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États-Unis : Le marché immobilier résidentiel face au resserrement monétaire

05/06/2024
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Le resserrement monétaire drastique engagé par la Fed à compter de mars 2022 pour répondre à l’envolée de l’inflation a entraîné dans son sillage les taux d’intérêt sur les emprunts immobiliers. La forte remontée de ces derniers a contribué à une détérioration importante des indicateurs de demande sur le marché immobilier résidentiel américain (notamment les demandes de prêt et les ventes de logements dans l’ancien). Néanmoins, le dynamisme des autres secteurs de l’économie américaine et la bonne santé financière des ménages a évité que la crise immobilière ne se transforme en crise systémique. La hausse des taux d’intérêt a également impacté l’offre de logements anciens avec l’apparition du lock-in effect, conduisant à l’apparition d’une divergence inédite entre le neuf et l’ancien, toutefois insuffisante pour soutenir le marché dans son ensemble. Les perspectives de redressement à court terme du secteur de l’immobilier résidentiel restent modérées.

L’investissement résidentiel avait retrouvé son niveau
pré-grande crise financière avant le resserrement monétaire

À l’issue de la pandémie de Covid-19, le marché de l’immobilier résidentiel américain a fortement progressé, une tendance également observée dans la plupart des économies développées. La dynamique était certes haussière depuis 2011, l’année ayant marqué l’amorce d’une reprise durable de ce marché après sa forte correction de 2006 à 2010. L’investissement résidentiel privé en tant que composante du produit intérieur brut (PIB) a nettement bénéficié de cette dynamique (cf. graphique 1), tandis que le secteur de l’ancien se montrait moins vigoureux depuis quelques années. Le rebond de l’investissement résidentiel privé, consécutif au creux du T2 2020 lié au confinement, n’en est pas moins considérable, allant nettement au-delà d’un simple effet de rattrapage. Ainsi, l’investissement résidentiel privé, en volume, s’est établi au premier trimestre 2021 à un niveau excédant son record pré-crise des subprimes. Début 2021, les autres indicateurs principaux du marché immobilier résidentiel, tels que les ventes de logements dans l’ancien et les mises en chantier, ont également enregistré des résultats records depuis 2007. Tous ces indicateurs ont ensuite amorcé un repli, sur fond de détérioration de la confiance des consommateurs, de baisse des revenus réels et de remontée des taux d’intérêt. C’est la transmission de cette remontée au marché immobilier résidentiel que nous allons d’abord analyser. Nous verrons ensuite les raisons pour lesquelles la baisse de ce marché ne s’est pas propagée à l’ensemble de l’économie américaine. Nous reviendrons également sur l’effet de lock-in et l’évolution contrastée induite entre les ventes dans l’ancien et le neuf, pour terminer sur une analyse des perspectives qui restent mitigées.

Les rendements obligataires, vecteurs de transmission du resserrement monétaire au marché immobilier

LE RESSERREMENT MONÉTAIRE LE PLUS AMPLE ET RAPIDE DEPUIS 1981

Alors qu’un relèvement graduel de la cible de taux avait pris place entre 2015 et 2018 avant un léger abaissement, la pandémie de Covid-19 a contraint la Réserve fédérale (Fed) à assouplir fortement sa politique monétaire. Cette dernière a abaissé de 150 pb sa cible de taux en mars 2020 – un mouvement aussi abrupt, indépendamment de sa direction, était inédit depuis 1982 – avant de maintenir cette dernière à 0% - 0,25% durant près de deux ans. Face à l’envolée de l’inflation à partir de 2021, la Fed a amorcé, dès mars 2022, un resserrement drastique de sa politique monétaire. Ce cycle de hausses des taux a été le plus rapide et le plus important depuis l’épisode « Volcker II » (pour le second resserrement monétaire entrepris sous l’égide du directeur de la Fed de l’époque, Paul Volcker) au début des années 1980 (cf. graphique 2). En outre, le relèvement de la cible de taux, laquelle se situe à +5,25% - +5,50% depuis juillet 2023, s’est accompagné d’une politique de resserrement quantitatif (réduction de la taille du bilan).

