pays développés comme émergents. Et cette histoire n’a pas de happy end. C'est pourquoi, au cours des dernières décennies, un consensus écrasant s'est dégagé en faveur de l'indépendance des banques centrales.

Or aujourd'hui, cette indépendance est ouvertement menacée aux États-Unis. La manière dont cela va se résoudre est de la plus haute importance, pour les États-Unis d’abord et pour le monde entier aussi. D’autres gouvernements, partageant les mêmes orientations politiques que l'administration Trump, pourraient, s’ils venaient à prendre le pouvoir, être tentés de suivre la même voie. On se rend compte que l’indépendance des banques centrales, que l’on pensait acquise, doit être encore et toujours défendue.

Les banques centrales à la croisée des chemins

Stéphane Colliac

Isabelle Gounin-Levy : La perte d’indépendance des banques centrales est un risque que l’on évoque aujourd’hui pour la Fed. Quelles pourraient en être les conséquences pratiques ?

Stéphane Colliac : L’histoire a démontré que l’indépendance des banques centrales a amélioré la conduite de la politique monétaire. C’est cette indépendance qui a permis à Paul Volcker de remonter brutalement les taux d’intérêt à la fin des années 70, afin de juguler l’inflation. Lorsque le politique fait pression pour réduire les taux d’intérêt sans justification et ainsi soutenir l’économie ou réduire sa charge d’intérêt, on court alors le risque que l’inflation se maintienne. Les ménages anticipent une inflation plus forte. Les marchés aussi. Les uns sont alors tentés de réduire leur consommation, les autres font augmenter les taux longs. Ce sont ces deux risques que doivent aujourd’hui éviter les États-Unis.

Isabelle Gounin-Levy : En attendant, il faut rappeler que la Réserve Fédérale Américaine, poursuit deux objectifs à savoir s’assurer de la stabilité des prix et de l’emploi maximal.

Stéphane Colliac : Les deux composantes de ce mandat dual posent question et ont aujourd’hui des implications différentes en termes de politique monétaire. Cela fait 55 mois que l’inflation excède sa cible de 2% en glissement annuel. Surtout, nous anticipons sa hausse modérée jusqu’à la mi-2026, tirée vers le haut par la transmission des hausses de tarifs douaniers, ce qui pointe vers un biais restrictif. Mais, en parallèle, le marché du travail se détériore nettement, avec la faiblesse des créations d’emplois salariés, qui reflète une détérioration de la situation des entreprises. Ces développements impliquent de privilégier la composante « Emploi » dans les choix à court-terme. C’est ce nouvel environnement qui justifie un assouplissement de la politique monétaire. Nous prévoyons trois baisses de taux de -25pb chacune de la Fed, une par réunion, entre septembre et décembre 2025.

Isabelle Gounin-Levy : A contrario, la Banque Centrale Européenne, semble s’orienter maintenant vers un statu quo. Pourquoi ?

Stéphane Colliac : Il faut d’abord rendre à César, ce qui lui appartient. La BCE a conduit un assouplissement monétaire graduel qui lui a permis en près d’un an de réduire son taux de dépôt de moitié, passant de 4% à 2%. Si elle a pu mener une telle politique, c’est que la précédente politique de resserrement monétaire a permis de réduire les pressions inflationnistes. Le taux d’inflation est ainsi revenu à la cible de la BCE, qui est de 2%

Toutefois, force est de constater que la croissance européenne montre des signes de résilience et que le taux d’inflation est désormais bien ancré sur la cible des 2%. Avec la perspective d’une reprise de la croissance allemande et des effets d’entrainement que cela provoquera dans le reste de la zone euro, il est désormais urgent d’attendre. Le taux de chômage a atteint récemment un plus bas historique en zone euro et la BCE joue la prudence, tant qu’elle ne sera pas certaine que cette reprise n’engendre pas de tensions inflationnistes.

Quasi-stabilisation attendue du coût du crédit dans la zone euro dans le sillage des taux de marché

Laurent Quignon

Isabelle Gounin-Levy : Comment évoluent les taux des prêts bancaires aux ménages dans la zone euro ?

Laurent Quignon : Les prêts à taux fixe constituent environ les trois quarts de la production nouvelle des prêts au logement dans la zone euro. Il en résulte que leur taux moyen est largement influencé par le taux du swap 10 ans. Ce taux swap 10 ans est en effet un bon indicateur du coût des ressources bancaires pour les maturités longues et dépend des anticipations d’inflation et de taux directeurs à long terme. Il a atteint un pic à l’automne 2023, puis avec la désinflation et la révision à la baisse des anticipations de taux directeurs de la BCE, est ensuite redescendu et évolue dans une fourchette de 2,30-2,60% depuis le printemps 2024. Ces évolutions se sont répercutées, moyennant un petit délai de transmission, au taux moyen des prêts aux logement. Alors qu’il culminait à 4,06% en novembre 2023, il a fortement baissé jusqu’en février 2025 (3,33%) et s’est stabilisé ensuite autour de ce niveau, et s’établissait précisément à 3,28% en juillet 2025 d’après les chiffres que la BCE vient de publier.

Pour leur part, les taux des prêts à la consommation dépendent davantage des taux d’intérêt à court terme. Ils ont légèrement reflué, passant de 8% environ en janvier 2024 à 7,46% en juillet 2025, mais beaucoup moins fortement que les taux de marché. Ils incorporent en effet une prime de risque qui demeure relativement élevée dans un contexte économique incertain.

Isabelle Gounin-Levy : Et concernant les prêts aux entreprises ?

