Edito

La vulnérabilité des économies émergentes à la politique monétaire américaine n’est plus ce qu’elle était

15/07/2025
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Le dernier resserrement monétaire réalisé aux États-Unis entre mars 2022 et juillet 2023 s’est traduit par des sorties d’investissements de portefeuille des non-résidents bien plus massives que lors du précédent (2016-2018) et du fameux taper tantrum de 2013. Pour autant, la vulnérabilité des économies émergentes aux durcissements monétaires outre-Atlantique est moindre qu’il y a une dizaine d’années. D’une part, l’impact des mouvements de capitaux « flight to quality » des investisseurs privés non-résidents, sur les primes de risque et les rendements obligataires en monnaie locale, est moins important. D’autre part, le niveau et la structure de la dette des entreprises se sont améliorés.

En août 2021, un économiste de la Réserve fédérale de Dallas publiait une tribune au titre accrocheur (« Don’t Look to the 2013 Tantrum for the Effect of Tapering on Emerging Markets »[1]) qu’il concluait en affirmant que l’annonce de la réduction du soutien monétaire de la Fed, en mai 2013 (connu sous l’appellation très exagérée de « taper tantrum »), et la forte remontée des rendements obligataires américains qui avait suivi ne pouvaient plus servir de référence pour juger de l’effet de la politique monétaire américaine sur les économies émergentes. La démonstration reposait principalement sur le constat qu’entre 2013 et 2021, la plupart des banques centrales des treize principaux pays émergents avaient reconstitué leurs réserves de change. En outre, pour les pays dont le niveau des réserves dépassait le seuil de 7% des engagements extérieurs à court terme, la dépréciation du taux de change contre dollar avait été moindre et la hausse des primes de risque sur la dette externe des entreprises beaucoup plus limitée. L’expérience plus récente du resserrement monétaire américain, mené entre mars 2022 et juillet 2023, permet de compléter cette analyse[2].

Des sorties d’investissements de portefeuille massives en 2022

Dans les cinq mois qui ont suivi le premier relèvement des taux de la Fed le 17 mars 2022, les sorties d’investissements de portefeuille des non-résidents ont été massives (près de USD 60 mds en cumul). En comparaison, lors du taper tantrum et de l’épisode de resserrement monétaire qui avait suivi (2016-2018), les sorties avaient été nettement plus faibles (environ 25 mds dans les deux cas). Surtout, elles avaient été effacées très rapidement (au bout de quatre mois seulement contre 14 mois pour l’épisode de 2022-2023).

L’importance des sorties lors du dernier relèvement s’explique par le fait que la Fed a remonté son taux directeur plus rapidement et plus fortement qu’en 2016-2018[3]. De plus, la hausse induite des rendements obligataires américains a été plus importante (deux fois plus qu’en 2016-2018 et trois fois plus que durant la courte période de tensions consécutive à l’annonce du tapering). Il n'en demeure pas moins que les places financières émergentes sont toujours très exposées aux mouvements de capitaux flight to quality.

Les économies émergentes sont moins vulnérables aujourd’hui

Pour autant, la vulnérabilité des économies émergentes est bien moindre qu’il y a une dizaine d’années. D’une part, l’impact des sorties d’investissement de portefeuille des non-résidents est contrebalancé par la stabilité des investisseurs publics étrangers (banques centrales, fonds souverains) et l’importance croissante des investisseurs locaux. Ainsi, la part de la dette publique détenue par les non-résidents (privés et publics confondus) est de 15% actuellement contre 25% en 2015. Les primes de risque sur la dette externe des États (mesurés par les CDS spread) ont diminué entre janvier 2022 et juillet 2023 dans pratiquement tous les pays. Sur la même période, les rendements des obligations d’État en monnaie locale ont augmenté en médiane de seulement 150 points de base (pb) alors que les politiques monétaires locales s’étaient fortement durcies (+425 pb en médiane également[4]).

De plus, à l’exception des pays d’Amérique latine, les finances publiques ne sont plus vulnérables au risque de change, ou le sont modérément. En Asie, pour la moitié des pays émergents, la part de la dette en devise ne dépasse pas 5%. Pour l’autre moitié, elle varie entre 20% et 35% mais, à l’exception de l’Indonésie, les flux d’investissements de portefeuille y sont faibles, ce qui limite a priori les effets de transmission d’un mouvement de capitaux flight to quality.

