Dans un contexte de concurrence internationale renforcée et de tensions commerciales liées à la nouvelle politique tarifaire des États-Unis, l’économie allemande voit ses moteurs de croissance traditionnels remis en question. À court terme, la hausse des droits de douane imposée par l’administration Trump pèsera sur les exportations et accentuera le climat d’incertitude économique. Le futur gouvernement prépare un ensemble de réformes d’envergure pour y faire face. Parmi elles, un plan d’investissement ambitieux, centré sur les infrastructures et la défense, pourrait amorcer une transformation structurelle de l’économie. Mais ses effets se feront surtout sentir à moyen terme. Par ailleurs, le réarmement européen offre à l’Allemagne l’opportunité de réorganiser son industrie en s’appuyant sur ses filières stratégiques.
Face aux chocs extérieurs, l’Allemagne réforme son économie
Croissance et inflationLa stagnation du PIB allemand entre fin 2021 et fin 2024 s’explique principalement par le recul des exportations, qui furent longtemps un moteur de la croissance du pays. Elles ont diminué de 4,2% en volume entre le T4 2022 et le T4 2024, reflétant une perte de part de marché à l’exportation liée à la montée en puissance de concurrents asiatiques dans plusieurs secteurs (automobile, chimie, équipements électriques), et à une perte de compétitivité industrielle (coûts élevés de l’énergie).
La nouvelle politique tarifaire américaine risque d’aggraver les pressions existantes. Les États-Unis constituent, en effet, un marché clé pour l’Allemagne avec 10,4% des exportations allemandes en 2024. Une augmentation des droits de douane (+25% sur les véhicules importés, +20% sur les biens en provenance de l’UE[1]) pourrait entraîner une baisse de la demande et/ou une compression des marges, selon que le surcoût sera, ou non, répercuté sur les consommateurs finaux. L’économie allemande s’expose, en outre, aux effets indirects des hausses tarifaires américaines sur les partenaires commerciaux de l’Allemagne. Le gouverneur de la Bundesbank, J. Nagel, a ainsi estimé que la politique tarifaire américaine pourrait amputer le PIB allemand de 1,5 point à l’horizon 2027.
Le plan d’investissement, lancé par la coalition formée après les élections de février, pourrait atténuer les effets de ce choc à condition d’être mis en œuvre rapidement et de manière ciblée. Ce plan repose sur deux piliers : i/ EUR 500 mds d’investissements publics dans les infrastructures sur douze ans (dont 100 mds alloués aux Länder et 100 mds pour la transition bas carbone), ii/ l’exclusion de la règle du frein à l’endettement de toutes les dépenses militaires (dont l’aide à l’Ukraine) supérieures à 1% du PIB. Nous anticipons une croissance de +0,4% en 2025, puis de +1% en 2026. Les effets de ce plan devraient surtout se faire sentir à moyen terme, en renforçant le potentiel de croissance.
Le marché du travail en voie de transformation
Les perspectives d’emploi en Allemagne sont contrastées et le marché du travail est fragilisé. Ainsi, entre début 2023 et février 2025, le taux de chômage est passé de 2,9% à 3,5%. L’année 2024 a vu la suppression de 26 000 emplois, essentiellement dans l’industrie et la construction, tandis que le sous-emploi augmente depuis 2022 (+17% entre mai 2022 et septembre 2024 selon les dernières données disponibles). Dans ce contexte, les nouvelles barrières douanières américaines pourraient aggraver les difficultés rencontrées par certaines filières exportatrices, comme l’automobile ou la chimie, qui sont très dépendantes du marché nord-américain.
Le nouveau plan d’investissement public devrait toutefois soutenir le marché de l’emploi. Dans le cadre du volet réarmement, la demande de main-d’œuvre devrait se concentrer sur la construction, l’industrie, la défense et les services connexes. Certaines branches, comme la métallurgie ou les équipements électriques, pourraient aussi en bénéficier en réorientant leur production vers les besoins liés à la défense et au marché intérieur. À moyen terme, les investissements dans les infrastructures publiques et la transition bas carbone pourraient favoriser une montée en gamme de l’économie et dynamiser l’emploi qualifié. Ce serait le cas, notamment, des énergies renouvelables, des infrastructures numériques et de la R&D. Cette dynamique pourrait toutefois raviver les difficultés de recrutement dans certaines filières, et accentuer les pressions salariales.
Les salaires négociés ont continué de progresser mais à un rythme ralenti (+5,8% a/a contre +8,9% a/a au T3). Un relèvement du salaire minimum horaire (de EUR 12,82 actuellement à EUR 15) a, par ailleurs, été annoncé par la nouvelle coalition.
Les pressions inflationnistes persistent
L’inflation harmonisée s’est établie à 2,3% a/a en mars 2025 et l’inflation sous-jacente à 2,6% a/a, en recul par rapport à février (2,6% et 2,7% respectivement), grâce à la poursuite de la baisse des prix de l’énergie et au ralentissement de l’inflation dans les services, qui reste néanmoins soutenue (+3,5% en mars). Le rythme de progression des salaires tend également à se modérer. Nous prévoyons une stabilisation de l’inflation dans les prochains?mois. Elle s’élèverait à 2,3% en moyenne annuelle en 2025, puis à 2,0% en 2026. Un tel rythme pourrait être considéré comme élevé et donc peser sur la confiance des ménages et entraver la reprise de la consommation.