TRANSMISSION DES TAUX LONGS À 10 ANS AUX TAUX HYPOTHÉCAIRES

Si de nombreux facteurs agissent sur la formation des taux longs la concomitance entre l’action restrictive de la Fed et leur hausse est à souligner. L’indicateur de référence, le 10-Year Treasury Yield (rendement des bons du Trésor à 10 ans sur la dette souveraine américaine), a enregistré une forte hausse pour s’établir à des niveaux inédits depuis 2007, entre 3,9% et 4,9% depuis septembre 2023, contre une moyenne de 1,1% en 2020 – 2021. Or, les taux d’intérêt sur les emprunts immobiliers sont étroitement liés aux rendements obligataires à 10 ans (cf. graphique 3). Le renchérissement du coût du crédit s’est fait d’autant plus prégnant que le spread entre le taux d’emprunt immobilier à 30 ans et les rendements obligataires à 10 ans s’est accru. Traditionnellement, celui-ci oscille autour de 2 pp, mais il a tendance à augmenter durant les périodes d’incertitude. Cela a conduit à un écartement du spread jusque 3,5 pp. Par conséquent, les taux d’intérêt mortgages à 30 ans sont passés de 3,1% en fin d’année 2021 à 7,0% en avril 2024 (taux fixe), tandis que le plus haut atteint en octobre 2023, 7,8%, constitue un record depuis 2000.

Crise immobilière mais pas crise systémique

DÉTÉRIORATION SIGNIFICATIVE DES DEMANDES DE PRÊT

Le renchérissement considérable du coût du crédit, sur fond de résurgence de l’inflation et de craintes de récession, a occasionné un très fort recul de la demande de prêts immobiliers, prolongeant la baisse déjà engagée en 2021, selon les chiffres de la Mortgage Bankers Association (MBA). Cette dernière s’apparentait, au départ, à un simple mouvement de correction après le sursaut post-confinement (cf. graphique 4). L’impact négatif, certes mécanique et attendu, de la remontée des taux, n’en est pas moins très important, avec une diminution inédite (sur l’historique remontant à 1991) de 56,2% en moyenne annuelle des demandes d’emprunt en 2022. Celle-ci s’est poursuivie en 2023 (-31,4%), l’indice atteignant même un plus bas depuis 1995 au mois de décembre. Il en a résulté une détérioration généralisée du marché de l’immobilier résidentiel, avec une baisse des ventes de logements existants d’ampleur comparable à celle advenue durant la crise des subprimes puis la grande crise financière. Pour illustrer la rapidité et l’ampleur de la chute, deux chiffres : le niveau de 3,88 millions de ventes (rythme annualisé) du mois de décembre 2023 se rapproche du plancher atteint en décembre 2010 ; le glissement annuel de -36,7% de janvier 2023 dépasse les reculs observés sur toute la période 2006 – 2010. Surtout, le niveau final de 4,05 millions de ventes de logements existants pour l’ensemble de l’année 2023 est le plus bas depuis 1999 (historique disponible / 4,1 millions en 2008). Les ventes de logements neufs ont également fait l’objet, dans un premier temps, d’un net repli (cf. graphique 6).

