Eco Perspectives

Brésil : Revers de médaille

06/02/2025
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L’économie a fini l’année 2024 en situation de surchauffe (réaccélération de l’inflation, tensions sur le marché du travail) créé notamment par le prolongement des soutiens publics. Cette situation a engendré en cours d’année une défiance accrue de la part des marchés. Celle-ci s’est cristallisée, en décembre, par d’importantes sorties de capitaux générant des tensions importantes sur la bourse, les taux d’intérêt et le taux de change provoquant une réaction défensive de la part de la banque centrale. En 2025, un tassement graduel de l’activité parait inévitable, la demande intérieure étant contrainte par des mesures de consolidation budgétaire, le durcissement des conditions de crédit, une inflation persistante et un climat des affaires dégradé. Les tensions commerciales et géopolitiques sur le plan international, constituent des facteurs supplémentaires de risque même si le Brésil affiche une certaine résilience face aux velléités protectionnistes américaines.

Indicateurs économiques du Brésil

Bilan 2024 : regards croisés

Le Brésil sort d’une année 2024 où les indicateurs macroéconomiques et financiers ont évolué de façon diamétralement opposée aux anticipations de la plupart des observateurs : l’activité et l’emploi se sont renforcés, l’inflation est repartie à la hausse et la politique monétaire s’est durcie. De surcroît, le réal a connu un plus bas historique et enregistré une baisse de 22% sur l’année tandis que la bourse a perdu 30% en dollars (contre une progression de 7,5% pour l’indice MSCI Emerging Markets et 11% en monnaie locale). Les rendements à 10 ans sur les obligations d’État sont passés de 10,3% début 2024 à 15,1% à la fin de l'année et le coût de l’assurance contre un défaut souverain à 5 ans s’est renchéri de près de 75 points de base sur l’année. Malgré un bilan globalement positif en matière de croissance et d’emploi, le President Luiz Inacio da Silva « Lula » a vu sa popularité s’effriter à un peu plus de la moitié de son mandat.

La défiance des marchés au cours de l’année s’explique en grande partie par i/ l’orientation expansionniste de la politique budgétaire ii/ les freins exercés par les partis de centre-droit à l’adoption des réformes qui auraient permis une augmentation des recettes fiscales. Bien que moins prononcée qu’en 2023, l’impulsion budgétaire[1] a participé à la réaccélération de l’inflation au S2 2024[2], directement en maintenant la production effective au-dessus de son niveau potentiel (output gap positif), et, indirectement via la dépréciation du change. La révision à la baisse des objectifs budgétaires (avril 2024), l’insuffisance des plans d’économies présentés par le gouvernement[3], et un déficit avoisinant finalement 9% du PIB (dont 7,2% de PIB de charge d’intérêts pour le gouvernement central) ont provoqué d’importantes tensions sur les marchés financiers. En décembre, celles-ci se sont matérialisées par une crise de confiance sur le réal et d’autres classes d’actifs, agités – de surcroit – par la remontée des risques politiques (hémorragie intracrânienne de Lula, débat sur sa succession au sein du Parti des Travailleurs). Les flux de capitaux nets sortants ont atteint en décembre près de USD 29 mds, un pic depuis 1982. Pour l’année 2024, les sorties nettes se sont établies à USD 18 mds (3e épisode le plus important depuis septembre 2008). Pour stabiliser le réal, les autorités monétaires ont injecté un peu plus de USD 30 mds en intervenant sur le marché des changes (au comptant et à terme) avec un impact dans l’ensemble très limité.

Le Brésil déjouera-t-il encore une fois les attentes en 2025 ? Le bras de fer engagé avec les marchés perdurera-t-il ? Quelles seront les implications du retour en force de Trump à la présidence américaine ?

