Au Kenya, poursuivre la consolidation budgétaire s’avère de plus en plus difficile. Les efforts demandés à la population ont suscité une forte contestation, qui a contraint le gouvernement à retirer son projet de loi de finances élaboré avec le FMI. Désormais, pour l’exercice en cours, le déficit serait réduit principalement par une baisse des dépenses, ce qui pèse sur la croissance économique. Si cette alternative offre un bref répit, une hausse pérenne des recettes publiques demeure essentielle pour assurer la soutenabilité de la dette et conserver à moyen terme le soutien financier du FMI. Celui-ci pourrait s’avérer d’autant plus nécessaire que le retour de Donald Trump à la Maison Blanche pourrait poser de nouveaux risques pour les comptes publics et extérieurs du Kenya.
Ralentissement de la croissance économique
Depuis le début de l’année 2024, la croissance économique ralentit. De 5,6% au T4 2023, la progression mesurée sur 4 trimestres a reculé à 4,7% en glissement annuel (g.a.) au T3 2024. L’activité ne devrait pas connaître un net rebond au T4, et la croissance sur l’année entière sera inférieure à la prévision initiale de la Banque centrale, qui était de 5,1%.
D’une part, l’activité des mois de juin à août a été affectée par les manifestations contre le projet de loi de finances du gouvernement. D’autre part, la politique monétaire restrictive de la Banque centrale du Kenya (CBK) a rapidement fermé le robinet du crédit au secteur privé (25% du PIB). En octobre 2024, la croissance nominale du crédit au secteur privé était nulle en g.a., contre 14% en décembre 2023. Malgré une première baisse du taux directeur en août 2024, les taux d’emprunt auprès des banques commerciales ont continué d’augmenter pour atteindre 17,1% en octobre, un record depuis 2016. Le resserrement monétaire et la détérioration du climat des affaires depuis 2022 ont fortement pénalisé l’investissement privé. De plus, avec les efforts de consolidation budgétaire entrepris par l’administration Ruto, arrivée au pouvoir en 2022, les dépenses publiques de développement, qui incluent l’investissement public, se sont contractées de 8,5% en valeur nominale au cours de l’année budgétaire (AB) 2023/2024.
Par conséquent, en 2023 le taux d’investissement total avait déjà chuté à 16% du PIB, contre 19% en 2022 et 20% en moyenne sur 2015-2021. Cette baisse dégrade les perspectives économiques de moyen terme du pays. L’objectif du Trésor kenyan de porter la croissance économique au-delà de 7% d’ici 2028 parait ambitieux, tout comme celui de doubler la part du secteur manufacturier dans le PIB d’ici là. À l’heure actuelle, le secteur manufacturier ne compte que pour 7,3% du PIB et cette part a légèrement décliné depuis 2019. Ce secteur est pourtant le deuxième fournisseur d’emplois formels derrière le secteur agricole. Son développement est donc nécessaire pour réduire la taille du secteur informel (estimée à environ 80% de l’emploi total), ce qui permettrait d’augmenter les recettes budgétaires.
Inflation sous contrôle et assouplissement monétaire
En 2022, la hausse du cours du pétrole (26% des importations) et le resserrement monétaire mondial ont contribué à une forte dépréciation de la monnaie locale et une hausse marquée de l’inflation. Le shilling kenyan s’est déprécié de 27% face au dollar US entre fin 2021 et fin 2023, tandis que l’inflation a atteint en moyenne 7,7% sur 2022 et 2023. La CBK a relevé son taux directeur de 600 points de base (pb) entre mai 2022 et février 2024, pour le porter à 13%. Par la suite, l’amélioration des comptes extérieurs, notamment grâce au retour du gouvernement sur les marchés internationaux de capitaux en février dernier, a permis au shilling kenyan de se réapprécier (de 23% contre le dollar entre février et avril) puis de se stabiliser. Depuis mai 2024, l’inflation est repassée sous la cible de 5% de la Banque centrale, pour atteindre 3% en décembre. Ces deux facteurs ont permis à la CBK de baisser de 175 pb son taux directeur entre août et décembre.