PAS D’AGGRAVATION DE L’ENDETTEMENT DES MÉNAGES AVANT LE RESSERREMENT

Plus remarquable encore peut-être : cette détérioration brutale du marché immobilier résidentiel ne s’est pas propagée à l’ensemble de l’économie américaine qui a déjoué les anticipations de récession et est restée vigoureuse (comme en atteste le taux de croissance annuel moyen de +2,5% en 2023). Une résistance de l’économie qui, en retour, a pu contribuer à circonscrire la crise immobilière. À ce titre, après une poussée liée à l’apparition de la Covid-19, le taux de défauts de paiement, mesuré par Fannie Mae, a graduellement reflué. Celui-ci s’établit, depuis plusieurs trimestres, à des standards légèrement inférieurs (0,5% à 0,6%) à ceux ayant prévalu jusqu’au premier semestre 2020, contribuant dès lors à l’évitement d’un effet domino. Ceci doit aussi être mis en relation avec la résistance du marché de l’emploi au resserrement monétaire jusqu’ici : le taux de chômage n’a que modérément augmenté depuis la première hausse du Target Rate de la Fed (+0,3 pp à 3,9% entre mars 2022 et avril 2024) et le rythme mensuel des créations d’emplois reste robuste (234k en moyenne annuelle en avril 2024). La structure actuelle de l’endettement immobilier des ménages joue un rôle également. En effet, la part des ARMs (adjustable-rate mortgages, autrement dit emprunts à taux variable), qui avait excédé 30% du total des demandes d’emprunts dans les années ayant précédé le déclenchement de la crise des subprimes, est actuellement inférieur à 7%. Cela réduit ipso facto la vitesse de propagation du resserrement monétaire pour les ménages endettés[1]. De plus, l’endettement des ménages, rapporté à leur revenu disponible, a substantiellement reflué depuis le déclenchement de la grande crise financière. Ce ratio d’endettement avait atteint 137,2% (100,4% pour le seul endettement hypothécaire) du revenu disponible au T4 2007 après un bond de 77 pp en 10 ans, contre 100,4% (63,6%) au T4 2021, dernier trimestre avant la phase de resserrement monétaire (cf. graphique 5). En parallèle, les ratios liés à la possession d’actifs et à la richesse nette des ménages ont repris leur progression, contribuant aussi à la résilience des ménages.

TRAJECTOIRES DIVERGENTES ENTRE LE NEUF ET L’ANCIEN

Lock-in effect et absence d’équilibrage par l’offre

L’effet négatif du durcissement des conditions financières sur les ventes de logements a été accentué par l’évolution des prix de l’immobilier. Ces derniers, mesurés par l’indice S&P Case-Shiller, ont poursuivi leur augmentation en 2023, avec une croissance annuelle moyenne de +2,4%, en dépit de plusieurs mois de diminution en variation mensuelle. Certes, ce chiffre marque une décélération significative après les résultats des années 2021 (+17%) et 2022 (+15%). Mais cela ne permet aucunement de compenser le renchérissement du coût global d’une acquisition lié à l’augmentation des charges d’intérêts. Pourtant, en théorie, l’affaissement de la demande sur le marché aurait dû exercer une forte pression à la baisse sur les prix. Cependant, l’ampleur inédite depuis 1981 de la remontée des taux mortgage à 30 ans (près de +5 pp entre octobre 2021 et octobre 2023) a conduit à l’apparition d’un lock-in effect.

Ce phénomène reflète la réticence des ménages à s’engager dans un nouveau projet immobilier du fait du durcissement important des conditions d’emprunt. Un nouveau projet, en règle générale, conditionne l’achat d’un nouveau logement (via un prêt) à la revente du logement actuel, préalablement acquis à un taux relativement avantageux (le taux moyen à 30 ans était de 3,9% lors de la décennie précédente). À titre d’exemple, pour un emprunt de USD 300 000 sur 30 ans, une hausse du taux de 4% à 7% entraîne des mensualités plus élevées de près de 40%. Ainsi, les ménages ont « figé » le marché, ce qui a participé à l’assèchement du stock de logements anciens disponibles à la vente, déjà tendanciellement baissier (estimé à 1,06 million en 2023 par la National Association of Realtors contre 2,2 millions en moyenne entre 2010 et 2019). Ceci a eu pour conséquence de limiter la possibilité d’un rééquilibrage du marché par les prix et a participé à la détérioration du volume de ventes de logements existants.