En Europe, les pays membres de l’UE qui ne sont pas encore intégrés à la zone euro sont endettés en devises à hauteur de 20% ou plus (43% pour la Roumanie), à l’exception de la République tchèque. C’est la stabilité contre l’euro et non contre le dollar qui importe. En Europe émergente (hors Russie), seule la dette de l’État turc est fortement exposée au risque de change puisqu’elle est libellée à hauteur de 55% en devises, majoritairement en dollar. Au sein de la zone Afrique Moyen-Orient (hors pays du Golfe dont l’endettement public est adossé à des réserves de change et des actifs de fonds souverains qui lui sont largement supérieurs), l’Égypte fait également exception avec un tiers de la dette libellé en devises. Enfin, contrairement à la Turquie, l’État égyptien est fortement endetté et dépend du soutien financier du FMI.

Restent les pays latino-américains. L’État brésilien n’est endetté en devises qu’à hauteur d’environ 5%. Le Mexique l’est davantage (17%) et les autres économies le sont plus encore, dans une fourchette allant de 35% à 50% (Argentine). Cela s’explique par le fait que ces pays sont exportateurs de matières premières dont les prix sont libellés en dollars. Or, la corrélation négative qui existait entre le dollar et les prix du pétrole et des matières premières en général ne s’observe plus depuis 2021. Les recettes d’exportation offrent donc une meilleure couverture naturelle contre le risque de change que par le passé. Ces économies souffrent moins du « péché originel » (endettement externe en dollars ou autres devises principales, faute de financements domestiques en monnaie locale) qui, à l’occasion de dévaluations forcées des parités fixes contre le dollar, avait été à l’origine des crises souveraines des années 90.

Un risque de crédit des entreprises non financières plus modéré

D’autre part, le niveau et/ou la structure de l’endettement des entreprises non financières des économies émergentes se sont améliorés depuis 2015, ce qui explique en partie pourquoi le risque de crédit, mesuré par les taux de prêts non performants dans les bilans bancaires, est resté très modéré ou est continué de diminuer, malgré les chocs externes successifs depuis 2020 (au-delà des moratoires sur les créances en souffrance décidées par les États durant la crise de la Covid-19). Contrairement aux États dont la dette a augmenté en médiane de 12 pp de PIB depuis 2015, celle des entreprises non financières a diminué ou très modérément augmenté (au plus +5 pp de PIB sur la période), à l’exception de la Corée du Sud (+17 pp) et du Vietnam (+35 pp). La première est une économie solide, produisant et exportant des produits à haute valeur ajoutée, et la seconde une économie en pleine expansion attirant les investissements directs. Les deux sont a priori susceptibles de bénéficier de l’adaptation des chaînes de valeur consécutive à l’affrontement commercial entre la Chine et les États-Unis. Enfin, la baisse des ratios d’endettement (en % du PIB) s’est généralement doublée de celle de la dette en devises, qu’elle soit d’origine externe ou accordée par les banques locales.

En définitive, même si les pays émergents sont sujets au flight to quality, la conclusion de l’économiste de la Réserve fédérale de Dallas se trouve confirmée : la vulnérabilité des économies émergentes aux durcissements monétaires outre-Atlantique est bien moindre qu’il y a une dizaine d’années.


[1] Don’t Look to the 2013 Tantrum for the Effect of Tapering on Emerging Markets - Dallasfed.org

[2] Notre échantillon de pays émergents est composé de 13 pays (Afrique du Sud, Brésil, Corée du Sud, Hongrie, Inde, Indonésie, Malaisie, Mexique, Pologne, Thaïlande, Rep. Tchèque, Thaïlande et Turquie). Nous avons exclu la Chine et la Russie, à la fois en raison de l’absence de données pour les besoins de la comparaison et la spécificité de ces deux pays (taille pour la Chine, isolement financier pour la Russie).

[3] Elle ne l’avait pas relevé Lors du taper tantrum.

[4] Ce constat doit être interprété avec précaution car la politique monétaire locale peut brouiller la mesure du lien de cause à effet entre la politique monétaire US et les taux d’intérêt domestiques via les investissements de portefeuille des non-résidents. En effet, les politiques monétaires locales peuvent modifier les anticipations d’inflation : une hausse des rendement obligataires moins importante que celle des taux directeurs, ce qui a été le cas dans tous les pays avec un coefficient médian de 0,3, peut se justifier par une baisse de l’inflation anticipée et non par l’effet de compensation des investisseurs locaux par rapport aux investisseurs étrangers. Toutefois, ce faible degré de transmission suggère que cet effet de compensation a été important.

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