Le cycle d’assouplissement monétaire devrait se poursuivre au prochain comité de février 2025, compte tenu de la stagnation du crédit au secteur privé et du taux d’inflation actuel. Toutefois, la marge de manœuvre de la CBK s’est réduite depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche et le risque d’un statu quo de la politique monétaire aux États-Unis en 2025.
Consolidation budgétaire périlleuse
Depuis 2022, le gouvernement est engagé dans un processus de consolidation budgétaire. Il vise à corriger des années de déficits conséquents (7,2% de PIB en moyenne sur 2015-2022) qui ont porté le ratio de dette publique à 73% du PIB au T4 2023 (contre 45% en 2015). La charge d’intérêts sur la dette publique, qui a systématiquement absorbé plus de 25% des recettes budgétaires sur les cinq dernières années, est un obstacle majeur à la soutenabilité de la dette.
Sur l’AB 2023/24, des mesures impopulaires comme le doublement de la TVA sur le carburant et la création de nouvelles taxes ont permis aux recettes publiques de croître de 14%, contre une croissance du PIB nominal de 9%. Cependant, à 17% du PIB, les recettes sont restées faibles, alors que le paiement des intérêts sur la dette s’est élevé à 5,3% du PIB, soit 31% des recettes budgétaires. Ainsi, malgré un solde budgétaire primaire légèrement positif, le déficit budgétaire s’est maintenu à 5,2% du PIB.
Le Trésor a tenté de redoubler d’efforts pour l’AB en cours (juillet 2024-juin 2025). Toutefois, le projet de loi de finances (PLF) initial, qui tablait sur une réduction drastique du déficit (à 3,3% du PIB) par la hausse des recettes fiscales, a suscité une violente contestation. Les manifestations, qui ont culminé avec la prise d’assaut du Parlement fin juin, ont contraint le gouvernement à retirer son PLF, qui avait été conçu en collaboration avec le FMI. À la place, la loi de finances finalement adoptée prévoit un déficit budgétaire de 4,4% du PIB, et la consolidation budgétaire ne se fait plus via la hausse des revenus mais via une baisse des dépenses. Plus précisément, les dépenses de développement sont une fois de plus revues à la baisse (-14% comparé au PLF initial) tandis que les revenus totaux devraient stagner à 17% du PIB, contre 18,5% dans le PLF initial.
Les coupes budgétaires envisagées ne s’attaquent pas aux dépenses récurrentes du gouvernement. Parmi celles-ci, la taille de la masse salariale du secteur public est un défi majeur. Sur l’AB 2022/23, elle absorbait 42% des recettes budgétaires. Le gouvernement a pour ambition de réduire cette part à 35% d’ici 2028, mais cet objectif est ambitieux, tant les pressions pour augmenter les salaires sont fortes. En outre, pour assurer la soutenabilité de la dette publique, accroître les revenus du gouvernement demeure nécessaire. Cela devra s’accompagner de mesures pour rétablir la confiance des contribuables : améliorer la transparence des dépenses publiques, engager davantage la responsabilité publique et lutter contre la corruption. La mise en place de ces mesures sera indispensable si le gouvernement veut renouveler à moyen terme le soutien financier du FMI, dont le programme expire en avril 2025.
Embellie de la balance des paiements
Les comptes extérieurs sont fragiles. Le compte courant est structurellement déficitaire (-5,5% de PIB en moyenne sur 2015-2022). Depuis 2023, en raison de la baisse de l’investissement public et de la reprise des exportations agricoles après deux ans de sécheresse, le déficit courant s’est contracté pour atteindre 4% du PIB au T3 2024. Cependant, les mêmes vulnérabilités persistent et le déficit de la balance commerciale reste important (8% du PIB). D’une part, la base d’exportation du pays est limitée à une production agricole à faible valeur ajoutée et vulnérable aux aléas climatiques. D’autre part, une grande partie des importations est incompressible, car le Kenya est importateur net d’énergie et de produits alimentaires.