Inflation et politique monétaire : à contre-courant

BRÉSIL : INTERVENTIONS PAR LA BCB SUR LE MARCHÉ DES CHANGES

A l’inverse de plusieurs émergents et pays avancés, les conditions financières au Brésil devraient se durcir davantage en 2025. Les pressions inflationnistes persisteraient à des niveaux supérieurs à l’objectif fixé par la banque centrale (BCB) sous l’effet conjugué de plusieurs facteurs : i/ la rigidité à la baisse des prix dans les services et un marché du travail tendu ; ii/ la faiblesse du réal[4] tant que les anticipations d’inflation ne convergent pas vers la cible ; et iii / sous l’effet du renforcement du dollar, conséquence de la politique commerciale américaine.

Depuis septembre, les autorités ont procédé à 275 points de base de hausse du taux directeur (SELIC) pour le porter à 13,25% fin janvier. Celui-ci pourrait culminer à 14,75% d’ici mai 2025 – un plus haut depuis 2006[5]. Le taux réel pourrait osciller à près de 10% - un plus haut en 20 ans et près du double du taux neutre – signe d’une politique monétaire très restrictive. Un tel niveau de taux devrait encourager les stratégies de portage (carry trade). En revanche, il pèsera sur la consommation des ménages et l’investissement.

Politique budgétaire : pris en étau

Depuis la prise de fonction de Lula, la politique budgétaire a permis de stimuler la croissance et réduire la pauvreté. Mais elle a accru les vulnérabilités inhérentes à un endettement public élevé (78% du PIB pour le gouvernement général fin 2024). Les autorités se retrouvent face à des marges de manœuvre limitées: i/ la hausse des taux d’intérêt va amplifier les déséquilibres budgétaires (hausse de la charge de la dette, ralentissement de l’activité et donc des recettes fiscales) ; ii/ la structure très rigide des dépenses – dont plusieurs postes sont protégés par la Constitution – et un Congrès fragmenté rendent les ajustements difficiles ; de surcroit, iii/ le mécanisme de contrôle budgétaire voté en 2023 a perdu en crédibilité ; et iv / la pression des marchés bride la capacité des autorités à réagir à des chocs de demande ou d’offre (aléas climatiques).

Pour restaurer la confiance des marchés et atteindre les objectifs de déficit primaire (i.e. hors intérêts) un nouveau plan de réduction des dépenses est nécessaire. Toutefois, pour améliorer les perspectives de moyen terme, c’est une réforme en profondeur des règles régissant les dépenses obligatoires qu’il faudrait mettre en œuvre (nouvelle réforme des retraites, décorrélation des allocations sociales et des pensions du salaire minimum, suppression des planchers de dépenses pour la santé et l’éducation). La plupart de ces mesures entrent en conflit avec le programme économique du président Lula. L’hypothèse d’un recalibrage crédible des dépenses – en dépit des coûts politiques que cette action engendrerait - semble cependant l’issue la plus probable. Se soustraire aux contraintes de marchés pourrait potentiellement se révéler plus onéreux en doublant les effets macroéconomiques (accélération de l’inflation,) d’une instabilité des prix des actifs financiers (crise de change, explosion du coût de la dette).

Activité : modération en vue

BRÉSIL : BONNE RÉSISTANCE DE L’ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE

Au vu de l’environnement de taux d’intérêt très restrictif, des contraintes qui pèsent sur la politique budgétaire, et des incertitudes concernant la demande externe, notre scénario central table sur une progression du PIB réel de 2,1% en 2025 après une année 2024 où l’économie a été en surchauffe.[6]. L’acquis de croissance de 2024, combiné à des perspectives favorables dans le secteur agricole, explique le maintien de la croissance au-dessus de 2%. La croissance reviendrait vers son potentiel, ce qui devrait favoriser la résorption progressive des tensions sur les salaires et l’emploi. Ce scénario fait l’hypothèse d’un ralentissement de l’activité plus marqué au S2 2025, même si certains indicateurs annoncent, d’ores et déjà, les prémisses d’un tassement (ralentissement dans la création d’emplois, décélération du crédit, baisse de la confiance). Cette prévision est assortie de plusieurs risques haussiers en particulier si les autorités recourent, comme par le passé, à des leviers extra-budgétaires pour dynamiser l’activité (ingérence dans les politiques d’investissement des grandes entreprises d’État, stimulation de l’activité de prêts des banques publiques). Par ailleurs, la faiblesse du réal et des matières premières pourraient apporter un soutien plus important que prévu aux exportations en volume. Les effets d’aléas climatiques sur la production agricole et le coût de l’énergie constituent, à l’inverse, des risques baissiers autour de la projection centrale.

