Dans la zone euro, le taux d’épargne des ménages dépassait fin 2024 les niveaux qui prévalaient avant la crise de la Covid-19. Parmi les quatre grandes économies de la zone euro, la France ne fait pas exception. Cette évolution s’est accompagnée d’une hausse de l’investissement en logement neuf uniquement en Espagne et en Italie. En France et en Allemagne, cette épargne supplémentaire est de nature exclusivement financière. Les facteurs à l’origine de ce niveau élevé du taux d’épargne financière n’interdiront pas sa baisse en 2025, mais la contiendront.
Pour mémoire, la théorie keynésienne définit l’épargne comme « la fraction non consommée du revenu » (l’épargne brute en comptabilité nationale). Le flux d’épargne brute est ainsi subdivisé en une composante réelle, l’investissement en logement neuf, d’une part, et en une composante financière, la partie de l’épargne brute non consacrée à l’investissement en logement neuf, d’autre part. Celle-ci est égale à la fraction du revenu qui n’est ni consommée ni investie dans le logement neuf ou, en d’autres termes, la capacité de financement des ménages. La prise en considération du crédit bancaire complique quelque peu l’analyse puisque les flux de crédits constituent une ressource, au même titre que les revenus, susceptibles de financer la consommation, l’investissement ou les placements financiers[1]. En vertu des conventions de comptabilité nationale, les flux de crédits sont appréhendés comme un emploi négatif dans le calcul du taux d’épargne : ils sont imputés à l’épargne financière. La capacité de financement constitue ainsi, en quelque sorte, la charnière entre les comptes non financiers et les comptes financiers. Elle est, en théorie[2], égale aux flux de placements financiers bruts diminués des flux de crédit.
En France, depuis le troisième trimestre 2022, la part de leur revenu que les ménages consacrent à l’investissement neuf recule, ce qui traduit une baisse du taux d’épargne réelle. Cette baisse a d’abord été compensée par la hausse du taux d’épargne financière jusqu’à la fin de 2023 mais ce n’est plus le cas depuis 2024. La hausse du taux d’épargne financière est désormais plus importante que la baisse du taux d’épargne réelle, ce qui entraîne une remontée du taux d’épargne globale. Au troisième trimestre 2024, ce taux d’épargne globale des ménages culminait à 18,2 % de leur revenu disponible brut (contre 17,2% au quatrième trimestre 2023), dont 8,8% au titre de l’épargne financière (7,3%). Au cours de même trimestre, dans la zone euro, le taux d’épargne enregistrait sa première baisse après deux années de hausse ininterrompue (15,3% au troisième trimestre 2024 après 15,6% au deuxième trimestre et 14,6% au quatrième trimestre 2023).
En France, le taux d'épargne financière des ménages était sensiblement plus élevé en 2023 et 2024 qu'avant la crise sanitaireComme l’illustre notre graphique, la hausse du taux d’épargne financière en France ne coïncide pas toujours avec celle des flux de placements financiers. Au contraire, ceux-ci se replient depuis 2022 sous l’influence de la contraction des flux de crédit et de la création monétaire moindre qui en a découlé.
Le constat peut être étendu aux principaux pays de la zone euro où le taux d’endettement des ménages recule depuis fin 2020, un processus amplifié par la remontée des taux d’intérêt en 2022 et 2023.
Parmi les facteurs fréquemment avancés pour expliquer la poursuite de la hausse du taux d’épargne, nonobstant le contexte de désinflation, figure d’abord le motif de précaution keynésien, du fait notamment des incertitudes politiques et géopolitiques. Vient ensuite l’équivalence ricardienne (hausse d’impôts anticipée) dans un contexte de détérioration des finances publiques (Belgique, France, Italie). L’effet Pigou est souvent invoqué. Il traduit l’effort d’épargne supplémentaire consenti par des ménages désireux de reconstituer la valeur réelle de leur patrimoine financier, que la résurgence de l’inflation entre 2021 et 2023 a érodé. Autre phénomène connu, l’effet d’entraînement négatif de la baisse des achats immobiliers, qui pèse sur les dépenses de consommation liées à l’équipement du logement. La part croissante des revenus financiers peut compléter cette liste (mais elle est toutefois appelée à s’amoindrir avec la poursuite des baisses des taux du marché monétaire et de l’épargne réglementée en France en 2025), à l’image des 16,80 milliards d’euros d’intérêts versés sur le Livret A et le Livret de développement durable et solidaire (LDDS) en 2024, automatiquement crédités sur les produits d’épargne et plus volontiers épargnés que consommés.
D’autres pistes peuvent être esquissées. La production nouvelle de crédit, notamment à l’habitat, extrêmement dynamique durant la période de taux bas, se traduit aujourd’hui par des flux de remboursements relativement élevés. Le ménage qui rembourse un emprunt voit ses dépôts bancaires débités du montant de la mensualité : toute chose égale par ailleurs, son flux d’épargne financière est donc inchangé et le remboursement n’affecte de prime abord pas son taux d’épargne financière. Cette vision pourrait néanmoins se heurter à la volonté dudit ménage de préserver ses flux de placements financiers - pour les motifs évoqués – et donc de devoir réduire, dans ce dessein, ses dépenses de consommation. L’influence des remboursements sur l’épargne financière et la consommation est cependant remise en cause par un document de travail du FMI, publié en 2021[3]. En s’appuyant sur un échantillon de 39 pays avancés et émergents entre 1980 et 2019, celui-ci suggère que les crédits nouveaux joueraient empiriquement un rôle beaucoup plus important dans l’évolution des flux de crédit que les remboursements. Ces mêmes travaux montrent qu’un désendettement des ménages (mesuré par la baisse du ratio d’endettement au revenu) ne s’accompagne pas de manière systématique d’une hausse du taux d’épargne, notamment lorsque la baisse de l’endettement provient de prêts à l’habitat (et non de prêts à la consommation).
Il convient, enfin, d’évoquer un dernier facteur, celui dit« de la mise de fonds » (down payment [4]), qui reflète la préoccupation d’épargner en vue de se constituer un apport personnel plus consistant en vue d’acquérir un logement ou un bien durable. Cet arbitrage intertemporel est sans doute plus prégnant dans les pays où les prix des logements ont fortement progressé depuis 2000 et demeurent historiquement élevés (France, Allemagne). Il est a contrario moins significatif[5] dans les pays où les prêts à taux variable sont davantage distribués, lesquels bénéficient plus de la baisse des taux de la BCE, ce qui réduit la nécessité de renforcer l’apport personnel futur. Cet argument vaut également sur le marché automobile où le coût élevé de la transition électrique pourrait inciter certains ménages à renforcer leur épargne financière, en vue de se constituer un apport préalable à l’acquisition (ou à la location) d’un véhicule plus onéreux.
Ces éléments justifient des taux d’épargne, principalement financière, structurellement plus élevés qu’ils ne l’étaient avant la crise sanitaire. En revanche - et fort heureusement -, ces facteurs ne sont pas incompatibles avec des baisses des taux d’épargne à la faveur de la désinflation en cours, à condition que l’incertitude et les craintes en matière de chômage ne s’aggravent pas. L’ampleur de ces baisses déterminera, dans une large mesure, l’intensité de la reprise de la demande intérieure en France et dans la zone euro.