Pour financer le déficit courant, le Kenya se repose principalement sur l’émission de dette publique en devises : la dette représente 86% des entrées brutes de capitaux étrangers en moyenne sur 2015-2023. Avec le resserrement monétaire mondial de 2022-2023, le gouvernement a perdu son accès aux marchés internationaux de capitaux. Malgré le renforcement du soutien financier des bailleurs multilatéraux, le Kenya a dû puiser dans ses réserves de change pour couvrir ses besoins de financement externe. Celles-ci ont chuté de USD 1,1 md entre février 2022 et mi-février 2024. Depuis l’émission d’un Eurobond en février, la confiance des créanciers extérieurs privés est revenue et les flux nets de portefeuille sont repassés en territoire légèrement positif (USD 700 mn en cumulé sur 12 mois). Les réserves de change ont progressivement augmenté de USD 2,1 mds entre février et janvier 2025, pour atteindre USD 9,2 mds. À ce niveau, elles couvrent 4,7 mois d’importations, un niveau relativement confortable. Cependant, sans le soutien financier du FMI, les réserves de change devraient de nouveau diminuer en 2025 et 2026.
Les risques associés au retour de D. Trump
Compte tenu de la vulnérabilité des comptes extérieurs, le retour de Donald Trump à la Maison Blanche est un facteur de risque pour le Kenya. Son programme devrait retarder l’assouplissement monétaire de la Fed, ce qui pourrait contribuer à un resserrement des conditions de financement internationales. Cela pourrait perturber les plans de financement extérieur du gouvernement kényan en amont des nombreuses tombées de dette qui l’attendent à moyen terme : entre 2025 et 2031, le pays devra notamment rembourser un total de USD 4,2 mds d’Eurobonds qui arrivent à échéance, dont un amortissement de USD 1 md en 2028. De plus, un assouplissement monétaire de la CBK moins important que prévu pourrait entraîner des répercussions négatives sur la charge d’intérêts de la dette publique domestique (80% du total des intérêts versés) et sur la consolidation budgétaire. Pour le moment, le taux de change USD/KES a fait preuve de stabilité depuis l’élection de D. Trump (-0,3% entre la première semaine de novembre 2024 et la mi-janvier). Cependant, les pressions sur les comptes extérieurs et le taux de change pourraient s’accentuer dès avril 2025 avec la fin du programme FMI.
Les exportations du Kenya vers les États-Unis, et celles du continent africain dans son ensemble, pourraient également pâtir du protectionnisme de Trump. À l’heure actuelle, le Kenya ainsi que 31 autres pays d’Afrique bénéficient d’une exemption de droits de douane pour de nombreux biens sur le marché étasunien grâce à la loi sur la croissance et les possibilités économiques en Afrique (AGOA). De ce fait, en 2023, les droits de douane sur les exportations du Kenya aux États-Unis n’étaient que de 0,3%. Cependant, l’AGOA expire en septembre 2025, et ses termes devront être réexaminés par le congrès étasunien. Toutefois, les États-Unis ne comptant que pour 6% des exportations kényanes (en majorité du textile), l’impact devrait être limité. De plus, le Kenya pourrait parvenir à rediriger ses exportations textiles vers l’Union européenne, avec laquelle il a signé un accord de libre-échange en vigueur depuis juillet 2024.
Enfin, le montant de l’aide publique au développement (APD) versé par les États-Unis pourrait être revu à la baisse. En moyenne sur 2019-2023, les flux d’APD depuis les États-Unis ont atteint USD 0,8 md, soit près d’un quart des flux totaux d’APD et 0,8% du PIB. De ce montant, 40% sont dédiés à des programmes d’urgence alimentaire qui, en théorie, ne devraient pas être suspendus. Cependant, le programme de lutte contre le VIH (29% de l’APD), ainsi que d’autres programmes de santé et d’éducation, sont exposés à des coupes budgétaires.
Achevé de rédiger le 21 janvier 2025