Le Brésil face au protectionnisme américain

Le Brésil semble a priori moins vulnérable aux menaces protectionnistes du nouveau président américain que d’autres émergents (e.g Mexique). Tout d’abord, le Brésil est peu intégré dans les chaines de valeurs mondiales et est une des économies les plus fermées au monde[7]. Ensuite, les États-Unis n’affichent pas de déficit commercial avec le pays. Enfin, le Brésil exporte trois fois plus à destination de la Chine que des États-Unis. Pour autant, les États-Unis restent un partenaire économique majeur : ils représentent 10% des exportations brésiliennes (USD 75 mds en 2023) et sont la première destination des exportations de produits manufacturés. Ils sont le troisième fournisseur du Brésil et la première source d’investissements directs étrangers. Des simulations à l’aide du modèle GTM de l’OMC indiquent, par ailleurs, que certains secteurs brésiliens seraient particulièrement vulnérables à l’imposition de droits de douanes de 20% par les États-Unis (pétrole, métaux, équipements de transports). Au-delà du canal commercial, les répercussions de la politique américaine sur le dollar et les taux d’intérêt mondiaux peuvent peser sur la croissance et la politique monétaire brésilienne. Enfin, le rapprochement opéré par le gouvernement du président Lula avec la Chine (les deux pays ont signé 37 nouveaux accords de coopération stratégique au lendemain du G20 fin novembre), les tensions historiques entre la justice brésilienne et Elon Musk, ainsi que la volonté de Lula de se détourner du dollar pourraient placer le Brésil dans le collimateur de Washington.

Achevé de rédiger le 31 janvier 2025


[1]Variation en glissement annuel du solde structurel primaire (excluant les effets conjoncturels et la charge d’intérêts).

[2]L’inflation a clôturé l’année 2024 à 4,8 % sur un an – au-dessus du plafond de l’objectif de 3 % +/- 1,5 point de pourcentage. C’est la 8e fois depuis la mise en place du ciblage de l’inflation en 1999, que les autorités monétaires ne parviennent pas à atteindre l’objectif. D’après la BCB, le surplus d’inflation en 2024 serait entre autres imputable à i/ l’inflation importée (+0,7pp), ii/ l’effet de l’inflation passée sur les prix courants (inertie dans les contrats notamment, +0,5pp), iii/ la persistance d’un output gap positif (+0,5 pp) et les anticipations d’inflation (+0,3 pp).

[3]Le dernier en date, présenté en novembre, dévoilait une réduction des dépenses s’élevant à environ USD 12 mds au cours des deux prochaines années, en limitant, notamment la hausse du salaire minimum et de certaines allocations sociales, ainsi que l’abrogation de certains privilèges pour les militaires. La présentation conjointe d’une réforme de l’impôt sur le revenu (destinée à alléger la fiscalité de la classe moyenne) a été beaucoup moins bien reçue en raison notamment de son caractère procyclique.

[4] Une étude publiée par la BCB dans le rapport d’inflation du T2 2024 estime que, toute chose égale par ailleurs, une hausse permanente 10% du taux de change ajoute près d’un point de pourcentage à l’inflation globale.

[5]À sa réunion de décembre, la BCB a réintroduit sa politique de forward guidance annonçant des hausses de 100 pbs à ses réunions de janvier et de mars.

[6]Pour rappel, le niveau de chômage est, selon les estimations, entre 2 et 3 points en deçà du niveau jugé non-inflationniste (NAIRU : ~8.5% et 9.5%). Au T4 2024, les salaires affichaient une progression proche de 5% en termes réels.

[7]Importations + exportations ne représentaient que 34% du PIB en 2023 contre 95% en moyenne dans le monde. La sensibilité du PIB aux exports est donc moindre.

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