Laurent Quignon : En juillet 2025, les prêts aux sociétés non financières dont le taux de référence avait une maturité inférieure ou égale à 3 mois représentaient 60% de la production nouvelle et même 80% si l’on étend cette maturité jusqu’à un 1 an. En conséquence, les prêts aux entreprises sont, en moyenne, plus dépendants des taux de marché à court terme que des taux longs. Dans le sillage de ces derniers, après un pic à 5,78% en novembre 2023, ils ont diminué jusqu’en juillet 2025 à 3,52%.

Isabelle Gounin-Levy : Comment voyez-vous évoluer le coût du crédit pour les ménages et pour les entreprises au cours des prochains trimestres ?

Laurent Quignon : Dans notre scénario, les taux directeurs devraient se stabiliser à leurs niveaux actuels au moins jusqu’à l'automne 2026. La hausse modérée de certains taux souverains 10 ans que nous anticipons masque une relative stabilité des anticipations de taux directeurs et du taux swap 10 ans et découle d’une hypothèse d’élargissement des swap spreads – qui mesurent l’écart entre les taux souverains et le taux du swap. En conséquence, les conditions de crédit appliquées aux ménages et aux entreprises devraient demeurer assez proches, au cours des prochains trimestres et selon ces hypothèses sous-jacentes, des niveaux qui prévalent actuellement.

Économies émergentes : entre résilience et vigilance monétaire

Christine Peltier

Isabelle Gounin-Levy : Dans ce contexte compliqué pour les économies avancées, les économies émergentes tirent plutôt bien leur épingle du jeu depuis le début de l’année. La performance du secteur exportateur est solide. Et la demande intérieure soutient l’activité. Quel rôle joue la politique monétaire dans les économies émergentes ?

Christine Peltier : Les économies émergentes s’en sortent effectivement mieux que prévu.

Les exportations de marchandises ont bien résisté au choc tarifaire, en particulier dans les pays d’Asie.

La demande intérieure a également tiré la croissance, et les politiques monétaires ont joué un rôle important dans cette dynamique.

Dans plus des deux tiers des principaux pays que nous suivons, les banques centrales ont coupé leurs taux directeurs depuis début 2025. L’assouplissement concerne l’ensemble des régions. On note des baisses de taux plus fortes par exemple au Mexique, en Inde et Indonésie, ou en Égypte.

Résultat, la croissance du crédit domestique a accéléré, en particulier en Europe centrale et en Amérique latine. En Chine, en revanche, emprunteurs et créanciers restent très prudents, les prêts bancaires ralentissent.

Dans un petit nombre de pays, comme le Vietnam ou la Roumanie, les taux sont inchangés depuis début 2025, à cause, notamment, de tensions persistantes sur les monnaies.

Enfin, l’exception notable est le Brésil. La banque centrale y a relevé son taux directeur à un niveau historiquement élevé de 15%. Cette politique restrictive s’explique par une inflation élevée au-dessus de la cible de 3%. L’inflation et le crédit commençaient à peine à ralentir au T3.

Isabelle Gounin-Levy : Ces assouplissements monétaires ont été favorisés par différents facteurs. Lesquels ?

Christine Peltier : L’assouplissement monétaire a d’abord accompagné la dynamique de désinflation qui s’est poursuivie en 2025 en Asie, en Amérique latine, en Turquie. L’inflation a davantage résisté en Europe centrale.

Le contexte externe a favorisé la désinflation et l’assouplissement monétaire dans les pays émergents.

D’une part, la baisse des cours mondiaux du pétrole et la hausse des importations de produits chinois bon marché ont aidé la désinflation.

D’autre part, les conditions financières extérieures sont restées favorables, avec une hausse des flux de capitaux, une baisse des primes de risque, et l’affaiblissement du dollar américain.

Ainsi, une majorité de monnaies émergentes se sont renforcées contre dollar au cours des premiers mois de 2025. Les monnaies d’Europe centrale, dans l’ensemble, se sont également appréciées ou stabilisées contre l’euro. Ceci a contribué à la désinflation et donné aux banques centrales une marge de manœuvre plus confortable pour abaisser les taux d’intérêt.

Isabelle Gounin-Levy : Quelles sont vos prévisions concernant les politiques monétaires des pays émergents, les principaux points d’attention ?

Christine Peltier : Les banques centrales vont poursuivre les mesures d’assouplissement à court terme, afin de soutenir l’activité et compenser les effets du choc tarifaire.

Le Brésil pourrait entamer un cycle de baisses de taux début 2026.

Cependant, l’assouplissement monétaire pourrait devenir plus mesuré, ne serait-ce que parce que le rythme de désinflation devrait ralentir et l’inflation pourrait résister à la baisse dans les pays d’Europe centrale ou encore en Inde.

Les conditions financières internationales devraient rester relativement favorables aux assouplissements monétaires dans les émergents. Les écarts de taux avec la Fed resteront importants, ce qui devrait continuer d’encourager les investissements de portefeuille. Et l’affaiblissement du dollar devrait se poursuivre.

Cependant, les flux de capitaux pourraient devenir plus volatiles et les épisodes de pressions à la baisse sur les monnaies émergentes pourraient se multiplier.

D’une part, les risques de retournement du sentiment des investisseurs liés à l’environnement international restent élevés, qu’ils soient géopolitiques ou liés aux politiques commerciale, budgétaire et monétaire des États-Unis. D’autre part, les risques liés aux vulnérabilités macroéconomiques de certains pays émergents ou au risque politique pourraient augmenter, notamment en Amérique latine.

Enregistré le 11 septembre 2025

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