De plus, la mise en œuvre du plan d’investissement en Allemagne, combinée à la montée en charge des dépenses de défense au niveau européen, pourrait renforcer les tensions sur l’offre. Des goulets d’étranglement dans les chaînes d’approvisionnement risqueraient d’exercer de nouvelles pressions inflationnistes. Par ailleurs, des risques inflationnistes liés à la hausse des droits de douane américains existent, surtout si l’Union européenne décide de riposter.
Vers la fin d’une rigueur budgétaire extrême et davantage de réformes structurelles
L’augmentation des dépenses publiques devrait être essentiellement financée par l’emprunt. Des économies budgétaires sont certes envisagées (réduction de la bureaucratie, réforme des aides sociales), mais leurs retombées économiques ne seront pas immédiates.
Cette orientation budgétaire entraînera une hausse du déficit et de la dette. Les risques restent maîtrisés?: avec une dette publique à 62,9% du PIB en 2024, l’Allemagne conserve d’importantes marges de manœuvre. En revanche, cela expose la soutenabilité budgétaire à un environnement de taux d’intérêt plus élevé. Le déficit public est attendu à -2,9% du PIB en 2025, puis -3,5% en 2026, avec une dette atteignant 64,6% du PIB à l’horizon 2026 et 70% en 2030. Les taux à dix ans, qui ont bondi de 40 pb au lendemain de l’annonce du plan de dépense, devraient rester durablement plus élevés. Ces prévisions budgétaires risquent toutefois d’être révisées. En effet, le durcissement nord-américain devrait peser sur les perspectives de croissance.
Sur le front des réformes, outre le plan d’investissement, la nouvelle coalition prévoit de revoir la fiscalité des entreprises et des ménages, de baisser les prix de l’électricité, d’assouplir le marché du travail, de refondre les aides sociales et de durcir la politique migratoire. L’entrée en fonction du gouvernement, prévue début mai, marquera le lancement opérationnel de ce programme.
Le réarmement européen, au secours du commerce extérieur ?
Allemagne : Taux d'utilisation des capacités de productionLa balance courante reste excédentaire (+EUR 230 mds en 2024), malgré l’érosion de l’excédent commercial due à la baisse des exportations de biens. La balance des services, quant à elle, reste déficitaire depuis 2021 (-EUR 20 mds en 2024) à cause du tourisme.
Hors UE, les perspectives à l’export se détériorent encore face au durcissement de la politique commerciale américaine, qui vient s’ajouter aux défis posés par la montée en puissance de la Chine.
À l’inverse, les échanges intra-européens pourraient s’intensifier à partir de 2026 dans le cadre du réarmement européen. L’Allemagne est bien positionnée pour répondre à la hausse des investissements de défense grâce à son industrie spécialisée dans les machines et équipements, la?métallurgie, les équipements électriques et la chimie, qui peuvent constituer des intrants pour la défense (voir notre focus). Le plan d’investissement public, qui doit encore être finalisé, pourrait également favoriser les circuits intra-européens en privilégiant les entreprises européennes dans les appels d’offres. Toutefois, ces évolutions devraient réduire encore l’excédent sur les biens, l’Allemagne s’apprêtant à investir davantage que les autres principaux pays européens.
Focus | Réarmement européen et relance industrielle : une opportunité pour l’Allemagne
Face aux tensions géopolitiques persistantes et à l’affaiblissement du soutien militaire américain, les pays européens prévoient d’augmenter fortement leurs dépenses militaires. Ce tournant stratégique représente une opportunité économique pour l’industrie allemande.
L’Allemagne dispose, en effet, d’un tissu industriel robuste. Des groupes comme Rheinmetall, ThyssenKrupp, Hensoldt ou Diehl jouent un rôle central dans l’industrie de la défense, avec l’appui d’un réseau d’entreprises spécialisées en mécanique, électronique ou matériaux avancés. Entre 2020 et 2024, le pays représentait 2,6% des exportations mondiales d’armement (SIPRI) et participait activement aux programmes de défense européens.
Le contexte est favorable, de nombreuses capacités industrielles étant aujourd’hui sous-utilisées. Selon la Commission européenne, le taux d’utilisation des capacités de production dans les secteurs clés (moyenne non pondérée du textile, la chimie, les plastiques et le caoutchouc, la métallurgie, les machines et équipements) était de 74% sur les trois derniers trimestres, soit 8,3 points de moins que sur la moyenne 2010-2025 (cf. graphique 2). Certaines entreprises commencent déjà à réorienter leurs activités vers le secteur de la défense. Cela permettrait de mobiliser les ressources disponibles sans alimenter l’inflation.
Des freins à l’adaptation du tissu productif subsistent toutefois. L’accélération des procédures et la simplification des règles administratives, prévues par le futur gouvernement, permettraient de répondre efficacement aux nouveaux besoins.
Achevé de rédiger le 17 avril 2025
[1] Les droits de douane sur les véhicules importés sont en vigueur depuis le 2 avril. L’entrée en application des droits de douane réciproques sur les biens importés de l’UE a été reportée au 8 juillet prochain, un taux intermédiaire de 10% s’appliquera entre temps.