Les ventes de logements neufs ont ainsi bénéficié d’un effet de report, apportant à ce segment de marché un dynamisme à rebours du reste des indicateurs. Ainsi, une divergence inédite entre les ventes dans le neuf (en hausse de 6,7% sur l’année 2023) et dans l’ancien (en baisse de 18,4%) est apparue. Il en a également résulté un effet positif sur l’investissement résidentiel (mesuré par les comptes nationaux), en redressement depuis le T3 2023, qui a mis fin à une série de neufs trimestres de contraction. Cette composante du PIB demeure toutefois (au T1 2024) très légèrement en deçà de son niveau de la fin 2019, les derniers progrès restant insuffisants toutefois pour compenser la phase de détérioration précédente (entre le T1 2021 et le T2 2023).

Un potentiel modéré de rebond

LE SENTIMENT DES CONSTRUCTEURS NE SUGGÈRE PAS DE FORTE REPRISE

Le potentiel de rebond du marché immobilier reste modéré à court terme, bien que l’orientation récente et le bas niveau de l’investissement résidentiel dans le PIB suggèrent des possibilités de rattrapage. Le rouge reste la couleur dominante de notre heatmap des principaux indicateurs , attestant d’une situation encore négative (cf. tableau). Surtout, le regain de dynamisme dans le neuf – qui, plus généralement, n’est structurellement pas en capacité de répondre seul, ou pour une part majoritaire, à la demande (le neuf représente 11,4% des ventes en moyenne depuis 1999) – s’est révélé relatif. D’une part, le résultat final de l’année 2023 est finalement assez modeste (665,5k logements vendus, en deçà du niveau de 2019). Ceci suggère une forme de spécificité de la demande actuelle de neuf, qui concernerait un segment d’acheteurs potentiels moins contraints par le nouveau régime de taux. D’autre part, la détérioration des permis de construire s’est atténuée, mais l’absence de rebond substantiel et durable témoigne de l’incertitude actuelle. Surtout, le secteur, côté offre, fait également face à nombre de difficultés, relatives à l’inflation des coûts, au renchérissement du crédit et à l’incertitude des perspectives. Le rebond récent du sentiment des constructeurs, mesuré par la NAHB, est toutefois à souligner (cf. graphique 7).

S’agissant de la demande, celle-ci reste aujourd’hui contrainte, comme en témoigne l’enquête du Conférence Board sur la confiance des consommateurs américains qui fait état d’un jugement déprimé sur les perspectives, d’un faible niveau des projets d’achats immobiliers et d’anticipations mal ancrées sur l’inflation et les taux d’intérêt. Si un reflux des taux d’intérêt pourrait soutenir la demande, une baisse significative des rendements obligataires à court terme paraît improbable, notamment du fait du jeu de l’offre et de la demande. En effet, l’augmentation du déficit public américain (5,9% du PIB en moyenne jusqu’en 2034 selon le Congressional Budget Office, hors changements législatifs) suggère une hausse des émissions de titres, accompagnée d’une moindre absorption du fait du resserrement quantitatif entrepris par la Fed. Nous prévoyons que, à la fin 2025, la fourchette haute de la cible de taux sera de 4,25% mais que le 10-Year Treasury Yield, actuellement à 4,47%, ne décroîtra pas en deçà de 4,20%. L’effet baissier sur les taux mortgage s’en trouvera limité, bien qu’une forme d’accoutumance et une réduction du spread pourraient avoir une influence positive. Par ailleurs, le Consensus prévoit un rétablissement très graduel des indicateurs, avec des ventes de logements existants qui atteindraient 4,2 millions en 2024 (+0,1 million) et 4,5 en 2025. Les permis de construire et les mises en chantier avoisineraient le chiffre de 1,5 million.


[1] Pour plus de détails sur les effets atténués du resserrement monétaire sur le marché immobilier résidentiel américain, voir : Housing is One Reason Not All Countries Feel Same Pinch of Higher Interest Rates, FMI - Lien

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE